Il sourit quand je lui demandai pourquoi les journaux avaient supprimé toute mention de Jackson et de son procès.

– Politique éditoriale, dit-il. Nous n’avons rien à voir là-dedans. C’est l’affaire des directeurs.

– Mais pourquoi cette politique ?

– Nous faisons bloc avec les corporations. Même en payant au prix d’annonces, même en payant dix fois le tarif ordinaire, vous ne pourrez faire insérer cette information dans aucun journal ; et l’employé qui essayerait de la faire passer en fraude perdrait sa place.

– Et si nous parlions de votre politique à vous ? Il me semble bien que votre fonction est de déformer la vérité d’après les ordres de vos patrons, qui, à leur tour, obéissent au bon plaisir des corporations.

– Je n’ai rien à voir là-dedans…

Il parut mal à l’aise pour un instant ; puis sa figure s’éclaira : il venait de trouver un faux-fuyant.

– Personnellement, je n’écris rien qui ne soit vrai. Je suis en règle avec ma propre conscience. Naturellement, il se présente un tas de choses répugnantes au cours d’une journée de travail ; mais, vous comprenez, tout cela fait partie du traintrain quotidien, conclut-il avec une logique enfantine.

– Cependant, plus tard, vous comptez vous asseoir dans un fauteuil directorial et suivre une politique ?

– D’ici là je serai endurci.

– Puisque vous n’êtes pas encore endurci, dites-moi ce que vous pensez dès maintenant de la politique éditoriale en général.

– Je ne pense rien du tout, répondit-il vivement. Il ne faut pas donner des coups de pied dans les bas-flancs si l’on veut réussir dans le journalisme. J’ai toujours appris cela si je ne sais pas autre chose.

Et il hocha d’un air de sagesse sa tête juvénile.

– Mais que faites-vous de la droiture ?

– Vous ne comprenez pas les trucs du métier. Ils sont corrects naturellement, puisque tout se termine toujours bien, n’est-ce pas ?

– C’est délicieusement vague, murmurai-je.

Mais mon cœur saignait pour cette jeunesse, et je me sentais envie de crier à l’aide ou de fondre en larmes. Je commençais à percer les apparences superficielles de cette société où j’avais toujours vécu, et à en découvrir les réalités effrayantes et cachées. Une conspiration tacite semblait montée contre Jackson, et je sentais un frisson de sympathie même pour l’avocat larmoyant qui avait soutenu si piteusement sa cause. Cependant, cette organisation tacite devenait singulièrement vaste. Elle ne visait pas Jackson seulement. Elle était dirigée contre tous les ouvriers qui avaient été mutilés dans la filature, et, dès lors, pourquoi pas contre tous les ouvriers de toutes les usines et des industries de tout genre ?

S’il en était ainsi, la société était un mensonge. Je reculais d’effroi devant mes propres conclusions. C’était trop abominable, trop terrible pour être vrai. Pourtant, il y avait ce Jackson, et son bras, et ce sang qui coulait de mon toit et tachait ma robe. Et il y avait beaucoup de Jacksons ; il y en avait des centaines à la filature, il l’avait dit lui-même. Le bras fantôme ne me lâchait pas.

J’allai voir M. Wickson et M. Pertonwaithe, les deux hommes qui détenaient la plus grosse part des actions. Mais je ne réussis pas à les émouvoir comme les mécaniciens à leur service. Je m’aperçus qu’ils professaient une éthique supérieure à celle du reste des hommes, ce qu’on pourrait appeler la morale aristocratique, la morale des maîtres[32]. Ils parlaient en termes larges de leur politique, de leur savoir-faire, qu’ils identifiaient avec la probité. Ils s’adressaient à moi d’un ton paternel, avec des airs protecteurs vis-à-vis de ma jeunesse et de mon inexpérience. De tous ceux que j’avais rencontrés au cours de mon enquête, ceux-ci étaient bien les plus immoraux et les plus incurables. Et ils restaient absolument persuadés que leur conduite était juste : il n’y avait ni doute ni discussion possible à ce sujet. Ils se croyaient les sauveurs de la société, convaincus de faire le bonheur du grand nombre : ils traçaient un tableau pathétique des souffrances que subirait la classe laborieuse sans les emplois qu’eux-mêmes, et seuls, pouvaient lui procurer.

En quittant ces deux maîtres, je rencontrai Ernest et lui racontai mon expérience. Il me regarda avec une expression satisfaite.

– C’est parfait, dit-il. Vous commencez à déterrer la vérité par vous-même. Vos conclusions, déduites d’une généralisation de vos propres expériences, sont correctes. Dans le mécanisme industriel, nul n’est libre de ses actes, excepté le gros capitaliste, et encore il ne l’est pas, si j’ose employer cette tournure de phrase irlandaise[33].

« Les maîtres, vous le voyez, sont parfaitement sûrs d’avoir raison en agissant comme ils le font. Telle est l’absurdité qui couronne tout l’édifice. Ils sont liés par leur nature humaine de telle façon qu’ils ne peuvent faire une chose à moins de la croire bonne. Il leur faut une sanction pour leurs actes. Quand ils veulent entreprendre quoi que ce soit, en affaires bien entendu, ils doivent attendre qu’il naisse dans leur cervelle une sorte de conception religieuse, morale, ou philosophique du bien-fondé de cette chose. Alors ils vont de l’avant et la réalisent, sans s’apercevoir que le désir est père de la pensée.