Gratian débarqua après lui, tandis que Francis maintenait le canot par la chaîne du grappin.

Tous deux rampèrent alors jusqu’au cadavre, le tirèrent l’un par les jambes, l’autre par les bras, et l’embarquèrent.

En quelques coups d’avirons, le bosseman eut rejoint la goélette.

Le cadavre, congelé de la tête aux pieds, fut déposé à l’emplanture du mât de misaine.

Aussitôt le capitaine Len Guy alla vers lui et le considéra longuement, comme s’il eût cherché à le reconnaître.

Ce corps était celui d’un marin, vêtu d’une grossière étoffe, pantalon de laine, vareuse rapiécée, chemise d’épais molleton, ceinture entourant deux fois sa taille. Nul doute que sa mort remontât à plusieurs mois déjà, – peu après, probablement, que cet infortuné eût été entraîné par la dérive…

L’homme que nous avions ramené à bord ne devait pas avoir plus d’une quarantaine d’années, bien que ses cheveux fussent grisonnants. Sa maigreur était effrayante, – un squelette dont l’ossature saillait sous la peau. Il avait dû subir les affreuses tortures de la faim, pendant ce trajet d’au moins vingt degrés depuis le cercle polaire antarctique.

Le capitaine Len Guy venait de relever les cheveux de ce cadavre, conservé par le froid. Il lui redressa la tête, il chercha son regard sous les paupières collées l’une à l’autre, et enfin ce nom lui échappa avec un déchirement de sanglot :

« Patterson… Patterson !

– Patterson ?… » m’écriai-je.

Et il me sembla que ce nom, si commun qu’il fût, tenait par quelque lien à ma mémoire !… Quand l’avais-je entendu prononcer, – ou bien ne l’avais-je pas lu quelque part ?…

Alors le capitaine Len Guy, debout, parcourut lentement l’horizon des yeux, comme s’il allait donner l’ordre de mettre le cap au sud…

En ce moment, sur un mot de Jem West, le bosseman plongea sa main dans les poches du cadavre. Il en retira un couteau, un bout de fil de caret, une boîte à tabac vide, puis un carnet de cuir, muni d’un crayon métallique.

Le capitaine Len Guy se retourna, et, au moment où Hurliguerly tendait le carnet à Jem West :

« Donne », dit-il.

Quelques feuillets étaient couverts d’une écriture que l’humidité avait presque entièrement effacée. Mais la dernière page portait des mots déchiffrables encore, et peut-on imaginer de quelle émotion je fus saisi, lorsque j’entendis le capitaine Len Guy lire d’une voix tremblante :

« La Jane… île Tsalal… par quatre-vingt trois… Là… depuis onze ans… Capitaine… cinq matelots survivants… Qu’on se hâte de les secourir… »

Et, sous ces lignes, un nom… une signature… le nom de Patterson…

Patterson !… Je me souvins alors !… C’était le second de la Jane… le second de cette goélette qui avait recueilli Arthur Pym et Dirk Peters sur l’épave du Grampus… la Jane, conduite jusqu’à cette latitude de l’île Tsalal… la Jane attaquée par les insulaires et anéantie par l’explosion !…

Tout cela était donc vrai !… Edgar Poe avait donc fait œuvre d’historien, non de romancier !… Il avait donc eu communication du journal d’Arthur Gordon Pym !… Des relations directes s’étaient donc établies entre eux !… Arthur Pym existait ou plutôt il avait existé… lui… un être réel !… Et il était mort – d’une mort soudaine et déplorable, dans des circonstances non révélées, avant qu’il eût complété le récit de son extraordinaire voyage !… Et jusqu’à quel parallèle s’était-il élevé en quittant l’île Tsalal avec son compagnon Dirk Peters, et comment tous deux avaient-ils pu être rapatriés en Amérique ?…

Je crus que ma tête allait éclater, que je devenais fou, moi qui accusais le capitaine Len Guy de l’être !… Non ! j’avais mal entendu… j’avais mal compris !… Cela n’était que pure extravagance de mon cerveau !…

Et, pourtant, comment récuser ce témoignage trouvé sur le corps du second de la Jane, de ce Patterson, dont le dire si affirmatif s’appuyait de dates certaines ?… Et, surtout, comment conserver un doute, après que Jem West, plus calme, fut parvenu à déchiffrer ces autres lambeaux de phrases :

« Entraîné depuis le 3 juin dans le nord de l’île Tsalal… Là… encore… capitaine William Guy et cinq des hommes de la Jane… Mon glaçon dérive à travers la banquise… nourriture va me manquer… Depuis le 13 juin… épuisé mes dernières ressources… Aujourd’hui… 16 juin… plus rien… »

Ainsi, il y avait près de trois mois que gisait le corps de Patterson à la surface de ce glaçon rencontré sur la route des Kerguelen à Tristan d’Acunha !… Ah ! que n’avions-nous sauvé le second de la Jane !… Il eût pu dire ce qu’on ne savait pas, ce qu’on ne saurait jamais, peut-être, – le secret de cette effrayante aventure !

Enfin, il fallait me rendre à l’évidence. Le capitaine Len Guy, qui connaissait Patterson, venait d’en retrouver le cadavre glacé !… C’était bien lui qui accompagnait le capitaine de la Jane, lorsque, pendant une relâche, il avait enterré cette bouteille aux Kerguelen, et dans cette bouteille cette lettre à l’authenticité de laquelle je refusais de croire !… Oui !… depuis onze années, les survivants de la goélette anglaise étaient là-bas, sans espoir d’être jamais recueillis !…

Alors s’opéra dans mon esprit surexcité le rapprochement de deux noms, qui allait m’expliquer cet intérêt que portait notre capitaine à tout ce qui rappelait l’affaire Arthur Pym.

Len Guy se retourna vers moi, et, me regardant, ne prononça que ces mots :

« Y croyez-vous, maintenant ?…

– J’y crois… j’y crois ! balbutiai-je. Mais le capitaine William Guy de la Jane…

– Et le capitaine Len Guy de l’Halbrane sont frères ! » s’écria-t-il d’une voix tonnante, qui fut entendue de tout l’équipage.

Puis, lorsque nos yeux se reportèrent vers la place où flottait le glaçon, la double influence des rayons solaires et des eaux de cette latitude avait produit son effet, et il n’en restait plus trace à la surface de la mer.

Chapitre VII – Tristan d’Acunha

Quatre jours après, l’Halbrane relevait cette curieuse île de Tristan d’Acunha, dont on a pu dire qu’elle est comme la chaudière des mers africaines.

Certes, c’était un fait bien extraordinaire, cette rencontre à plus de cinq cents lieues du cercle antarctique, cette apparition du cadavre de Patterson ! À présent, voici que le capitaine de l’Halbrane et son frère le capitaine de la Jane étaient rattachés l’un à l’autre par ce revenant de l’expédition d’Arthur Pym !… Oui ! cela doit sembler invraisemblable… Et qu’est-ce donc, pourtant, auprès de ce que j’ai à raconter encore ?…

Au surplus, ce qui me paraissait, à moi, aller jusqu’aux limites de l’invraisemblance, c’était que le roman du poète américain fût une réalité. Mon esprit se révolta d’abord… Je voulus fermer les yeux à l’évidence !…

Finalement, il fallut se rendre, et mes derniers doutes s’ensevelirent avec le corps de Patterson dans les profondeurs de l’Océan.

Et, non seulement le capitaine Len Guy s’enchaînait par les liens du sang à cette dramatique et véridique histoire, mais – comme je l’appris bientôt – notre maître-voilier s’y reliait aussi. En effet, Martin Holt était le frère de l’un des meilleurs matelots du Grampus, l’un de ceux qui avaient dû périr avant le sauvetage d’Arthur Pym et de Dirk Peters opéré par la Jane.

Ainsi donc, entre le 83e et le 84e parallèles sud, sept marins anglais, actuellement réduits à six, avaient vécu depuis onze ans sur l’île Tsalal, le capitaine William Guy, le second Patterson et les cinq matelots de la Jane qui avaient échappé – par quel miracle ? – aux indigènes de Klock-Klock !…

Et maintenant, qu’allait faire le capitaine Len Guy ?… pas l’ombre d’une hésitation à ce sujet, – il ferait tout pour sauver les survivants de la Jane… Il lancerait l’Halbrane vers le méridien désigné par Arthur Pym… Il la conduirait jusqu’à l’île Tsalal, indiquée sur le carnet de Patterson… Son lieutenant Jem West irait où il lui ordonnerait d’aller… Son équipage n’hésiterait pas à le suivre, et la crainte des dangers que comporterait une expédition, peut-être au-delà des limites assignées aux forces humaines, ne saurait l’arrêter… L’âme de leur capitaine serait en eux… le bras de leur lieutenant dirigerait leurs bras…

Voilà donc pourquoi le capitaine Len Guy refusait d’accepter des passagers à son bord, pourquoi il m’avait dit que ses itinéraires n’étaient jamais assurés, espérant toujours qu’une occasion s’offrirait à lui de s’aventurer vers la mer glaciale !…

J’ai même lieu de croire que si l’Halbrane eût été prête d’ores et déjà à entreprendre cette campagne, le capitaine Len Guy aurait donné l’ordre de mettre le cap au sud… Et, d’après les conditions de mon embarquement, je n’eusse pu l’obliger à continuer sa route pour me déposer à Tristan d’Acunha ?…

Du reste, la nécessité s’imposait de refaire de l’eau dans cette île, dont nous n’étions plus éloignés. Là, peut-être, aurait-on la possibilité de mettre la goélette en état de lutter contre les icebergs, d’atteindre la mer libre, puisque libre elle était au-delà du 82e parallèle, de s’engager plus loin que ne l’avaient fait les Cook, les Weddell, les Biscoe, les Kemp, pour tenter enfin ce que tentait alors le lieutenant Wilkes de la marine américaine.

Eh bien, une fois à Tristan d’Acunha, j’attendrais le passage d’un autre navire. D’ailleurs, lors même que l’Halbrane eût été prête pour une telle expédition, la saison ne lui aurait pas encore permis de franchir le cercle polaire. En effet, la première semaine de septembre n’était pas achevée, et deux mois au moins devaient s’écouler avant que l’été austral eût rompu la banquise et provoqué la débâcle des glaces.

Les navigateurs le savaient déjà à cette époque, – c’est depuis la mi-novembre jusqu’au commencement de mars que ces audacieuses tentatives peuvent être suivies de quelque succès. La température est alors plus supportable, les tempêtes sont moins fréquentes, les icebergs se détachent de la masse, la barrière se troue, et un jour perpétuel baigne ce lointain domaine. Il y avait là des règles de prudence dont l’Halbrane ferait sagement de ne point s’écarter. Aussi, en cas que cela fût nécessaire, notre goélette, ayant renouvelé sa provision d’eau aux aiguades de Tristan d’Acunha, approvisionnée de vivres frais, aurait le temps de rallier, soit aux Falklands, soit à la côte américaine, un port mieux outillé, au point de vue des réparations, que ceux de ce groupe isolé sur le désert du Sud-Atlantique.

La grande île, lorsque l’atmosphère est pure, est visible de quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix milles. Ces divers renseignements sur Tristan d’Acunha, je les obtins du bosseman. Comme il l’avait visitée à diverses reprises, il pouvait s’exprimer en connaissance de cause.

Tristan d’Acunha gît au sud de la zone des vents réguliers du sud-ouest. Son climat, doux et humide, comporte une température modérée, qui ne s’abaisse pas au-dessous de 25° Fahrenheit (environ 4 °C. sous zéro) et ne s’élève pas au-dessus de 68° (20 °C. sur zéro). Les vents dominants sont ceux de l’ouest et du nord-ouest, et, pendant l’hiver – août et septembre –, ceux du sud.

L’île fut habitée, dès 1811, par l’Américain Lambert et plusieurs autres de même origine, équipés pour la pêche des mammifères marins. Après eux, vinrent s’y installer des soldats anglais, chargés de surveiller les mers de Sainte-Hélène, et ils ne partirent que postérieurement à la mort de Napoléon en 1821.

Que, quelque trente ou quarante ans plus tard, Tristan d’Acunha ait compté une centaine d’habitants d’un assez beau type, issus d’Européens, d’Américains et de Hollandais du Cap, que la république y ait été établie avec un patriarche pour chef – celui des pères de famille qui possédait le plus d’enfants –, qu’enfin le groupe ait fini par reconnaître la suzeraineté de la Grande-Bretagne, il n’en était pas encore là en cette année 1839, pendant laquelle l’Halbrane se préparait à y relâcher.

Au surplus, je devais bientôt constater, par mes observations personnelles, que la possession de Tristan d’Acunha ne valait pas d’être disputée. Pourtant, « Terre de vie » avait été son nom au XVIe siècle. Si elle jouit d’une flore spéciale, cette flore est uniquement représentée par les fougères, les lycopodes, une graminée piquante, la spartine, qui tapisse la pente inférieure des montagnes. Quant à la faune domestique, les bœufs, les brebis, les pourceaux, composent sa seule richesse et sont l’objet de quelque commerce avec Sainte-Hélène. Il est vrai, pas un reptile, pas un insecte, et les forêts n’abritent qu’une sorte de félin peu dangereux, – un chat retourné à l’état sauvage.

Le seul arbre que possède l’île est un nerprun de dix-huit à vingt pieds. Du reste, les courants apportent assez de bois flotté pour suffire au chauffage. Je ne devais trouver, en fait de légumes, que des choux, des betteraves, des oignons, des navets, des citrouilles, et, en fait de fruits, poires, pêches et raisins de médiocre qualité.