Quand je lis un livre mal écrit – ce qui est le cas pour presque toutes les traductions – j’ai l’impression de nager dans de l’eau sale.

 

Livre. Pour l’écrivain, chaque livre est la cause d’une métamorphose. La grande lassitude, les ressorts débandés, la tristesse, qui suivent la remise d’un nouveau manuscrit à l’éditeur, s’expliquent par une mue profonde : je suis en train de devenir l’auteur de ce livre.

 

L’homme aux cent camaïeux. Il ne voyait les choses qu’en une seule couleur, dégradée il est vrai, en une variété infinie de tons. Mais cette couleur changeait selon ses sentiments. Était-il calme et d’humeur rêveuse, le monde baignait dans une lumière bleutée. Celle-ci tournait au rouge sanglant si un mouvement de colère venait à s’emparer de son cœur. La mélancolie teintait toutes choses de rayons glauques, etc.

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Vieillir. Deux pommes sur une planche pour l’hiver. L’une se boursoufle et pourrit, l’autre se dessèche et se ratatine. Choisis si possible cette seconde vieillesse, dure et légère.

 

 

Enfant. Il fume comme une cheminée. Je lui dis :

« Tu es intoxiqué.

— Non, parce que je m’arrêterai quand je voudrai.

— Oui, mais voudras-tu quand tu voudras ? »

 

Livres. Les taches brunes sur les pages des vieux livres ne sont peut-être que la trace des postillons des lecteurs qui lurent ces livres à haute voix. Trace de l’oral sur l’écrit.

 

Goethe : Méfiez-vous des rêves de jeunesse, ils finissent toujours par se réaliser.

 

Pluie. Eau douce. Eau distillée par le soleil. Le contraire de l’eau de mer. Pluie sur la mer. Petits champignons d’éclaboussures. Les nuages en passant envoient des baisers d’eau douce à la grande plaine glauque et salée.

 

Enfants. Mon petit conte La Mère Noël – où l’on voit le père Noël déboutonner sa houppelande rouge, écarter sa barbe de coton blanc et, faisant jaillir un sein généreux, allaiter l’enfant Jésus – traduit la frustration du pater nutritor incapable de devenir almus pater. La fellation ne compense pas cette infirmité malgré l’évidente affinité du sperme avec le lait.

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L’autre soir au cinéma. À ma gauche, une jeune femme au visage pas plus bête qu’un autre. Pendant toute la durée du film, elle ne cesse d’accompagner les images de faibles cris d’angoisse, de petits rires de mépris, de murmures attendris, etc. Bientôt je prête davantage d’attention à ses réactions qu’au film lui-même, d’ailleurs insipide. Et peu à peu une évidence s’impose à moi : cette femme dort et fait un rêve, et ses émotions percent à travers son sommeil. Et par quelque prodige technique son rêve se déroule aussi devant elle sur un vaste écran, de telle sorte que je fais le même rêve qu’elle, et une cinquantaine d’autres spectateurs avec nous. Nature hypnotique du cinéma. Ce qui contribue puissamment à cette impression, c’est la convention tyrannique qui commande tout le film – intrigue, morale, logique, et jusqu’aux visages stéréotypés des acteurs – et que chaque spectateur possède sur le bout du doigt.