Leoni savait tout ce qu’il fallait éviter et tout ce qu’il fallait observer pour maintenir la paix de l’âme et le bien-être du corps. Il me le dictait avec sa tendresse adorable ; et, soumise à lui comme l’esclave à son maître, je ne contrariais jamais un seul de ses désirs. Ainsi il disait que l’échange des pensées entre deux êtres qui s’aiment est la plus douce des choses, mais qu’elle peut devenir la pire de toutes si on en abuse. Il avait donc réglé les heures et les lieux de nos entretiens. Tout le jour nous étions occupés à travailler : je prenais soin du ménage, je lui préparais des friandises ou je plissais moi-même son linge. Il était extrêmement sensible à ces petites recherches de luxe, et les trouvait doublement précieuses au fond de notre ermitage. De son côté il pourvoyait à tous nos besoins et remédiait à toutes les incommodités de notre isolement. Il savait un peu de tous les métiers : il faisait des meubles en menuiserie, il posait des serrures, il établissait des cloisons en châssis et en papier peint, il empêchait une cheminée de fumer, il greffait un arbre à fruit, il amenait un courant d’eau vive autour de la maison. Il était toujours occupé de quelque chose d’utile, et il l’exécutait toujours bien. Quand ces grands travaux-là lui manquaient, il peignait l’aquarelle, composait de charmants paysages avec les croquis que, dans nos promenades, nous avions pris sur nos albums. Quelquefois il parcourait seul la vallée en composant des vers, et il revenait vite me les dire. Il me trouvait souvent dans l’étable avec mon tablier plein d’herbes aromatiques, dont les chèvres sont friandes. Mes deux belles protégées mangeaient sur mes genoux. L’une était blanche et sans tache : elle s’appelait Neige ; elle avait l’air doux et mélancolique. L’autre était jaune comme un chamois, avec la barbe et les jambes noires. Elle était toute jeune, sa physionomie était mutine et sauvage : nous l’appelions Daine. La vache s’appelait Pâquerette. Elle était rousse et rayée de noir transversalement, comme un tigre. Elle passait sa tête sur mon épaule ; et, quand Leoni me trouvait ainsi, il m’appelait sa Vierge à la crèche. Il me jetait mon album et me dictait ses vers, qui m’étaient presque toujours adressés. C’étaient des hymnes d’amour et de bonheur qui me semblaient sublimes, et qui devaient l’être. Je pleurais sans rien dire en les écrivant ; et quand j’avais fini :

– Eh bien ! me disait Leoni, tu les trouves mauvais ?

Je relevais vers lui mon visage baigné de larmes : il riait et m’embrassait avec transport.

Et puis il s’asseyait sur le fourrage embaumé et me lisait des poésies étrangères, qu’il me traduisait avec une rapidité et une précision inconcevables. Pendant ce temps je filais du lin dans le demi-jour de l’étable. Il faut savoir quelle est la propreté exquise des étables suisses pour comprendre que nous eussions choisi la nôtre pour salon. Elle était traversée par un rapide ruisseau d’eau de roche qui la balayait à chaque instant et qui nous réjouissait de son petit bruit. Des pigeons familiers y buvaient à nos pieds, et, sous la petite arcade par laquelle l’eau entrait, des moineaux hardis venaient se baigner et dérober quelques graines. C’était l’endroit le plus frais dans les jours chauds quand toutes les lucarnes étaient ouvertes, et le plus chaud dans les jours froids quand les moindres fentes étaient tamponnées de paille et de bruyère. Souvent Leoni, fatigué de lire, s’y endormait sur l’herbe fraîchement coupée, et je quittais mon ouvrage pour contempler ce beau visage, que la sérénité du sommeil ennoblissait encore.

Durant ces journées si remplies, nous nous parlions peu, quoique presque toujours ensemble ; nous échangions quelques douces paroles, quelques douces caresses, et nous nous encouragions mutuellement à notre œuvre. Mais, quand venait le soir, Leoni devenait indolent de corps et actif d’esprit : c’étaient les heures où il était le plus aimable, et il les avait réservées aux épanchements de notre tendresse. Doucement fatigué de sa journée, il se couchait sur la mousse à mes pieds, dans un endroit délicieux qui était auprès de la maison, sur le versant de la montagne.