– Si tout ce que je crains se réalise, vos
revenus privés et même votre capital peuvent vous être enlevés
aussi facilement que votre traitement.
Pendant quelques minutes, Père garda le
silence. Il réfléchissait profondément, et je vis une ride de
décision se creuser sur son front. Enfin il reprit d’un ton
ferme :
– Je n’accepterai pas ce congé. – Il fit
une nouvelle pause. – Je continuerai à écrire mon livre[51]. Il se peut que vous vous trompiez.
Mais, que vous ayez tort ou raison, je resterai à mon poste.
– Très bien ! dit Ernest. Vous
prenez la même route que l’évêque Morehouse, et vous marchez vers
une catastrophe analogue. Vous serez tous deux réduits à l’état de
prolétaires avant d’arriver au but.
La conversation dériva sur le compte du
prélat, et nous demandâmes à Ernest de nous raconter ce qu’il avait
fait de lui.
– Il est malade jusqu’à l’âme du voyage
où je l’ai entraîné à travers les régions infernales. Je lui ai
fait visiter les taudis de quelques-uns de nos ouvriers d’usine. Je
lui ai montré les déchets humains que rejette la machine
industrielle, et il les a entendus raconter leur existence. Je l’ai
conduit dans les bas-fonds de San-Francisco, et il a pu voir que
l’ivrognerie, la prostitution et la criminalité ont une cause plus
profonde que la dépravation naturelle. Il en est resté sérieusement
atteint dans sa santé, et, ce qui est pire, il est emballé. Le choc
a été trop rude pour ce fanatique de morale. Et, comme toujours, il
n’a le moindre esprit pratique. Il s’agite à vide parmi toutes
sortes d’illusions humanitaires et de projets de missions chez les
classes cultivées. Il sent que c’est pour lui un devoir inéluctable
de ressusciter l’ancien esprit de l’église et de communiquer son
message aux maîtres du jour. Il est surchauffé : tôt ou tard
il va éclater, et je ne puis prédire quelle forme prendra la
catastrophe. C’est une âme pure et enthousiaste, mais si peu
pratique ! Il me dépasse : je ne puis retenir ses pieds
au sol. Il vole vers son jardin des oliviers, et ensuite vers son
calvaire. Car des âmes si nobles sont faites pour la
crucifixion.
– Et vous ? demandai-je avec un
sourire qui cachait la sérieuse anxiété de mon amour.
– Moi pas ! répondit-il en riant
aussi. Je puis être exécuté ou assassiné, mais je ne serai jamais
crucifié. Je suis planté trop solidement et trop obstinément sur
terre.
– Mais pourquoi préparer la mise en croix
de l’évêque ? Car vous ne nierez pas que vous en êtes
cause.
– Pourquoi laisserais-je une âme à l’aise
dans le luxe tandis qu’il y en a des millions dans le travail et
dans la misère ?
– Alors pourquoi conseillez-vous à Père
d’accepter son congé ?
– Parce que je ne suis pas une âme pure
et enthousiaste. Parce que je suis solide et obstiné et égoïste.
Parce que je vous aime et dis comme jadis Ruth : « Ton
peuple est mon peuple. » Quant à l’évêque, il n’a pas de
fille. En outre, si minime que soit le résultat, si faible et
insuffisant que se manifeste son vagissement, il produira quelque
bien pour la révolution, et tous les petits morceaux comptent.
Il m’était impossible d’être de cet avis. Je
connaissais bien la noble nature de l’évêque Morehouse, et je ne
pouvais m’imaginer que sa voix, s’élevant en faveur de la justice,
ne serait qu’un vagissement débile et impuissant. Je ne possédais
pas encore sur le bout du doigt, comme Ernest, les dures réalités
de l’existence, il voyait clairement la futilité de cette grande
âme, et les événements prochains allaient me la révéler avec non
moins de clarté.
Ce fut peu de jours après qu’Ernest me
raconta, comme une histoire très drôle, l’offre qu’il avait reçue
du Gouvernement : on lui proposait le poste de secrétaire
d’État au ministère du Travail. Je fus remplie de joie. Les
appointements étaient relativement élevés, et c’était un appoint
solide pour notre mariage. Ce genre d’occupation convenait
certainement à Ernest, et la jalouse fierté qu’il m’inspirait me
faisait considérer cette avance comme une juste reconnaissance de
ses capacités.
Tout à coup je remarquai l’étincelle de gaieté
dans ses yeux : il se moquait de moi.
– Vous n’allez pas… refuser ? dis-je
d’une voix tremblante.
– C’est tout simplement une tentative de
corruption, dit-il. Il y a là-dedans la fine main de Wickson, et,
derrière la sienne, celle de gens encore plus haut placés.
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