J’eus la force de suivre Leoni dans le boudoir, et je tombai sur l’ottomane, aussi pâle et aussi consternée que lui.
7
Il resta quelque temps ainsi ; puis tout à coup rassemblant ses forces, il se jeta à mes pieds.
– Juliette, me dit-il, je suis perdu si tu ne m’aimes pas jusqu’au délire.
– Ô ciel ! qu’est-ce que cela signifie ? m’écriai-je avec égarement en jetant mes bras autour de son cou.
– Et tu ne m’aimes pas ainsi ! continua-t-il avec angoisse ; je suis perdu, n’est-ce pas ?
– Je t’aime de toutes les forces de mon âme, m’écriai-je en pleurant ; que faut-il faire pour te sauver ?
– Ah ! tu n’y consentiras pas ! reprit-il avec abattement. Je suis le plus malheureux des hommes ; tu es la seule femme que j’aie jamais aimée, Juliette ; et au moment de te posséder, mon âme, ma vie, je te perds à jamais !... Il faudra que je meure.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! m’écriai-je, ne pouvez-vous parler ? ne pouvez-vous dire ce que vous attendez de moi ?
– Non, je ne puis parler, répondit-il ; un affreux secret, un mystère épouvantable pèse sur ma vie entière, et je ne pourrai jamais te le révéler. Pour m’aimer, pour me suivre, pour me consoler, il faudrait être plus qu’une femme, plus qu’un ange peut-être !...
– Pour t’aimer ! pour te suivre ! lui dis-je. Dans quelques jours ne serai-je pas ta femme ? Tu n’auras qu’un mot à dire, et quelle que soit ma douleur et celle de mes parents, je te suivrai au bout du monde, si tu le veux.
– Est-ce vrai, ô ma Juliette ! s’écria-t-il avec un transport de joie ; tu me suivras ! tu quitteras tout pour moi !... Eh bien ! si tu m’aimes à ce point, je suis sauvé ! Partons, partons tout de suite...
– Quoi ! y pensez-vous, Leoni ? Sommes-nous mariés ? lui dis-je.
– Nous ne pouvons pas nous marier, répondit-il d’une voix forte et brève.
Je restai atterrée.
– Et si tu ne veux pas m’aimer, si tu ne veux pas fuir avec moi, continua-t-il, je n’ai plus qu’un parti à prendre : c’est de me tuer.
Il prononça ces mots d’un ton si résolu, que je frissonnai de la tête aux pieds.
– Mais que nous arrive-t-il donc ? lui dis-je ; est-ce un rêve ? Qui peut nous empêcher de nous marier, quand tout est décidé, quand vous avez la parole de mon père ?
– Un mot de l’homme qui est amoureux de vous, et qui veut vous empêcher d’être à moi.
– Je le hais et je le méprise, m’écriai-je. Où est-il ? Je veux lui faire sentir la honte d’une si lâche poursuite et d’une si odieuse vengance... mais que peut-il contre toi, Leoni ? n’est-tu pas tellement au-dessus de ses attaques qu’un mot de toi ne le réduise en poussière ? Ta vertu et ta force ne sont-elles pas inébranlables et pures comme l’or ? Ô ciel ! je devine : tu es ruiné ! les papiers que tu attends n’apporteront que de mauvaises nouvelles. Henryet le sait, il te menace d’avertir mes parents. Sa conduite est infâme ; mais ne crains rien, mes parents sont bons, ils m’adorent ; je me jetterai à leurs pieds, je les menacerai de me faire religieuse ; tu les supplieras encore comme hier et tu les vaincras, sois-en sûr. Ne suis-je pas assez riche pour deux ? Mon père ne voudra pas me condamner à mourir de douleur ; ma mère intercédera pour moi... À nous trois nous aurons plus de force que ma tante pour le convaincre. Va, ne t’afflige plus, Leoni, cela ne peut pas nous séparer, c’est impossible. Si mes parents étaient sordides à ce point, c’est alors que je fuirais avec toi...
– Fuyons donc tout de suite, me dit Leoni d’un air sombre ; car ils seront inflexibles. Il y a autre chose encore que ma ruine, quelque chose d’infernal que je ne peux pas te dire. Es-tu bonne, es-tu généreuse ? Es-tu la femme que j’ai rêvée et que j’ai cru trouver en toi ? Es-tu capable d’héroïsme ? Comprends-tu les grandes choses, les immenses dévouements ? Voyons, voyons ! Juliette, es-tu une femme aimable et jolie que je vais quitter avec regret, ou es-tu un ange que Dieu m’a donné pour me sauver du désespoir ? Sens-tu ce qu’il y a de beau, de sublime à se sacrifier pour ce qu’on aime ? Ton âme n’est-elle pas émue à l’idée de tenir dans tes mains la vie et la destinée d’un homme, et de t’y consacrer tout entière ? Ah ! que ne pouvons-nous changer de rôle ! que ne suis-je à ta place ! Avec quel bonheur, avec quel transport je t’immolerais toutes les affections, tous les devoirs !...
– Assez, Leoni, lui répondis-je ; vous m’égarez par vos discours. Grâce, grâce pour ma pauvre mère, pour mon pauvre père, pour mon honneur ! Vous voulez me perdre... !
– Ah ! tu penses à tout cela ! s’écria-t-il, et pas à moi ! Tu pèses la douleur de tes parents, et tu ne daignes pas mettre la mienne dans la balance ! Tu ne m’aimes pas...
Je cachai mon visage dans mes mains, j’invoquai Dieu, j’écoutai les sanglots de Leoni ; je crus que j’allais devenir folle.
– Eh bien ! tu le veux, lui dis-je, et tu le peux ; parle, dis-moi tout ce que tu voudras, il faudra bien que je t’obéisse ; n’as-tu pas ma volonté et mon âme à ta disposition ?
– Nous avons peu d’instants à perdre, répondit Leoni. Il faut que dans une heure nous soyons partis, ou ta fuite deviendra impossible. Il y a un œil de vautour qui plane sur nous. Mais, si tu le veux, nous saurons le tromper. Le veux-tu ? le veux-tu ?
Il me serra dans ses bras avec délire. Des cris de douleur s’échappaient de sa poitrine. Je répondis oui, sans savoir ce que je disais.
– Eh bien ! retourne vite au bal, me dit-il, ne montre pas d’agitation. Si on te questionne, dis que tu as été un peu indisposée ; mais ne te laisse pas emmener. Danse s’il le faut. Surtout, si Henryet te parle, sois prudente, ne l’irrite pas ; songe que pendant une heure encore mon sort est dans ses mains. Dans une heure je reviendrai sous un domino. J’aurai ce bout de ruban au capuchon. Tu le reconnaîtras, n’est-ce pas ? Tu me suivras, et surtout tu seras calme, impassible. Il le faut, songe à tout cela, t’en sens-tu la force ?
Je me levai et je pressai ma poitrine brisée dans mes deux mains.
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