Incapable de modérer son impatience, elle demanda au maître de la maison ce qu’était devenu son ami le Vénitien.
– Ah ! dit M. Delpech, vous avez déjà remarqué mon Vénitien ? (Il jeta en souriant un coup d’œil sur ma toilette, et comprit.) C’est un joli garçon, ajouta-t-il, de haute naissance, et très à la mode à Paris et à Londres ; mais je dois vous confesser qu’il est horriblement joueur, et que si vous ne le voyez pas ici, c’est qu’il préfère les cartes aux femmes les plus belles.
– Joueur ! dit ma mère, cela est fort vilain.
– Oh ! reprit M. Delpech, c’est selon. Quand on en a le moyen !
– Au fait !... dit ma mère ; et cette observation lui suffit. Elle ne s’inquiéta plus jamais de la passion de Leoni pour le jeu.
Peu d’instants après ce court entretien, Leoni parut dans le salon où nous dansions. Je vis M. Delpech lui parler à l’oreille en me regardant, et les yeux de Leoni flotter incertains autour de moi, jusqu’à ce que, guidé par les indications de son ami, il me découvrît dans la foule et s’approchât pour me mieux voir. Je compris en ce moment que mon rôle de fille à marier était un peu ridicule ; car il y avait quelque chose d’ironique dans l’admiration de son regard, et pour la première fois de ma vie peut-être je rougis et sentis de la honte.
Cette honte devint une sorte de souffrance lorsque je vis que Leoni était retourné à la salle de jeu au bout de quelques instants. Il me sembla que j’étais raillée et dédaignée, et j’en eus du dépit contre ma mère. Cela ne m’était jamais arrivé, et elle s’étonna de l’humeur que je lui montrai.
– Allons, me dit-elle avec un peu de dépit à son tour, je ne sais ce que tu as, mais tu deviens laide. Partons.
Elle se levait déjà lorsque Leoni traversa vivement la salle et vint l’inviter à valser. Cet incident inespéré lui rendit la gaieté ; elle me jeta en riant son éventail et disparut avec lui dans le tourbillon.
Comme elle aimait passionnément la danse, nous étions toujours accompagnées au bal par une vieille tante, sœur aînée de mon père, qui me servait de chaperon lorsque je n’étais pas invitée à danser en même temps que ma mère. Mlle Agathe, c’est ainsi qu’on appelait ma tante, était une vieille fille d’un caractère égal et froid. Elle avait plus de bon sens que le reste de la famille ; mais elle n’était pas exempte du penchant à la vanité, qui est l’écueil de tous les parvenus. Quoiqu’elle fit au bal une fort triste figure, elle ne se plaignait jamais de l’obligation de nous y accompagner ; c’était pour elle l’occasion de montrer dans ses vieux jours de fort belles robes qu’elle n’avait pas eu le moyen de se procurer dans sa jeunesse. Elle faisait donc un grand cas de l’argent ; mais elle n’était pas également accessible à toutes les séductions du monde. Elle avait une vieille haine contre les nobles, et ne perdait pas une occasion de les dénigrer et de les tourner en ridicule, ce dont elle s’acquittait avec assez d’esprit.
Fine et pénétrante, habituée à ne pas agir et à observer les actions d’autrui, elle avait compris la cause du petit mouvement d’humeur que j’avais éprouvé. Le babillage expansif de ma mère l’avait instruite de ses intentions sur Leoni, et le visage à la fois aimable, fier et moqueur du Vénitien lui révélait beaucoup de choses que ma mère ne comprenait pas.
– Vois-tu, Juliette, me dit-elle en se penchant vers moi, voici un grand seigneur qui se moque de nous.
J’eus un tressaillement douloureux. Ce que disait ma tante répondait à mes pressentiments. C’était la première fois que j’apercevais clairement sur la figure d’un homme le dédain de notre bourgeoisie. On m’avait accoutumée à me divertir de celui que les femmes ne nous épargnaient guère, et à le regarder comme une marque d’envie ; mais notre beauté nous avait jusque-là préservées du dédain des hommes, et je pensai que Leoni était le plus insolent qui eût jamais existé. Il me fit horreur, et quand après avoir ramené ma mère à sa place il m’invita pour la contredanse suivante, je le refusai fièrement. Sa figure exprima un tel étonnement, que je compris à quel point il comptait sur un bon accueil. Mon orgueil triompha, et je m’assis auprès de ma mère en déclarant que j’étais fatiguée. Leoni nous quitta en s’inclinant profondément à la manière des Italiens, et en jetant sur moi un regard de curiosité où perçait toujours la moquerie de son caractère.
Ma mère, étonnée de ma conduite, commença à craindre que je fusse capable d’une volonté quelconque. Elle me parla doucement, espérant qu’au bout de quelque temps je consentirais à danser et que Leoni m’inviterait de nouveau ; mais je m’obstinai à rester à ma place. Au bout d’une heure, nous entendîmes à diverses reprises, dans le bourdonnement vague du bal, le nom de Leoni ; quelqu’un dit en passant près de nous que Leoni perdait six cents louis.
– Très bien ! dit ma tante d’un ton sec ; il fera bien de chercher une belle fille à marier avec une belle dot !
– Oh ! il n’a pas besoin de cela, reprit une autre personne. Il est si riche !
– Tenez, ajouta une troisième, le voilà qui danse ; voyez s’il a l’air soucieux.
Leoni dansait en effet, et son visage n’exprimait pas la moindre inquiétude. Il se rapprocha ensuite de nous, adressa des fadeurs à ma mère avec la facilité d’un homme du grand monde, et puis essaya de me faire dire quelque chose en m’adressant des questions indirectes.
Je gardai un silence obstiné, et il s’éloigna d’un air indifférent.
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