Et d’ailleurs, par le peu que me disait le
journal, ce n’était pas ceux dont j’étais à Doncières si préoccupé
de savoir lesquels montreraient le plus de valeur dans une guerre,
qui conduisaient celle-ci. Geslin de Bourgogne, Galliffet, Négrier
étaient morts. Pau avait quitté le service actif presque au début
de la guerre. De Joffre, de Foch, de Castelnau, de Pétain, nous
n’avions jamais parlé. « Mon petit, m’écrivait Robert, si tu
voyais tout ce monde, surtout les gens du peuple, les ouvriers, les
petits commerçants, qui ne se doutaient pas de ce qu’ils recelaient
en eux d’héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l’avoir
soupçonné, courir sous les balles pour secourir un camarade, pour
emporter un chef blessé, et, frappés eux-mêmes, sourire au moment
où ils vont mourir parce que le médecin-chef leur apprend que la
tranchée a été reprise aux Allemands, je t’assure, mon cher petit,
que cela donne une belle idée du Français et que ça fait comprendre
les époques historiques qui nous paraissaient un peu
extraordinaires dans nos classes. L’époque est tellement belle que
tu trouverais comme moi que les mots ne sont plus rien. Au contact
d’une telle grandeur, le mot « poilu » est devenu pour
moi quelque chose dont je ne sens pas plus s’il a pu contenir
d’abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons
« chouans » par exemple. Mais je sais « poilu »
déjà prêt pour de grands poètes, comme les mots déluge, ou Christ,
ou barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s’en
fussent servis Hugo, Vigny, ou les autres. Je dis que le peuple est
ce qu’il y a de mieux, mais tout le monde est bien. Le pauvre
Vaugoubert, le fils de l’ambassadeur, a été sept fois blessé avant
d’être tué, et chaque fois qu’il revenait d’une expédition sans
avoir écopé, il avait l’air de s’excuser et de dire que ce n’était
pas sa faute. C’était un être charmant. Nous nous étions beaucoup
liés, les pauvres parents ont eu la permission de venir à
l’enterrement, à condition de ne pas être en deuil et de ne rester
que cinq minutes à cause du bombardement. La mère, un grand cheval
que tu connais peut-être, pouvait avoir beaucoup de chagrin, on ne
distinguait rien. Mais le pauvre père était dans un tel état que je
t’assure que moi, qui ai fini par devenir tout à fait insensible à
force de prendre l’habitude de voir la tête du camarade, qui est en
train de me parler, subitement labourée par une torpille ou même
détachée du tronc, je ne pouvais pas me contenir en voyant
l’effondrement du pauvre Vaugoubert qui n’était plus qu’une espèce
de loque. Le Général avait beau lui dire que c’était pour la
France, que son fils s’était conduit en héros, cela ne faisait que
redoubler les sanglots du pauvre homme qui ne pouvait pas se
détacher du corps de son fils. Enfin, et c’est pour cela qu’il faut
se dire qu’« ils ne passeront pas », tous ces gens-là,
comme mon pauvre valet de chambre, comme Vaugoubert, ont empêché
les Allemands de passer. Tu trouves peut-être que nous n’avançons
pas beaucoup, mais il ne faut pas raisonner, une armée se sent
victorieuse par une impression intime, comme un mourant se sent
foutu. Or nous savons que nous aurons la victoire et nous la
voulons pour dicter la paix juste, je ne veux pas dire seulement
pour nous, vraiment juste, juste pour les Français, juste pour les
Allemands. »
De même que les héros d’un esprit médiocre et banal écrivant des
poèmes pendant leur convalescence se plaçaient pour décrire la
guerre non au niveau des événements, qui en eux-mêmes ne sont rien,
mais de la banale esthétique, dont ils avaient suivi les règles
jusque-là, parlant, comme ils eussent fait dix ans plus tôt, de la
« sanglante aurore », du « vol frémissant de la
victoire », etc., Saint-Loup, lui, beaucoup plus intelligent
et artiste, restait intelligent et artiste, et notait avec goût
pour moi des paysages pendant qu’il était immobilisé à la lisière
d’une forêt marécageuse, mais comme si ç’avait été pour une chasse
au canard. Pour me faire comprendre certaines oppositions d’ombre
et de lumière qui avaient été « l’enchantement de sa
matinée », il me citait certains tableaux que nous aimions
l’un et l’autre et ne craignait pas de faire allusion à une page de
Romain Rolland, voire de Nietzsche, avec cette indépendance des
gens du front qui n’avaient pas la même peur de prononcer un nom
allemand que ceux de l’arrière, et même avec cette pointe de
coquetterie à citer un ennemi que mettait, par exemple, le colonel
du Paty de Clam, dans la salle des témoins de l’affaire Zola, à
réciter en passant devant Pierre Quillard, poète dreyfusard de la
plus extrême violence et que, d’ailleurs, il ne connaissait pas,
des vers de son drame symboliste : La Fille aux mains
coupées. Saint-Loup me parlait-il d’une mélodie de Schumann,
il n’en donnait le titre qu’en allemand et ne prenait aucune
circonlocution pour me dire que quand, à l’aube, il avait entendu
un premier gazouillement à la lisière d’une forêt, il avait été
enivré comme si lui avait parlé l’oiseau de ce « sublime
Siegfried » qu’il espérait bien entendre après la guerre.
Et maintenant, à mon second retour à Paris, j’avais reçu dès le
lendemain de mon arrivée, une nouvelle lettre de Gilberte, qui sans
doute avait oublié celle, ou du moins le sens de celle que j’ai
rapportée, car son départ de Paris à la fin de 1914 y était
représenté rétrospectivement d’une manière assez différente.
« Vous ne savez peut-être pas, mon cher ami, me disait-elle,
que voilà bientôt deux ans que je suis à Tansonville. J’y suis
arrivée en même temps que les Allemands. Tout le monde avait voulu
m’empêcher de partir. On me traitait de folle. – Comment, me
disait-on, vous êtes en sûreté à Paris et vous partez pour ces
régions envahies, juste au moment où tout le monde cherche à s’en
échapper. – Je ne méconnaissais pas tout ce que ce raisonnement
avait de juste. Mais, que voulez-vous, je n’ai qu’une seule
qualité, je ne suis pas lâche, ou, si vous aimez mieux, je suis
fidèle, et quand j’ai su mon cher Tansonville menacé, je n’ai pas
voulu que notre vieux régisseur restât seul à le défendre. Il m’a
semblé que ma place était à ses côtés. Et c’est, du reste, grâce à
cette résolution que j’ai pu sauver à peu près le château – quand
tous les autres dans le voisinage, abandonnés par leurs
propriétaires affolés, ont été presque tous détruits de fond en
comble – et non seulement le château, mais les précieuses
collections auxquelles mon cher Papa tenait tant. » En un mot,
Gilberte était persuadée maintenant qu’elle n’était pas allée à
Tansonville, comme elle me l’avait écrit en 1914, pour fuir les
Allemands et pour être à l’abri, mais au contraire pour les
rencontrer et défendre contre eux son château. Ils n’étaient pas
restés à Tansonville, d’ailleurs, mais elle n’avait plus cessé
d’avoir chez elle un va-et-vient constant de militaires qui
dépassait de beaucoup celui qui tirait les larmes à Françoise dans
la rue de Combray, et de mener, comme elle disait cette fois en
toute vérité, la vie du front. Aussi parlait-on dans les journaux
avec les plus grands éloges de son admirable conduite et il était
question de la décorer.
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