Je leur ai donné leurs huit jours. Ils sont partis à l’heure qu’il est. La femme de chambre ? la cuisinière ? Elles habitent à l’autre extrémité de la maison, et tu m’as dit toi-même, souvent, qu’on ne pouvait rien entendre de cette extrémité-là. Et puis après ? Ta femme ? Elle aussi couche loin de cette pièce, et elle n’a rien entendu non plus. Siméon, ton vieux secrétaire ? Nous l’avons ficelé quand il nous a ouvert la porte d’entrée tout à l’heure. D’ailleurs, autant en finir de ce côté, Bournef !

L’homme à la forte moustache, qui maintenait à ce moment la chaise, se redressa et répliqua :

– Qu’y a-t-il ?

– Bournef, où a-t-on enfermé le secrétaire ?

– Dans la loge du concierge.

– Tu connais la chambre de la dame ?

– Certes, d’après les indications que vous m’avez données.

– Allez-y tous les quatre et ramenez la dame et le secrétaire !

Les quatre individus sortirent par une porte qui se trouvait au-dessous de maman Coralie, et ils n’avaient pas disparu que le chef se pencha vivement sur sa victime et prononça :

– Nous voilà seuls, Essarès. C’est ce que j’ai voulu. Profitons-en.

Il se baissa davantage encore et murmura de telle façon que Patrice avait du mal à entendre :

– Ces gens-là sont des imbéciles que je mène à ma guise et à qui je ne dévoile que le moins possible de mes plans. Tandis que nous, Essarès, nous sommes faits pour nous accorder. C’est ce que tu n’as pas voulu admettre et tu vois où cela t’a conduit. Allons, Essarès, n’y mets pas d’entêtement et ne finasse pas avec moi. Tu es pris au piège, impuissant, soumis à ma volonté. Eh bien, plutôt que de te laisser démolir par des tortures qui finiraient certainement par avoir raison de ton énergie, accepte une transaction. Part à deux, veux-tu ? Faisons la paix et traitons sur cette base du partage égal. Je te prends dans mon jeu et tu me prends dans le tien. Réunis, nous gagnons fatalement la victoire. Ennemis, qui sait si le vainqueur surmontera tous les obstacles qui s’opposeront encore à lui ? C’est pourquoi, je te le répète : part à deux. Réponds. Oui ou non ?

Il desserra le bâillon et tendit l’oreille. Cette fois, Patrice ne perçut pas les quelques mots qui furent prononcés par la victime. Mais presque aussitôt, l’autre, le chef, se releva dans une explosion de colère subite.

– Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que tu me proposes ? Vrai, tu en as de l’aplomb ! Une offre de ce genre à moi ! Offre cela à Bournef ou à ses camarades. Ils comprendront, eux. Mais moi ? moi ? le colonel Fakhi. Ah ! non, mon petit, je suis plus gourmand, moi ! Je consens à partager. Mais, à recevoir l’aumône, jamais de la vie !

Patrice écoutait avidement, et, en même temps, il ne perdait pas de vue maman Coralie, dont le visage, toujours décomposé par l’angoisse, exprimait la même attention.

Et aussi, il regardait la victime que la glace posée au-dessus de la cheminée reflétait en partie. Habillé d’un vêtement d’appartement en velours soutaché, et d’un pantalon de flanelle marron, c’était un homme d’environ cinquante ans, complètement chauve, de figure grasse, au nez fort et recourbé, aux yeux profondément renfoncés sous des sourcils épais, aux joues gonflées et couvertes d’une lourde barbe grisonnante. Du reste, Patrice pouvait l’examiner d’une manière plus précise sur un portrait de lui qui était pendu à gauche de la cheminée, entre la seconde et la première fenêtre, et qui représentait une face énergique, puissante, et pour ainsi dire violente d’expression.

« Une face d’Oriental, se dit Patrice ; j’ai vu, en Égypte et en Turquie, des têtes pareilles à celle-là. »

Les noms de tous ces individus, d’ailleurs, le colonel Fakhi, Mustapha, Bournef, Essarès, leur accent, leur manière d’être, leur aspect, leur silhouette, tout lui rappelait des impressions ressenties là-bas, dans les hôtels d’Alexandrie ou sur les rives du Bosphore, dans les bazars d’Andrinople ou sur les bateaux grecs qui sillonnent la mer Égée. Types de Levantins, mais de Levantins enracinés à Paris. Essarès bey, c’était un nom de financier que Patrice connaissait, de même que celui de ce colonel Fakhi, que ses intonations et son langage dénotaient comme un Parisien averti.

Mais un bruit de voix s’éleva de nouveau du côté de la porte. Brutalement celle-ci fut ouverte, et les quatre individus survinrent en traînant un homme attaché, qu’ils laissèrent tomber à l’entrée de la salle.

– Voilà le vieux Siméon, s’écria celui qu’on appelait Bournef.

– Et la femme ? demanda vivement le chef.