Le temps passe
VIRGINIA WOOLF
LE TEMPS PASSE
ÉDITION BILINGUE
Traduction de l’anglais par Charles Mauron
Postface de James M. Haule
LE BRUIT DU TEMPS
© The Estate of Virginia Woolf, 1926
© Le Bruit du temps, 2010.
Note de l’éditeur
En 1925, un an après la parution de Mrs. Dalloway, Virginia Woolf se met à l’écriture d’un nouveau roman, Vers le phare : « Ce sera assez court, rien ne manquera au caractère de Père, il y aura aussi Mère, St Ives, l’enfance et toutes les choses habituelles que j’essaie d’inclure, la vie, la mort, etc. » En mai 1926, elle a achevé le brouillon de la section médiane du roman, intitulée « Le temps passe », qui fait le lien entre « La fenêtre », qui se clôt sans que la promenade promise au jeune garçon ait eu lieu mais qui reste ouverte sur l’avenir, et « Le phare », qui se déroule dix ans plus tard, après la mort de plusieurs personnages, et qui est destinée à illuminer le passé.
Le texte anglais que nous publions est une version intermédiaire de la section centrale du roman. Introuvable, très différent du texte publié dans les éditions anglaise et américaine du roman, il fut établi spécialement par Virginia Woolf pour être traduit et publié en français en tant que nouvelle (Woolf emploie elle-même le terme dans une lettre à son traducteur, Charles Mauron) dans la prestigieuse revue Commerce dirigée par Larbaud, Fargue et Valéry. Les personnages de cette section ont ici pratiquement tous disparu, à l’exception de la servante Mrs. McNab qui, au contraire, acquiert une stature supérieure, celle d’un personnage beckettien de vieille femme répétant toujours les mêmes gestes dans une maison vide. Ces pages, qui décrivent une longue nuit de dix années dans une maison de bord de mer que ne visite plus, de loin en loin, que la femme de ménage, constituent une émouvante interrogation sur l’œuvre du temps et l’abandon aux puissances de la nuit, à la ruine, au néant qui menacent dès lors qu’elles prennent le pas sur la voix de la beauté du monde. Elles sont parmi les plus belles que Virginia Woolf aient écrites.
James M. Haule, professeur à l’université du Texas, dans son étude publiée en 1983 que nous reproduisons à la suite du texte, en analyse méticuleusement les différentes versions. Il révèle aussi deux lettres inédites de Virginia Woolf à son traducteur Charles Mauron.
Telle que nous la reprenons ici, parallèlement au texte anglais, cette traduction française présente l’intérêt historique d’avoir été, lorsqu’elle parut en janvier 1927 dans le cahier X de Commerce, la toute première publication en français d’un texte de Virginia Woolf, deux ans avant celle du roman Mrs. Dalloway, préfacé par André Maurois en 1929. C’est aussi pour nous une manière de rendre hommage à son traducteur, Charles Mauron. Un critique anglais a pu dire de lui qu’il fut « l’homme de Bloomsbury en France ». C’est sur le conseil d’E.M. Forster que Virginia Woolf lui demanda elle-même de bien vouloir traduire ce texte. Charles Mauron (1899-1966) avait déjà traduit Passage to India de E.M. Forster et soumis à Leonard et Virginia Woolf, par l’intermédiaire de son ami Roger Fry, des écrits esthétiques qui seront publiés sous le titre The Nature of Beauty in Art and Literature par la Hogarth Press en cette même année 1927.
De Virginia Woolf, Charles Mauron traduira également Orlando, puis, en 1933, la biographie de l’épagneul d’Elizabeth Barrett Browning, Flush, que nous rééditons parallèlement.
Nous voudrions remercier ici M. Claude Mauron, le fils du traducteur, de nous avoir signalé l’existence de ce texte et Mme Alice Mauron de nous avoir autorisé la reproduction des lettres de Virginia Woolf qui font partie de ses archives personnelles et qu’elle a elle-même traduites pour l’occasion.
LE TEMPS PASSE
I
Il fit plus sombre. Des nuages couvrirent la lune ; aux petites heures du matin une pluie mince tambourina sur le toit, et la lumière des étoiles et la lumière de la lune et toute lumière au ciel et sur la terre fut étouffée. Rien ne pouvait survivre au flot, à l’envahissement, à la cataracte de cette ombre immense qui, rampant par le trou des serrures et les fentes, se glissait autour des persiennes, pénétrait dans les chambres, et engloutissait ici un pot et sa cuvette, là un vase de dahlias rouges et jaunes, là encore les arêtes anguleuses et le ventre massif d’une commode. L’ameublement n’était pas seul atteint par cette confusion ; mais presque rien n’était laissé du corps ou de l’esprit par quoi l’on pût dire : « c’est lui » ou « c’est elle » ; mais des nombreux corps gisant endormis soit dans les attitudes rigides des vieillards passivement ployés dans les plis de leurs draps, soit dans l’abandon à peine couvert de l’enfance et comme avec un nuage légèrement gonflé sous eux, s’élevaient, pour se briser en une écume argentée à la surface, des pensées, des rêves, des désirs dont les dormeurs, le jour, ne savaient rien. Tantôt une main s’élevait comme pour agripper quelque chose ou, peut-être, se garder de quelque chose ; tantôt l’angoisse dont il est interdit de soulager en un cri sa poitrine écartait les lèvres d’un dormeur ; de temps à autre quelqu’un riait très fort comme s’il partageait une plaisanterie avec le néant.
Il semblait presque qu’il dût y avoir çà et là des spectres confidents, compagnons qui partagent, qui soulagent, et qui, penchés dans la ruelle, gravement thésaurisaient et engouffraient dans les plis de leurs manteaux, dans leurs cœurs compatissants, ce qui était murmuré et ce qui était crié, acceptaient et comprenaient ces passages de la torture au calme, de la haine à l’indifférence, qui paraissaient, et s’effaçaient, et paraissaient encore sur les visages des dormeurs. Il semblait, au moins, que chacun de ceux-ci atteignît et trouvât debout aux pieds de son lit la contrepartie de ses pensées, le compagnon de ses actes, qu’il trouvât dans le sommeil une perfection qui lui était refusée pendant le jour, et que vers cela il criât, et qu’à cela il confiât et vers cela rît ce rire insensé et sauvage qui, éveillés, les eût fait sursauter. À chacun un compagnon, à chaque pensée une réponse et la satisfaction dans cette connaissance – oui, cela pouvait être. Il pouvait être que, rêvant et dormant, chacun dépouillât le fardeau et le tracas de la chair et quittât la maison et s’avançât sur la grève, et demandât à la vague et au ciel : est-ce là tout, l’ameublement aux arêtes anguleuses et les fleurs ; est-ce là tout, le jour ; et notre devoir envers le jour ?
Les vagues qui se brisent semblaient être le geste même de la nuit : elle secoue la tête et désespérément en laisse tomber la ténèbre, et médite, et gémit, comme pour pleurer le destin qui a noyé la terre, éteint toutes ses lumières, et de tous ses bateaux et ses villes n’a laissé rien. La vague monte et balaie la grève ; la nuit pleure l’humaine tristesse ; la beauté de la mer console ; ainsi le vent a répondu peut-être au dormeur, au rêveur qui s’avançaient sur la grève et demandaient : pourquoi nous envelopper dans la beauté de la mer, pourquoi nous consoler de la lamentation des vagues qui se brisent, si en vérité nous ne filons ce vêtement que de terreur, si nous ne tissons cet habit que pour le néant ?
II
Cependant rien ne bougeait dans le salon ou dans la salle à manger ou dans la cage d’escalier. Seuls, à travers les gonds rouillés et les boiseries gonflées par l’humidité de la mer, certains souffles, détachés du corps du vent, rampaient, rôdaient aux coins des murs, et se risquaient à passer les portes. Presque, on pouvait les imaginer questionneurs, étonnés, occupés à tâter du bout des doigts le lambeau d’un papier peint pendant au mur – va-t-il, semblaient-ils demander, tenir bien longtemps ; quand va-t-il tomber ? Puis, brossant délicatement les murs, ils passaient, museurs, comme s’ils demandaient aux fleurs rouges et jaunes peintes sur le papier si elles n’allaient pas se faner, comme s’ils interrogeaient (doucement – ils avaient du temps devant eux) les débris de lettres dans la corbeille à papiers, les fleurs, les livres – car tous maintenant s’ouvraient devant eux, communiaient avec eux, délicatement illuminés, de temps à autre, par un rayon venant du phare. Errant ainsi à travers les pièces, ils atteignaient la cuisine et s’arrêtaient là pour poser à la table et aux casseroles à la queue argentée rangées bien en ordre sur l’étagère, la même question : combien de temps allaient-elles tenir, elles, de quelle nature étaient-elles ? Étaient-elles faites de vent et de pluie, alliées avec qui, dans l’ombre, vent et pluie puissent communier ? Ne céderaient-elles pas ? Le temps le montrerait.
Ainsi, guidés par la lumière, par la pâle empreinte de ses pas, sur le seuil, sur le paillasson, sur le mur, les petits souffles passaient, s’arrêtaient, montaient l’escalier, vinrent pointer du nez aux portes des chambres. Ici, pourrait-on penser, à coup sûr ils doivent se taire. Quoi qui puisse périr ailleurs et disparaître, ce qui gît ici est solide. Ici, dit-on peut-être à ces lueurs glissant sur le plafond, à ces souffles gris de minuit qui se penchent sur le lit même, ici vous ne pouvez rien toucher ni détruire. Sur quoi, à petits coups, avec une lenteur d’ombres, comme s’ils eussent possédé des doigts à la légèreté de plume, à l’adhérence légère de plumes, ils se décidèrent à regarder, une seule fois, les yeux clos et les mains lâchement jointes, et à ramasser les plis de leurs vêtements, à petits coups, pour disparaître.
Ils s’éloignèrent pour l’instant (mais après tout l’hiver viendrait bientôt) dans l’escalier, pour y frictionner et y tripoter la fenêtre, secouèrent une lueur errant, là-haut, dans les chambres de bonnes, parmi les malles du grenier ; redescendirent donner le frisson aux manteaux accrochés dans l’antichambre ; méditer parmi les pommes sur la table, blanchir et mordiller leur rougeur et leur fermeté – comment faire pour les ternir ? – atteignirent enfin les roses dans leur vase, essayant là aussi, avec leur fade tripotage, le moyen de détacher d’un coup d’ongle le pétale du pétale, de pourrir la tige, de tacher la pâleur, et ils essayèrent encore le tableau sur son chevalet et brossèrent le tapis et soufflèrent un grain de sable tout au long du parquet.
Abandonnant enfin, comme des espions rappelés à l’armée, ils se rassemblèrent au milieu du hall. Tous se turent à la fois ; tous soupirèrent à la fois ; tous à la fois laissèrent échapper une inutile bouffée de lamentation à quoi dans la cuisine une porte répondit ; s’ouvrit toute grande ; ne laissa rien entrer ; se rabattit ; puis le silence.
Puis, comme pour renouveler les pouvoirs défaillants de destruction, ils élargirent les plis de leurs vêtements, ils se dressèrent et le vent se dressa et les vagues se dressèrent et à travers la maison se souleva une vague triste de fatalité qui se recourba et s’écrasa et la terre tout entière parut s’abîmer et être emportée par le flot.
III
Mais qu’est-ce après tout qu’une nuit ? Un court espace, surtout lorsque l’ombre s’évanouit si vite, et que si vite un oiseau chante, un coq s’égosille, un vert pâle s’avive, comme une feuille qui se retourne, dans le creux de la vague. La nuit, cependant, succède à la nuit. L’hiver en tient un paquet en réserve et les débite également, impartialement, avec des gestes infatigables. Elles s’allongent ; elles s’assombrissent. Quelques-unes d’entre elles tiennent haut de claires planètes, disques de clarté.
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