Les bougies, en se consumant, mettaient le feu à leurs collerettes de papier vert et jetaient une lueur livide sur les objets. Tout prenait pour mes sens des formes et des sons imaginaires. Juliette, étendue sur le sofa et roulée dans l’hermine et dans la soie, me semblait une morte enveloppée dans son linceul. Les chants et les rires du dehors me faisaient l’effet de cris de détresse, et chaque gondole qui glissait sous le pont de marbre situé au bas de ma fenêtre me donnait l’idée d’un noyé se débattant contre les flots et l’agonie. Enfin je n’avais que des pensées de désespoir et de mort dans la tête, et je ne pouvais soulever le poids dont ma poitrine était oppressée.

Cependant je me calmai et je fis de moins folles réflexions. Je m’avouai que la guérison de Juliette faisait des progrès bien lents, et que, malgré tous les sacrifices que la reconnaissance lui avait arrachés en ma faveur, son cœur était presque aussi malade que dans les premiers jours. Ces regrets si longs et si amers d’un amour si misérablement placé me semblaient inexplicables, et j’en cherchai la cause dans l’impuissance de mon affection. Il faut, pensai-je, que mon caractère lui inspire quelque répugnance insurmontable qu’elle n’ose m’avouer. Peut-être la vie que je mène lui est-elle antipathique, et pourtant j’ai conformé mes habitudes aux siennes. Leoni la promenait sans cesse de ville en ville ; je la fais voyager depuis deux ans sans m’attacher à aucun lieu et sans tarder un instant à quitter l’endroit où je vois la moindre trace d’ennui sur son visage. Cependant, elle est triste, cela est certain ; rien ne l’amuse, et c’est par dévouement qu’elle daigne quelquefois sourire. Rien de ce qui plaît aux femmes n’a d’empire sur cette douleur : c’est un rocher que rien n’ébranle, un diamant que rien ne ternit. Pauvre Juliette ! quelle vigueur dans ta faiblesse ! quelle résistance désespérante dans ton inertie !

Insensiblement je m’étais laissé aller à exprimer tout haut mes anxiétés. Juliette s’était soulevée sur un bras ; et, penchée en avant sur les coussins, elle m’écoutait tristement.

– Écoute, lui dis-je en m’approchant d’elle, j’imagine une nouvelle cause à ton mal. Je l’ai trop comprimé, tu l’as trop refoulé dans ton cœur ; j’ai craint lâchement de voir cette plaie, dont l’aspect me déchirait ; et toi, par générosité, tu me l’as cachée. Ainsi négligée et abandonnée, ta blessure s’est envenimée tous les jours, quand tous les jours j’aurais dû la soigner et l’adoucir. J’ai eu tort, Juliette. Il faut montrer ta douleur, il faut la répandre dans mon sein ; il faut me parler de tes maux passés, me raconter ta vie à chaque instant, me nommer mon ennemi ; oui, il le faut. Tout à l’heure tu as dit un mot que je n’oublierai pas ; tu m’as conjuré de te faire au moins entendre son nom. Eh bien ! prononçons-le ensemble ce nom maudit qui te brûle la langue et le cœur. Parlons de Leoni.

Les yeux de Juliette brillèrent d’un éclat involontaire. Je me sentis oppressé ; mais je vainquis ma souffrance, et je lui demandai si elle approuvait mon projet.

– Oui, me dit-elle d’un air sérieux, je crois que tu as raison. Vois-tu, j’ai souvent la poitrine pleine de sanglots ; la crainte de t’affliger m’empêche de les répandre, et j’amasse dans mon sein des trésors de douleur. Si j’osais m’épancher devant toi, je crois que je souffrirais moins. Mon mal est comme un parfum qui se garde éternellement dans un vase fermé ; qu’on ouvre le vase, et le parfum s’échappe bien vite. Si je pouvais parler sans cesse de Leoni, te raconter les moindres circonstances de notre amour, je me remettrais à la fois sous les yeux le bien et le mal qu’il m’a faits ; tandis que ton aversion me semble souvent injuste, et que, dans le secret de mon cœur, j’excuse des torts dont le récit dans la bouche d’un autre me révolterait.

– Eh bien ! lui dis-je, je veux les apprendre de la tienne. Je n’ai jamais su les détails de cette funeste histoire ; je veux que tu me les dises, que tu me racontes ta vie tout entière. En connaissant mieux tes maux, j’apprendrai peut-être à les mieux adoucir. Dis-moi tout, Juliette : dis-moi par quels moyens ce Leoni a su se faire tant aimer ; dis-moi quel charme, quel secret il avait ; car je suis las de chercher en vain le chemin inabordable de ton cœur. Je t’écoute, parle.

– Ah ! oui, je le veux bien, répondit-elle ; cela va enfin me soulager.