Ce n’était point un lion qu’Arthur Pym sentait sur sa poitrine, c’était un jeune chien, blanc de poil, Tigre, son terre-neuve, qui avait été introduit à bord par Auguste Barnard, sans avoir été aperçu de personne, – circonstance assez invraisemblable, il faut en convenir. En ce moment, le fidèle animal, qui avait pu rejoindre son maître, lui léchait le visage et les mains avec toutes les marques d’une joie extravagante.

Le prisonnier avait donc un compagnon. Par malheur, pendant son évanouissement, ledit compagnon avait bu l’eau de la cruche, et, lorsque Arthur Pym voulut se désaltérer, elle n’en contenait plus une seule goutte. Sa lanterne éteinte – car l’évanouissement avait duré plusieurs jours –, ne trouvant plus ni le phosphore ni les bougies, il résolut de reprendre contact avec Auguste Barnard. Sorti de sa cachette la corde le conduisit vers la trappe, bien qu’il fût d’une extrême faiblesse par suffocation et inanition. Mais, au cours de son trajet, une des caisses de la cale, déséquilibrée par le roulis, vint à tomber et lui ferma tout passage. Que d’efforts il employa à franchir cet obstacle, et, en pure perte, puisque, parvenu à la trappe, placée sous la cabine d’Auguste Barnard, il ne put la soulever. En effet, avec son couteau introduit à travers l’un des joints, il sentit qu’une pesante masse de fer reposait sur la trappe, comme si l’on avait voulu la condamner. Aussi dut-il renoncer à son projet, et, se traînant à peine, retourner vers la caisse, où il tomba épuisé, tandis que Tigre le couvrait de ses caresses.

Le maître et le chien mouraient de soif, et, lorsque Arthur Pym étendait sa main, il trouvait Tigre couché sur le dos, ses pattes en l’air, avec une légère érection du poil. Ce fut, en le tâtant de la sorte, que sa main rencontra une ficelle nouée autour du corps du chien. À cette ficelle était attachée une bande de papier, précisément sous l’épaule gauche de l’animal.

Arthur Pym se sentait au dernier degré de la faiblesse. Sa vie intellectuelle était presque anéantie. Cependant, après plusieurs tentatives infructueuses pour se procurer de la lumière, il parvint à frotter le papier d’un peu de phosphore, et, alors – on ne saurait se figurer quels minutieux détails se succèdent dans ce récit d’Edgar Poe –, ces mots effrayants apparurent… les sept derniers mots d’une phrase, qu’une légère lueur éclaira pendant un quart de seconde : … sang… restez caché… votre vie en dépend…

Que l’on imagine la situation d’Arthur Pym, à fond de cale, entre les parois de cette caisse, sans lumière, sans eau, n’ayant plus que d’ardentes liqueurs pour étancher sa soif !… Et cette recommandation, qui lui arrivait, de rester caché, précédée du mot sang, – ce mot suprême, ce roi des mots, si riche de mystère, de souffrance, de terreur !… Y a-t-il donc eu lutte à bord du Grampus ?… Le brick a-t-il été attaqué par des pirates ?… Est-ce une révolte de l’équipage ?… Depuis combien de temps dure cet état de choses ?…

On pourrait croire que, dans l’effroyable de cette situation, le prodigieux poète a épuisé les ressources de ses facultés imaginatives ?… Il n’en est rien… Sa génialité débordante l’a entraîné plus loin encore !…

En effet, voici qu’Arthur Pym, étendu sur son matelas, en proie à une sorte de léthargie, entend un sifflement singulier, un souffle continu… C’est Tigre qui halète… c’est Tigre dont les yeux étincellent au milieu de l’ombre… c’est Tigre dont les dents grincent… c’est Tigre qui est enragé…

Au comble de l’épouvante, Arthur Pym reprit assez de force pour échapper aux morsures de l’animal qui s’était précipité sur lui. Après s’être enveloppé d’une couverture que déchirèrent les crocs blancs du chien, il s’élança hors de la caisse dont la porte se referma sur Tigre, qui se débattait entre les panneaux…

Arthur Pym parvint à se glisser à travers l’arrimage de la cale. La tête lui tournant alors, il tomba contre une malle, tandis que son couteau lui échappait de la main.

Au moment où il allait peut-être exhaler son dernier soupir, il entendit prononcer son nom… Une bouteille d’eau, portée à sa bouche, se vidait entre ses lèvres… Il revenait à la vie, après avoir aspiré longuement, d’une haleine, cette boisson exquise, – volupté la plus parfaite de toutes…

À quelques instants de là, en un coin de la cale, aux clartés d’une lanterne sourde, Auguste Barnard faisait à son camarade le récit de ce qui s’était passé à bord depuis le départ du brick.

Jusqu’ici, je le répète, cette histoire est admissible ; mais nous ne sommes pas encore aux événements dont « l’extraordinaireté » défie toute vraisemblance.

L’équipage du Grampus se montait à trente-six hommes, compris Barnard père et fils. Après que le brick eut mis à la voile, le 20 juin, plusieurs tentatives avaient été faites par Auguste Barnard pour rejoindre Arthur Pym dans sa cachette, – tentatives vaines. À trois ou quatre jours de là, une révolte éclatait à bord. C’était le maître coq qui la dirigeait, – un Nègre comme notre Endicott de l’Halbrane, lequel, je me hâte de le dire, n’est pas homme à jamais se rebeller.

De nombreux incidents sont rapportés dans le roman, massacres qui coûtèrent la vie à la plupart des matelots restés fidèles au capitaine Barnard, puis, par le travers des Bermudes, abandon, dans une des petites baleinières, dudit capitaine et de quatre hommes, dont on ne devait plus avoir aucune nouvelle.

Auguste Barnard n’eût point été épargné, sans l’intervention du maître-cordier du Grampus, Dirk Peters, un métis de la tribu des Upsarokas, fils d’un marchand de pelleteries et d’une Indienne des Montagnes-Noires, – celui-là même que le capitaine Len Guy avait eu la prétention de retrouver dans l’Illinois…

Le Grampus fit route au sud-ouest, sous le commandement du second, dont l’intention était de se livrer à la piraterie en courant les mers du Sud.

À la suite de ces événements, Auguste Barnard aurait bien voulu rejoindre Arthur Pym. Mais on l’avait enfermé dans la chambre de l’équipage, les fers aux pieds et aux mains, et le maître coq lui affirma qu’il n’en sortirait que « quand le brick ne serait plus un brick ». Cependant, quelques jours après, Auguste Barnard parvint à se délivrer de ses menottes, à découper la mince cloison qui le séparait de la cale, et, suivi de Tigre, il essaya d’arriver jusqu’à la cachette de son camarade. S’il ne put y réussir, le chien, par bonheur, avait « senti » Arthur Pym, ce qui donna à Auguste Barnard l’idée d’attacher au cou de Tigre un billet contenant ces mots : « Je griffonne ceci avec du sang… restez caché… votre vie en dépend… »

Ce billet, on le sait, Arthur Pym l’avait reçu. Ce fut alors que, mourant de faim et de soif, il se glissa dans la cale, où le bruit du couteau, qui lui échappa des mains, attira l’attention de son camarade, lequel put enfin arriver jusqu’à lui.

Après avoir raconté ces choses à Arthur Pym, Auguste Barnard ajouta que la division régnait parmi les révoltés. Les uns voulaient conduire le Grampus vers les îles du Cap-Vert ; les autres – et Dirk Peters se prononçait dans ce sens – étaient décidés à faire voile vers les îles du Pacifique.

Quant au chien Tigre que son maître avait cru enragé, il ne l’était pas. C’était une soif dévorante qui l’avait mis en cet état de surexcitation, et, finalement, peut-être aurait-il été atteint d’hydrophobie, si Auguste Barnard ne l’avait ramené au gaillard d’avant.

Vient alors une importante digression sur l’arrimage des marchandises dans les navires de commerce, – arrimage d’où dépend en grande partie la sécurité du bord. Or, celui du Grampus ayant été très négligemment établi, le matériel se déplaçant à chaque oscillation, Arthur Pym ne pouvait sans danger demeurer dans la cale. Heureusement, avec l’aide d’Auguste Barnard, il parvint à gagner un coin de l’entrepont, près du poste de l’équipage.

Cependant le métis ne cessait de témoigner grande amitié au fils du capitaine Barnard. Aussi ce dernier se demandait-il si l’on ne pourrait compter sur le maître-cordier pour essayer de reprendre possession du navire ?…

Treize jours s’étaient écoulés depuis le départ de Nantucket, lorsque, le 4 juillet, une violente discussion éclata entre les révoltés, à propos d’un petit brick signalé au large, que les uns voulaient poursuivre, les autres laisser échapper. Il s’ensuivit la mort d’un matelot appartenant au parti du maître coq, auquel s’était rallié Dirk Peters, – parti opposé à celui du second.

Il n’y avait plus que treize hommes à bord, en comptant Arthur Pym.

Ce fut dans ces circonstances qu’une effroyable tempête vint bouleverser ces parages. Le Grampus, horriblement secoué, faisait de l’eau par ses coutures. Il fallut constamment manœuvrer la pompe et même appliquer une voile sous l’avant de la coque pour éviter de remplir.

Cette tempête prit fin le 9 juillet, et, ce jour-là, Dirk Peters ayant manifesté l’intention de se débarrasser du second, Auguste Barnard l’assura de son concours, sans lui révéler, toutefois, la présence d’Arthur Pym à bord.

Le lendemain, un des matelots fidèles au maître coq, le nommé Rogers, mourut dans des spasmes, et l’on ne mit pas en doute que le second l’eût empoisonné.