Il se peut que cet homme ait été insolent.

– Insolent ! ah ! ah ! – son rire était méphistophélique. – Grands dieux ! insolent, avec son bras déchiqueté ! Néanmoins, c’était un serviteur doux et humble, et jamais personne n’a dit qu’il ait été insolent.

– Mais au tribunal, insistai-je. Le jugement n’aurait pas été rendu contre lui s’il n’y avait pas eu dans cette affaire autre chose que ce que vous nous en avez dit.

– Le principal avocat-conseil de la Compagnie est le colonel Ingram, et c’est un homme de loi très capable. – Ernest me regarda sérieusement pendant un moment, puis continua :

– Je vais vous donner un avis, Mademoiselle Cunnigham : vous pourriez faire votre enquête privée sur le cas Jackson.

– J’avais déjà pris cette résolution, répondis-je froidement.

– C’est parfait, dit-il, rayonnant de bonne humeur. Et je vais vous dire où trouver l’homme. Mais je frémis à la pensée de tout ce que vous allez éprouver avec le bras de Jackson.

Et voilà comment l’évêque et moi nous acceptâmes les défis d’Ernest. Mes deux visiteurs s’en allèrent ensemble, me laissant toute froissée de l’injustice infligée à ma caste et à moi-même. Ce garçon-là était une brute. Je le haïssais à cet instant, et je me consolai à la pensée que sa conduite était tout ce qu’on pouvait attendre d’un homme de la classe ouvrière.

3. – Le bras de Jackson

Je ne me doutais guère du rôle fatal que le bras de Jackson allait jouer dans ma vie. L’homme lui-même, quand je parvins à le trouver, ne me fit pas grande impression. Il habitait, dans le voisinage de la baie, au nord des marais, une masure indescriptible[24], entourée de flaques d’eau croupie et verdâtre qui répandaient une odeur fétide.

C’était bien le personnage humble et débonnaire que l’on m’avait décrit. Il s’occupait à un ouvrage de ratine et travaillait sans relâche pendant que je causais avec lui. Mais en dépit de sa résignation, je saisis dans sa voix une sorte d’amertume naissante quand il me dit :

– Ils auraient tout de même bien pu me donner du boulot comme gardien de nuit[25].

Je ne pus en tirer grand’chose. Il avait un air hébété que démentait son adresse au travail. Ceci me suggéra une question.

– Comment votre bras s’est-il trouvé pris dans la machine ?

Il me regarda d’une manière absente en réfléchissant, puis secoua la tête.

– J’en sais rien : c’est arrivé comme ça.

– Un peu de négligence peut-être ?

– Non, j’appellerais pas ça comme ça. Je faisais des heures supplémentaires, et je crois bien que j’étais fatigué un peu. J’ai travaillé dix-sept ans dans cette usine-là, et j’ai remarqué que la plupart des accidents arrivent juste avant le coup de sifflet[26]. Je parierais bien qu’il en arrive plus dans l’heure avant la sortie que dans tout le reste de la journée. Un homme n’est plus si vif quand il a trimé des heures sans arrêter. J’en ai assez vu pour savoir, des bonshommes entaillés, ou rabotés, ou déchiquetés.

– Vous en avez vu tant que cela ?

– Des cents et des cents, et des enfants dans le tas.

À part certains détails horribles, son récit de l’accident était bien conforme à celui que j’avais déjà entendu. Comme je lui demandais s’il avait enfreint quelque règlement sur la conduite de la machine, il hocha la tête.

– J’ai fait sauter la courroie de la main droite, et j’ai voulu ôter le caillou avec ma gauche. Je n’ai pas regardé si la courroie était bien dégagée. Je croyais que ma main droite avait fait le nécessaire, j’allongeai vivement le bras gauche… et pas du tout, la courroie n’était qu’à moitié dégagée… et alors mon bras fut broyé.

– Vous avez dû souffrir atrocement, dis-je avec sympathie.

– Dame, l’écrasement des os, ça n’était pas drôle.

Ses idées semblaient un peu confuses au sujet de l’action en dommages-intérêts. La seule chose claire pour lui, c’est qu’on ne lui avait pas accordé la moindre compensation. D’après son impression, cette décision adverse du tribunal reposait sur le témoignage des contremaîtres et du sous-directeur, qui, selon sa propre expression, n’avaient point dit ce qu’ils auraient dû dire. – Et je résolus d’aller les trouver.

Le plus net de tout cela, c’est que Jackson se trouvait réduit à une situation lamentable. Sa femme était en mauvaise santé, et ce métier de fabricant ambulant ne lui permettait pas de gagner de quoi nourrir sa famille. Il était en retard pour son loyer, et son aîné, un garçon de onze ans, travaillait déjà à la filature.

– Ils auraient tout de même bien pu me donner ce boulot-là comme veilleur de nuit, – furent ses dernières paroles quand je le quittai.

Après une entrevue avec l’avocat qui avait plaidé pour Jackson, ainsi qu’avec le sous-directeur et les deux contremaîtres entendus comme témoins dans l’affaire, je commençai à me rendre compte que les affirmations d’Ernest étaient bien fondées.

Du premier coup d’œil je jugeai l’homme de loi comme un être faible et insuffisant, et je ne m’étonnai plus que Jackson eût perdu son procès. Ma première pensée fut qu’il n’avait que ce qu’il méritait pour avoir choisi un pareil défenseur. Puis deux déclarations d’Ernest me revinrent à l’esprit : « La compagnie emploie des avocats très habiles » et « Le colonel Ingram est un homme de loi très capable ». Je me pris à penser que naturellement la compagnie était à même de se payer des talents de meilleur aloi que ne pouvait le faire un pauvre diable d’ouvrier comme Jackson. Mais ce détail me semblait secondaire, et, à mon idée, il devait sûrement y avoir quelque bonne raison pour que Jackson eût perdu la partie.

– Comment se fait-il que vous n’ayez pas gagné ce procès ? – demandai-je.

L’avocat, un moment, parut embarrassé et ennuyé, et je me sentis prise de pitié pour cette pauvre créature. Puis il commença à geindre.