Bientôt il n’y eut plus d’obstacles. Ma main lui fut promise avec une dot d’un demi-million : ma tante fit observer encore qu’il fallait avoir des renseignements plus certains sur la fortune et la condition de cet étranger. Leoni sourit et promit de fournir ses titres de noblesse et de propriété en moins de vingt jours. Il traita fort légèrement la rédaction du contrat, qui fut dressé de la manière la plus libérale et la plus confiante envers lui. Il paraissait à peine savoir ce que je lui apportais. M. Delpech et, sur la parole de celui-ci, tous les nouveaux amis de Leoni assuraient qu’il avait quatre fois plus de fortune que nous, et qu’en m’épousant il faisait un mariage d’amour. Je me laissai facilement persuader. Je n’avais jamais été trompée, et je ne me représentais les faussaires et les filous que sous les haillons de la misère et les dehors de l’ignominie...
Un sentiment pénible oppressa la poitrine de Juliette. Elle s’arrêta, et me regarda d’un air égaré.
– Pauvre enfant ! lui dis-je, Dieu aurait dû te protéger.
– Oh ! me dit-elle en fronçant légèrement son sourcil d’ébène, j’ai prononcé des mots affreux ; que Dieu me les pardonne ! Je n’ai pas de haine dans le cœur, et je n’accuse point Leoni d’être un scélérat ; non, non, car je ne veux pas rougir de l’avoir aimé. C’est un malheureux qu’il faut plaindre. Si vous saviez... Mais je vous dirai tout.
– Continue ton histoire, lui dis-je ; Leoni est assez coupable ; ton intention n’est pas de l’accuser plus qu’il ne le mérite.
Juliette reprit son récit.
Le fait est qu’il m’aimait, il m’aimait pour moi-même ; la suite l’a bien prouvé. Ne secouez pas la tête, Bustamente. Leoni est un corps robuste, animé d’une âme immense ; toutes les vertus et tous les vices, toutes les passions coupables et saintes y trouvent place en même temps. Personne n’a jamais voulu le juger impartialement ; il avait bien raison de le dire, moi seule l’ai connu et lui ai rendu justice.
Le langage qu’il me parlait était si nouveau à mon oreille, que j’en étais enivrée. Peut-être l’ignorance absolue où j’avais vécu de tout ce qui touchait au sentiment me faisait-elle paraître ce langage plus délicieux et plus extraordinaire qu’il n’eût semblé à une fille plus expérimentée. Mais je crois (et d’autres femmes le croient aussi) que nul homme sur la terre n’a ressenti et exprimé l’amour comme Leoni. Supérieur aux autres hommes dans le mal et dans le bien, il parlait une autre langue, il avait d’autres regards, il avait aussi un autre cœur. J’ai entendu dire à une dame italienne qu’un bouquet dans la main de Leoni avait plus de parfum que dans celle d’un autre, et il en était ainsi de tout. Il donnait du lustre aux choses les plus simples, et rajeunissait les moins neuves. Il y avait un prestige autour de lui ; je ne pouvais ni ne désirais m’y soustraire. Je me mis à l’aimer de toutes mes forces.
Dans ce moment, je me sentis grandir à mes propres yeux. Que ce fût l’ouvrage de Dieu, celui de Leoni ou celui de l’amour, une âme forte se développa et s’épanouit dans mon faible corps. Chaque jour je sentis un monde de pensées nouvelles se révéler à moi. Un mot de Leoni faisait éclore en moi plus de sentiments que les frivoles discours entendus dans toute ma vie. Il voyait ce progrès, il en était heureux et fier. Il voulut le hâter et m’apporta des livres. Ma mère en regarda la couverture dorée, le vélin et les gravures. Elle vit à peine le titre des ouvrages qui allaient bouleverser ma tête et mon cœur.
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