Je suis le premier. Je savais qu’elle s’était
refusée à tout le monde tellement que, quand j’ai reçu la lettre
adorable où elle me disait qu’il ne pouvait y avoir de bonheur pour
elle qu’avec moi, je n’en revenais pas. Évidemment, il y aurait de
quoi me griser, si la pensée de voir cette pauvre petite Gilberte
en larmes ne m’était pas intolérable. Ne trouves-tu pas qu’elle a
quelque chose de Rachel ? », me disait-il. Et en effet
j’avais été frappé d’une vague ressemblance qu’on pouvait à la
rigueur trouver maintenant entre elles. Peut-être tenait-elle à une
similitude réelle de quelques traits (dus par exemple à l’origine
hébraïque pourtant si peu marquée chez Gilberte) à cause de
laquelle Robert, quand sa famille avait voulu qu’il se mariât,
s’était senti attiré vers Gilberte. Elle tenait aussi à ce que
Gilberte, ayant surpris des photographies de Rachel, cherchait pour
plaire à Robert à imiter certaines habitudes chères à l’actrice,
comme d’avoir toujours des nœuds rouges dans les cheveux, un ruban
de velours noir au bras, et se teignait les cheveux pour paraître
brune. Puis sentant que ses chagrins lui donnaient mauvaise mine,
elle essayait d’y remédier. Elle le faisait parfois sans mesure. Un
jour où Robert devait venir le soir pour vingt-quatre heures à
Tansonville, je fus stupéfait de la voir venir se mettre à table si
étrangement différente de ce qu’elle était, non seulement
autrefois, mais même les jours habituels, que je restai stupéfait
comme si j’avais eu devant moi une actrice, une espèce de Théodora.
Je sentais que malgré moi je la regardais trop fixement dans ma
curiosité de savoir ce qu’elle avait de changé. Cette curiosité fut
d’ailleurs bientôt satisfaite quand elle se moucha, car, malgré
toutes les précautions qu’elle y mit, par toutes les couleurs qui
restèrent sur le mouchoir, en faisant une riche palette, je vis
qu’elle était complètement peinte. C’était cela qui lui faisait
cette bouche sanglante et qu’elle s’efforçait de rendre rieuse en
croyant que cela lui allait bien, tandis que l’heure du train qui
s’approchait sans que Gilberte sût si son mari arrivait vraiment ou
s’il n’enverrait pas une de ces dépêches dont M. de Guermantes
avait spirituellement fixé le modèle : « Impossible
venir, mensonge suit », pâlissait ses joues et cernait ses
yeux.
« Ah ! vois-tu, me disait Saint-Loup – avec un accent
volontairement tendre qui contrastait tant avec sa tendresse
spontanée d’autrefois, avec une voix d’alcoolique et des
modulations d’acteur – Gilberte heureuse, il n’y a rien que je ne
donnerais pour cela. Elle a tant fait pour moi. Tu ne peux pas
savoir. » Et ce qui était le plus déplaisant dans tout cela
était encore l’amour-propre, car Saint-Loup était flatté d’être
aimé par Gilberte, et, sans oser dire que c’était Morel qu’il
aimait, donnait pourtant sur l’amour que le violoniste était censé
avoir pour lui des détails qu’il savait bien exagérés sinon
inventés de toute pièce, lui à qui Morel demandait chaque jour plus
d’argent. Et c’était en me confiant Gilberte qu’il repartait pour
Paris. J’eus, du reste, l’occasion, pour anticiper un peu, puisque
je suis encore à Tansonville, de l’y apercevoir une fois dans le
monde, et de loin, où sa parole, malgré tout vivante et charmante,
me permettait de retrouver le passé. Je fus frappé de voir combien
il changeait. Il ressemblait de plus en plus à sa mère. Mais la
manière de sveltesse hautaine qu’il avait héritée d’elle et qu’elle
avait parfaite, chez lui, grâce à l’éducation la plus accomplie,
s’exagérait, se figeait ; la pénétration du regard propre aux
Guermantes lui donnait l’air d’inspecter tous les lieux au milieu
desquels il passait, mais d’une façon quasi inconsciente, par une
sorte d’habitude et de particularité animale ; même immobile,
la couleur qui était la sienne plus que de tous les Guermantes,
d’être seulement de l’ensoleillement d’une journée d’or devenue
solide, lui donnait comme un plumage si étrange, faisait de lui une
espèce si rare, si précieuse, qu’on aurait voulu la posséder pour
une collection ornithologique ; mais quand, de plus, cette
lumière changée en oiseau se mettait en mouvement, en action, quand
par exemple je voyais Robert de Saint-Loup entrer dans une soirée
où j’étais, il avait des redressements de sa tête si joyeusement et
si fièrement huppée sous l’aigrette d’or de ses cheveux un peu
déplumés, des mouvements de cou tellement plus souples, plus fiers
et plus coquets que n’en ont les humains, que devant la curiosité
et l’admiration moitié mondaine, moitié zoologique qu’il vous
inspirait, on se demandait si c’était dans le faubourg
Saint-Germain qu’on se trouvait ou au Jardin des Plantes et si on
regardait un grand seigneur traverser un salon, ou se promener dans
sa cage un merveilleux oiseau. Pour peu qu’on y mît un peu
d’imagination, le ramage ne se prêtait pas moins à cette
interprétation que le plumage. Il disait ce qu’il croyait grand
siècle et par là imitait les manières des Guermantes. Mais un rien
d’indéfinissable faisait qu’elles devenaient les manières de M. de
Charlus. « Je te quitte un instant, me dit-il, dans cette
soirée où Mme de Marsantes était un peu plus loin. Je vais faire un
doigt de cour à ma nièce. » Quant à cet amour dont il me
parlait sans cesse, il n’était pas d’ailleurs que celui pour
Charlie, bien que ce fût le seul qui comptât pour lui. Quel que
soit le genre d’amours d’un homme, on se trompe toujours sur le
nombre des personnes avec qui il a des liaisons, parce qu’on
interprète faussement des amitiés comme des liaisons, ce qui est
une erreur par addition, mais aussi parce qu’on croit qu’une
liaison prouvée en exclut une autre, ce qui est un autre genre
d’erreur. Deux personnes peuvent dire : « la maîtresse de
X… , je la connais », prononcer deux noms différents et ne se
tromper ni l’une ni l’autre. Une femme qu’on aime suffit rarement à
tous nos besoins et on la trompe avec une femme qu’on n’aime pas.
Quant au genre d’amours que Saint-Loup avait hérité de M. de
Charlus, un mari qui y est enclin fait habituellement le bonheur de
sa femme.
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