Il avait le cou d’un champion de boxe[8], épais et solide. Voilà donc, me disais-je, ce philosophe social, ancien maréchal-ferrant, que père a découvert : et certainement avec ces biceps et cette gorge, il avait le physique du rôle. Je le classai immédiatement comme une sorte de prodige, un Blind Tom[9] de la classe ouvrière.

Ensuite il me donna une poignée de main. L’étreinte était ferme et forte, mais surtout il me regardait hardiment de ses yeux noirs… trop hardiment, à mon avis. Vous comprenez, j’étais une créature de l’ambiance, et, à cette époque-là, mes instincts de classe étaient puissants. Cette hardiesse m’eût paru presque impardonnable chez un homme de mon propre monde. Je sais que je ne pus m’empêcher de baisser les yeux, et quand il m’eût dépassée, ce fut avec un soulagement réel que je me détournai pour saluer l’évêque Morehouse, un de mes favoris ; homme d’âge moyen, doux et sérieux, avec l’aspect et la bonté d’un Christ, et un savant par dessus le marché.

Mais cette hardiesse que je prenais pour de la présomption était en réalité le fil conducteur qui devrait me permettre de démêler le caractère d’Ernest Everhard. Il était simple et droit, il n’avait peur de rien, il se refusait à perdre son temps en manières conventionnelles. – Vous m’aviez plu tout de suite, m’expliqua-t-il longtemps après, et pourquoi n’aurais-je pas rempli mes yeux de ce qui me plaisait ? – Je viens de dire que rien ne lui faisait peur. C’était un aristocrate de nature, malgré qu’il fût dans un camp ennemi de l’aristocratie. C’était un surhomme. C’était la bête blonde décrite par Nietzsche[10], et en dépit de tout cela, c’était un ardent démocrate.

Occupée que j’étais à recevoir les autres invités, et peut-être par suite de ma mauvaise impression, j’oubliai presque complètement le philosophe ouvrier. Il attira mon attention une fois ou deux au cours du repas. Il écoutait la conversation de divers pasteurs, et je vis briller dans ses yeux une lueur d’amusement. J’en conclus qu’il avait l’humeur plaisante, et lui pardonnai presque son accoutrement. Cependant le temps passait, le dîner s’avançait, et pas une fois il n’avait ouvert la bouche, tandis que les révérends discouraient à perte de vue sur la classe ouvrière, ses rapports avec le clergé et tout ce que l’Église avait fait et faisait encore pour elle. Je remarquai que mon père était contrarié de ce mutisme. Il profita d’une accalmie pour l’engager à donner son opinion. Ernest se contenta de hausser les épaules, et, après un bref « Je n’ai rien à dire », se remit à croquer des amandes salées.

Mais mon père ne se tenait pas facilement pour battu ; au bout de quelques instants il déclara :

– Nous avons parmi nous un membre de la classe ouvrière. Je suis certain qu’il pourrait nous présenter les faits à un point de vue nouveau, intéressant et rafraîchissant. Je veux parler de M. Everhard.

Les autres manifestèrent un intérêt poli et pressèrent Ernest d’exposer ses idées. Leur attitude envers lui était si large, si tolérante et bénigne qu’elle équivalait à de la condescendance pure et simple. Je vis qu’Ernest le remarquait et s’en amusait. Il promena lentement les yeux autour de la table, et j’y surpris une étincelle de malice.

– Je ne suis pas versé dans la courtoisie des controverses ecclésiastiques, commença-t-il d’un air modeste ; puis il sembla hésiter.

Des encouragements se firent entendre : Continuez ! Continuez ! Et le Dr Hammerfield ajouta :

– Nous ne craignons pas la vérité qu’il y a chez n’importe quel homme… pourvu qu’elle soit sincère.

– Vous séparez donc la sincérité de la vérité ? demanda vivement Ernest, en riant.

Le Dr Hammerfield resta un moment bouche bée et finit par balbutier :

– Le meilleur d’entre nous peut se tromper, jeune homme, le meilleur d’entre nous.

Un changement prodigieux s’opéra chez Ernest. En un instant il devint un autre homme.

– Et bien, alors, laissez-moi commencer par vous dire que vous vous trompez tous. Vous ne savez rien, et moins que rien, de la classe ouvrière. Votre sociologie est aussi erronée et dénuée de valeur que votre méthode de raisonnement.

Ce n’est pas tant ce qu’il disait que le ton dont il le disait, et je fus secouée au premier son de sa voix. C’était un appel de clairon qui me fit vibrer toute entière. Et toute la tablée en fut remuée, éveillée de son ronronnement monotone et engourdissant.

– Qu’y a-t-il donc de si terriblement erroné et dénué de valeur dans notre méthode de raisonnement, jeune homme ? demanda le DrHammerfield ; et déjà son intonation trahissait un timbre déplaisant.

– Vous êtes des métaphysiciens. Vous pouvez prouver n’importe quoi par la métaphysique, et, cela fait, n’importe quel autre métaphysicien peut prouver, à sa propre satisfaction, que vous avez tort. Vous êtes des anarchistes dans le domaine de la pensée. Et vous avez la folle passion des constructions cosmiques. Chacun de vous habite un univers à sa façon, créé avec ses propres fantaisies et ses propres désirs.