Mais, par un raffinement d’une délicatesse
délicieuse, la prairie sur laquelle se développaient ces ombres
d’arbres, légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque,
non pas verte mais d’un blanc si éclatant, à cause du clair de lune
qui rayonnait sur la neige de jade, qu’on aurait dit que cette
prairie était tissée seulement avec des pétales de poiriers en
fleurs. Et sur les places, les divinités des fontaines publiques
tenant en main un jet de glace avaient l’air de statues d’une
matière double pour l’exécution desquelles l’artiste avait voulu
marier exclusivement le bronze au cristal. Par ces jours
exceptionnels, toutes les maisons étaient noires. Mais au
printemps, au contraire, parfois de temps à autre, bravant les
règlements de la police, un hôtel particulier, ou seulement un
étage d’un hôtel, ou même seulement une chambre d’un étage, n’ayant
pas fermé ses volets apparaissait, ayant l’air de se soutenir toute
seule sur d’impalpables ténèbres, comme une projection purement
lumineuse, comme une apparition sans consistance. Et la femme qu’en
levant les yeux bien haut on distinguait dans cette pénombre dorée
prenait, dans cette nuit où l’on était perdu et où elle-même
semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d’une vision
d’Orient. Puis on passait et rien n’interrompait plus l’hygiénique
et monotone piétinement rythmique dans l’obscurité.
Je songeais que je n’avais revu depuis bien longtemps aucune des
personnes dont il a été question dans cet ouvrage. En 1914, pendant
les deux mois que j’avais passés à Paris, j’avais aperçu M. de
Charlus et vu Bloch et Saint-Loup, ce dernier seulement deux fois.
La seconde fois était certainement celle où il s’était le plus
montré lui-même ; il avait effacé toutes les impressions peu
agréables de manque de sincérité qu’il m’avait produites pendant le
séjour à Tansonville que je viens de rapporter et j’avais reconnu
en lui toutes les belles qualités d’autrefois. La première fois que
je l’avais vu après la déclaration de guerre, c’est-à-dire au début
de la semaine qui suivit, tandis que Bloch faisait montre des
sentiments les plus chauvins, Saint-Loup n’avait pas assez d’ironie
pour lui-même qui ne reprenait pas de service et j’avais été
presque choqué de la violence de son ton. Saint-Loup revenait de
Balbec. « Non, s’écria-t-il avec force et gaîté, tous ceux qui
ne se battent pas, quelque raison qu’ils donnent, c’est qu’ils
n’ont pas envie d’être tués, c’est par peur. » Et
avec le même geste d’affirmation plus énergique encore que celui
avec lequel il avait souligné la peur des autres, il ajouta :
« Et moi, si je ne reprends pas de service, c’est tout
bonnement par peur, na. » J’avais déjà remarqué chez
différentes personnes que l’affectation des sentiments louables
n’est pas la seule couverture des mauvais, mais qu’une plus
nouvelle est l’exhibition de ces mauvais, de sorte qu’on n’ait pas
l’air au moins de s’en cacher. De plus, chez Saint-Loup cette
tendance était fortifiée par son habitude, quand il avait commis
une indiscrétion, fait une gaffe, et qu’on aurait pu les lui
reprocher, de les proclamer en disant que c’était exprès. Habitude
qui, je crois bien, devait lui venir de quelque professeur à
l’École de Guerre dans l’intimité de qui il avait vécu et pour qui
il professait une grande admiration. Je n’eus donc aucun embarras
pour interpréter cette boutade comme la ratification verbale d’un
sentiment que Saint-Loup aimait mieux proclamer, puisqu’il avait
dicté sa conduite et son abstention dans la guerre qui commençait.
« Est-ce que tu as entendu dire, demanda-t-il en me quittant,
que ma tante Oriane divorcerait ? Personnellement je n’en sais
absolument rien. On dit cela de temps en temps et je l’ai entendu
annoncer si souvent que j’attendrai que ce soit fait pour le
croire. J’ajoute que ce serait très compréhensible ; mon oncle
est un homme charmant, non seulement dans le monde, mais pour ses
amis, pour ses parents. Même, d’une façon, il a beaucoup plus de
cœur que ma tante qui est une sainte, mais qui le lui fait
terriblement sentir. Seulement c’est un mari terrible, qui n’a
jamais cessé de tromper sa femme, de l’insulter, de la brutaliser,
de la priver d’argent. Ce serait si naturel qu’elle le quitte que
c’est une raison pour que ce soit vrai, mais aussi pour que cela ne
le soit pas parce que c’en est une pour qu’on en ait l’idée et
qu’on le dise. Et puis du moment qu’elle l’a supporté si longtemps…
Maintenant je sais bien qu’il y a tant de choses qu’on annonce à
tort, qu’on dément, et puis qui plus tard deviennent vraies. »
Cela me fit penser à lui demander s’il avait jamais été question,
avant son mariage avec Gilberte, qu’il épousât Mlle de Guermantes.
Il sursauta et m’assura que non, que ce n’était qu’un de ces bruits
du monde, qui naissent de temps à autre on ne sait pourquoi,
s’évanouissent de même et dont la fausseté ne rend pas ceux qui ont
cru en eux plus prudents, dès que naît un bruit nouveau de
fiançailles, de divorce, ou un bruit politique, pour y ajouter foi
et le colporter. Quarante-huit heures n’étaient pas passées que
certains faits que j’appris me prouvèrent que je m’étais absolument
trompé dans l’interprétation des paroles de Robert :
« Tous ceux qui ne sont pas au front, c’est qu’ils ont
peur. » Saint-Loup avait dit cela pour briller dans la
conversation, pour faire de l’originalité psychologique, tant qu’il
n’était pas sûr que son engagement serait accepté. Mais il faisait
pendant ce temps-là des pieds et des mains pour qu’il le fût, étant
en cela moins original, au sens qu’il croyait qu’il fallait donner
à ce mot, mais plus profondément français de
Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu’il y
avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de
Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux
des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions
également françaises de la même famille, sous-embranchement
Françoise et sous-embranchement Sauton, d’où deux flèches se
dirigeaient à nouveau dans une même direction, qui était la
frontière. Bloch avait été enchanté d’entendre l’aveu de la lâcheté
d’un nationaliste (qui l’était d’ailleurs si peu) et, comme
Saint-Loup avait demandé si lui-même devait partir, avait pris une
figure de grand-prêtre pour répondre : « Myope. »
Mais Bloch avait complètement changé d’avis sur la guerre quelques
jours après où il vint me voir affolé. Quoique « myope »,
il avait été reconnu bon pour le service. Je le ramenais chez lui
quand nous rencontrâmes Saint-Loup qui avait rendez-vous, pour être
présenté au Ministère de la Guerre à un colonel, avec un ancien
officier, « M. de Cambremer », me dit-il.
« Ah ! c’est vrai, mais c’est d’une ancienne connaissance
que je te parle. Tu connais aussi bien que moi Cancan. » Je
lui répondis que je le connaissais en effet et sa femme aussi, que
je ne les appréciais qu’à demi. Mais j’étais tellement habitué,
depuis que je les avais vus pour la première fois, à considérer la
femme comme une personne malgré tout remarquable, connaissant à
fond Schopenhauer et ayant accès, en somme, dans un milieu
intellectuel qui était fermé à son grossier époux, que je fus
d’abord étonné d’entendre Saint-Loup répondre : « Sa
femme est idiote, je te l’abandonne. Mais lui est un excellent
homme qui était doué et qui est resté fort agréable. » Par
l’« idiotie » de la femme, Saint-Loup entendait sans
doute le désir éperdu de celle-ci de fréquenter le grand monde, ce
que le grand monde juge le plus sévèrement. Par les qualités du
mari, sans doute quelque chose de celles que lui reconnaissait sa
nièce quand elle le trouvait le mieux de la famille.
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