Et il
est vrai que beaucoup encombraient sa vie, et, comme certaines
camaraderies masculines pour les hommes qui aiment les femmes, avec
ce caractère de défense inutilement faite et de place vainement
usurpée qu’ont dans la plupart des maisons les objets qui ne
peuvent servir à rien.
Une fois, que j’avais quitté Gilberte assez tôt, je m’éveillai
au milieu de la nuit dans la chambre de Tansonville, et encore à
demi endormi j’appelai : « Albertine ». Ce n’était
pas que j’eusse pensé à elle, ni rêvé d’elle, ni que je la prisse
pour Gilberte. Ma mémoire avait perdu l’amour d’Albertine, mais il
semble qu’il y ait une mémoire involontaire des membres, pâle et
stérile imitation de l’autre, qui vive plus longtemps comme
certains animaux ou végétaux inintelligents vivent plus longtemps
que l’homme. Les jambes, les bras sont pleins de souvenirs
engourdis. Une réminiscence éclose en mon bras m’avait fait
chercher derrière mon dos la sonnette, comme dans ma chambre de
Paris. Et ne la trouvant pas, j’avais appelé :
« Albertine », croyant que mon amie défunte était couchée
auprès de moi, comme elle faisait souvent le soir, et que nous nous
endormions ensemble, comptant, au réveil, sur le temps qu’il
faudrait à Françoise avant d’arriver, pour qu’Albertine pût sans
imprudence tirer la sonnette que je ne trouvais pas.
Robert vint plusieurs fois à Tansonville pendant que j’y étais.
Il était bien différent de ce que je l’avais connu. Sa vie ne
l’avait pas épaissi, comme M. de Charlus, tout au contraire, mais,
opérant en lui un changement inverse, lui avait donné l’aspect
désinvolte d’un officier de cavalerie – et bien qu’il eût donné sa
démission au moment de son mariage – à un point qu’il n’avait
jamais eu. Au fur et à mesure que M. de Charlus s’était alourdi,
Robert (et sans doute il était infiniment plus jeune, mais on
sentait qu’il ne ferait que se rapprocher davantage de cet idéal
avec l’âge), comme certaines femmes qui sacrifient résolument leur
visage à leur taille et à partir d’un certain moment ne quittent
plus Marienbad (pensant que, ne pouvant espérer garder à la fois
plusieurs jeunesses, c’est encore celle de la tournure qui sera la
plus capable de représenter les autres), était devenu plus élancé,
plus rapide, effet contraire d’un même vice. Cette vélocité avait
d’ailleurs diverses raisons psychologiques, la crainte d’être vu,
le désir de ne pas sembler avoir cette crainte, la fébrilité qui
naît du mécontentement de soi et de l’ennui. Il avait l’habitude
d’aller dans certains mauvais lieux, et, comme il aimait qu’on ne
le vît ni y entrer, ni en sortir, il s’engouffrait pour offrir aux
regards malveillants des passants hypothétiques le moins de surface
possible, comme on monte à l’assaut. Et cette allure de coup de
vent lui était restée. Peut-être aussi schématisait-elle
l’intrépidité apparente de quelqu’un qui veut montrer qu’il n’a pas
peur et ne veut pas se donner le temps de penser.
Pour être complet il faudrait faire entrer en ligne de compte le
désir, plus il vieillissait, de paraître jeune, et même
l’impatience de ces hommes, toujours ennuyés, toujours blasés, que
sont les gens trop intelligents pour la vie relativement oisive
qu’ils mènent et où leurs facultés ne se réalisent pas. Sans doute
l’oisiveté même de ceux-là peut se traduire par de la nonchalance.
Mais, surtout depuis la faveur dont jouissent les exercices
physiques, l’oisiveté a pris une forme sportive, même en dehors des
heures de sport et qui se traduit par une vivacité fébrile qui
croit ne pas laisser à l’ennui le temps ni la place de se
développer.
Devenant beaucoup plus sec, il ne faisait presque plus preuve
vis-à-vis de ses amis, par exemple vis-à-vis de moi, d’aucune
sensibilité. Et en revanche il avait avec Gilberte des affectations
de sensibleries poussées jusqu’à la comédie, qui déplaisaient. Ce
n’est pas qu’en réalité Gilberte lui fût indifférente. Non, Robert
l’aimait. Mais il lui mentait tout le temps, et son esprit de
duplicité, sinon le fond même de ses mensonges, était
perpétuellement découvert. Et alors il ne croyait pouvoir s’en
tirer qu’en exagérant dans des proportions ridicules la tristesse
réelle qu’il avait de peiner Gilberte. Il arrivait à Tansonville
obligé, disait-il, de repartir le lendemain matin pour une affaire
avec un certain Monsieur du pays qui était censé l’attendre à Paris
et qui, précisément rencontré dans la soirée près de Combray,
dévoilait involontairement le mensonge au courant duquel Robert
avait négligé de le mettre, en disant qu’il était venu dans le pays
se reposer pour un mois et ne retournerait pas à Paris d’ici là.
Robert rougissait, voyait le sourire mélancolique et fin de
Gilberte, se dépêtrait – en l’insultant – du gaffeur, rentrait
avant sa femme, lui faisait remettre un mot désespéré où il lui
disait qu’il avait fait un mensonge pour ne pas lui faire de peine,
pour qu’en le voyant repartir pour une raison qu’il ne pouvait pas
lui dire elle ne crût pas qu’il ne l’aimait pas (et tout cela, bien
qu’il l’écrivît comme un mensonge, était en somme vrai), puis
faisait demander s’il pouvait entrer chez elle et là, moitié
tristesse réelle, moitié énervement de cette vie, moitié simulation
chaque jour plus audacieuse, sanglotait, s’inondait d’eau froide,
parlait de sa mort prochaine, quelquefois s’abattait sur le parquet
comme s’il se fût trouvé mal. Gilberte ne savait pas dans quelle
mesure elle devait le croire, le supposait menteur à chaque cas
particulier, et s’inquiétait de ce pressentiment d’une mort
prochaine, mais pensait que d’une façon générale elle était aimée,
qu’il avait peut-être une maladie qu’elle ne savait pas, et n’osait
pas à cause de cela le contrarier et lui demander de renoncer à ses
voyages. Je comprenais, du reste, d’autant moins pourquoi il se
faisait que Morel fût reçu comme l’enfant de la maison partout où
étaient les Saint-Loup, à Paris, à Tansonville.
Françoise, qui avait déjà vu tout ce que M. de Charlus avait
fait pour Jupien et tout ce que Robert de Saint-Loup faisait pour
Morel, n’en concluait pas que c’était un trait qui reparaissait à
certaines générations chez les Guermantes, mais plutôt – comme
Legrandin aidait beaucoup Théodore – elle avait fini, elle personne
si morale et si pleine de préjugés, par croire que c’était une
coutume que son universalité rendait respectable. Elle disait
toujours d’un jeune homme, que ce fût Morel ou Théodore :
« Il a trouvé un Monsieur qui s’est toujours intéressé à lui
et qui lui a bien aidé. » Et comme en pareil cas les
protecteurs sont ceux qui aiment, qui souffrent, qui pardonnent,
Françoise, entre eux et les mineurs qu’ils détournaient, n’hésitait
pas à leur donner le beau rôle, à leur trouver « bien du
cœur ». Elle blâmait sans hésiter Théodore qui avait joué bien
des tours à Legrandin, et semblait pourtant ne pouvoir guère avoir
de doutes sur la nature de leurs relations, car elle
ajoutait : « Alors le petit a compris qu’il fallait y
mettre du sien et y a dit : « Prenez-moi avec vous, je
vous aimerai bien, je vous cajolerai bien », et ma foi ce
Monsieur a tant de cœur que bien sûr que Théodore est sûr de
trouver près de lui peut-être bien plus qu’il ne mérite, car c’est
une tête brûlée, mais ce Monsieur est si bon que j’ai souvent dit à
Jeannette (la fiancée de Théodore) : Petite, si jamais vous
êtes dans la peine, allez vers ce Monsieur. Il coucherait plutôt
par terre et vous donnerait son lit. Il a trop aimé le petit
Théodore pour le mettre dehors, bien sûr qu’il ne l’abandonnera
jamais. »
De même estimait-elle plus Saint-Loup que Morel et jugeait-elle
que, malgré tous les coups que Morel avait faits, le marquis ne le
laisserait jamais dans la peine, car c’est un homme qui avait trop
de cœur, ou alors il faudrait qu’il lui soit arrivé à lui-même de
grands revers.
C’est au cours d’un de ces entretiens, qu’ayant demandé le nom
de famille de Théodore, qui vivait maintenant dans le Midi, je
compris brusquement que c’était lui qui m’avait écrit pour mon
article du Figaro cette lettre, d’une écriture populaire
et d’un langage charmant, dont le nom du signataire m’était alors
inconnu.
Saint-Loup insistait pour que je restasse à Tansonville et
laissa échapper une fois, bien qu’il ne cherchât visiblement plus à
me faire plaisir, que ma venue avait été pour sa femme une joie
telle qu’elle en était restée, à ce qu’elle lui avait dit,
transportée de joie tout un soir, un soir où elle se sentait si
triste que je l’avais, en arrivant à l’improviste, miraculeusement
sauvée du désespoir, « peut-être du pire », ajouta-t-il.
Il me demandait de tâcher de la persuader qu’il l’aimait, me disant
que la femme qu’il aimait aussi, il l’aimait moins qu’elle et
romprait bientôt. « Et pourtant », ajouta-t-il, avec une
telle félinité et un tel besoin de confidence que je croyais par
moments que le nom de Charlie allait, malgré Robert,
« sortir » comme le numéro d’une loterie, « j’avais
de quoi être fier. Cette femme qui me donna tant de preuves de sa
tendresse et que je vais sacrifier à Gilberte, jamais elle n’avait
fait attention à un homme, elle se croyait elle-même incapable
d’être amoureuse.
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