Lui, du moins,
ne se souciait pas de duchesses, mais à vrai dire c’est là une
« intelligence » qui diffère autant de celle qui
caractérise les penseurs, que « l’intelligence » reconnue
par le public à tel homme riche « d’avoir su faire sa
fortune ». Mais les paroles de Saint-Loup ne me déplaisaient
pas en ce qu’elles rappelaient que la prétention avoisine la bêtise
et que la simplicité a un goût un peu caché mais agréable. Je
n’avais pas eu, il est vrai, l’occasion de savourer celle de M. de
Cambremer. Mais c’est justement ce qui fait qu’un être est tant
d’êtres différents selon les personnes qui le jugent, en dehors
même des différences de jugement. De Cambremer je n’avais connu que
l’écorce. Et sa saveur, qui m’était attestée par d’autres, m’était
inconnue. Bloch nous quitta devant sa porte, débordant d’amertume
contre Saint-Loup, lui disant qu’eux autres, « beaux fils
galonnés », paradant dans les États-Majors, ne risquaient
rien, et que lui, simple soldat de 2e classe, n’avait pas envie de
se faire « trouer la peau » pour Guillaume. « Il
paraît qu’il est gravement malade, l’Empereur Guillaume »,
répondit Saint-Loup. Bloch qui, comme tous les gens qui tiennent de
près à la Bourse, accueillait avec une facilité particulière les
nouvelles sensationnelles, ajouta : « On dit même
beaucoup qu’il est mort. » À la Bourse tout souverain malade,
que ce soit Edouard VII ou Guillaume II, est mort, toute ville sur
le point d’être assiégée est prise. « On ne le cache, ajouta
Bloch, que pour ne pas déprimer l’opinion chez les Boches. Mais il
est mort dans la nuit d’hier. Mon père le tient d’une source de
tout premier ordre. » Les sources de tout premier ordre
étaient les seules dont tînt compte M. Bloch le père, alors que,
par la chance qu’il avait, grâce à de « hautes
relations », d’être en communication avec elles, il en
recevait la nouvelle encore secrète que l’Extérieure allait monter
ou la de Beers fléchir. D’ailleurs, si à ce moment précis se
produisait une hausse sur la de Beers, ou des « offres »
sur l’Extérieure, si le marché de la première était
« ferme » et « actif », celui de la seconde
« hésitant », « faible », et qu’on s’y tînt
« sur la réserve », la source de premier ordre n’en
restait pas moins une source de premier ordre. Aussi Bloch nous
annonça-t-il la mort du Kaiser d’un air mystérieux et important,
mais aussi rageur. Il était surtout particulièrement exaspéré
d’entendre Robert dire : « l’Empereur Guillaume ».
Je crois que sous le couperet de la guillotine Saint-Loup et M. de
Guermantes n’auraient pas pu dire autrement. Deux hommes du monde
restant seuls vivants dans une île déserte, où ils n’auraient à
faire preuve de bonnes façons pour personne, se reconnaîtraient à
ces traces d’éducation, comme deux latinistes citeraient
correctement du Virgile. Saint-Loup n’eût jamais pu, même torturé
par les Allemands, dire autrement que « l’Empereur
Guillaume ». Et ce savoir-vivre est malgré tout l’indice de
grandes entraves pour l’esprit. Celui qui ne sait pas les rejeter
reste un homme du monde. Cette élégante médiocrité est d’ailleurs
délicieuse – surtout avec tout ce qui s’y allie de générosité
cachée et d’héroïsme inexprimé – à côté de la vulgarité de Bloch, à
la fois pleutre et fanfaron, qui criait à Saint-Loup :
« Tu ne pourrais pas dire « Guillaume » tout
court ? C’est ça, tu as la frousse, déjà ici tu te mets à plat
ventre devant lui ! Ah ! ça nous fera de beaux soldats à
la frontière, ils lécheront les bottes des Boches. Vous êtes des
galonnés qui savez parader dans un carrousel. Un point, c’est
tout. » « Ce pauvre Bloch veut absolument que je ne fasse
que parader », me dit Saint-Loup en souriant, quand nous eûmes
quitté notre camarade. Et je sentais bien que parader n’était pas
du tout ce que désirait Robert, bien que je ne me rendisse pas
compte alors de ses intentions aussi exactement que je le fis plus
tard quand, la cavalerie restant inactive, il obtint de servir
comme officier d’infanterie, puis de chasseurs à pied, et enfin
quand vint la suite qu’on lira plus loin. Mais du patriotisme de
Robert, Bloch ne se rendit pas compte, simplement parce que Robert
ne l’exprimait nullement. Si Bloch nous avait fait des professions
de foi méchamment antimilitaristes une fois qu’il avait été reconnu
« bon », il avait eu préalablement les déclarations les
plus chauvines quand il se croyait réformé pour myopie. Mais ces
déclarations, Saint-Loup eût été incapable de les faire ;
d’abord par une espèce de délicatesse morale qui empêche d’exprimer
les sentiments trop profonds et qu’on trouve tout naturels. Ma mère
autrefois non seulement n’eût pas hésité une seconde à mourir pour
ma grand’mère, mais aurait horriblement souffert si on l’avait
empêchée de le faire.
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