Quand on a trop peu d’empire sur soi pour ne pas commettre des excès, le seul moyen de salut consiste à ne plus boire du tout.

– Faut mourir de soif alors ?

– Je me suis mal expliqué. Il faut se décider à ne boire que de l’eau. Auriez-vous ce courage ?

– À moins d’avoir les poches vides ou d’être coffré, je n’ai jamais essayé.

– Votre franchise parle en votre faveur et je vous aiderai à essayer.

En effet, le juge essaya. Récemment converti lui-même à la tempérance, il cherchait à ramener les ivrognes dans la bonne voie, et tout buveur qu’il se voyait obligé de condamner devenait l’objet de ses louables efforts. On se moquait un peu de son innocente manie, qui avait parfois produit de bons résultats, et c’eût été un véritable triomphe pour lui d’opérer la guérison du « vieux Finn ». Aussi, à peine mon père fut-il sorti de prison, que le digne philanthrope le fît venir, l’habilla des pieds à la tête et lui donna une place à sa table.

– Voyez-vous, lui dit-il, il n’y a que le premier pas qui coûte, et, pour éviter les rechutes, je vous engage à passer une semaine sous mon toit, où vous serez à l’abri des tentations. Lorsque vous vous sentirez assez fort, je vous trouverai un emploi régulier. Certaines personnes, dont je ne récuse pas la compétence, sont d’avis que l’on doit se déshabituer peu à peu de l’usage des liqueurs fortes ; mais l’expérience m’a démontré la nécessité de couper brusquement le mal dans sa racine.

Bref, le juge et sa femme parlèrent en termes si éloquents des avantages de la tempérance, que leur auditeur finit par s’attendrir. Il ne s’était jamais entendu traiter de frère, même par les cabaretiers dont il contribuait de son mieux à faire la fortune ; et d’ailleurs, il se trouvait dans un des cas où il ne pouvait boire que de l’eau, ses poches étant vides.

– Tenez, s’écria-t-il, je crois que, s’il y avait devant moi une bouteille de whisky, je n’y toucherais pas. Je veux être pendu si...

– N’allons pas si vite, interrompit le juge. Ne vous engagez à rien avant d’être sûr de vous.

Le nouveau converti était-il sincère ? Lui seul le sait. En tout cas, le juge eut de graves raisons pour en douter. Au milieu de la nuit, mon père eut très soif. L’eau ne manquait pas dans la chambre où ses hôtes l’avaient hébergé, mais cette boisson ne le tentait pas le moins du monde. Il descendit par la fenêtre, échangea son habit neuf contre une cruche de rhum, rentra au gîte et se donna du bon temps. Vers l’aube, bien que la cruche fût vide, il avait plus soif que jamais. Cette fois, il descendit si maladroitement qu’il se cassa le bras gauche en deux endroits et fut ramassé le lendemain matin à moitié mort de froid.

Lorsqu’on visita la chambre d’ami, on la trouva dans un tel état que la femme du juge conseilla à son mari de se montrer moins philanthrope à l’avenir. Quant à ce dernier, il déclara que l’on parviendrait peut-être à corriger son ex-protégé à coups de revolver, mais qu’il ne voyait pas d’autre moyen.

 

 

IV

 

La fuite.

 

Mon père, bien soigné à l’hôpital, se rétablit plus tôt qu’on ne pouvait s’y attendre. À peine debout, il poursuivit M. Thatcher devant les tribunaux afin de se faire remettre mes six mille dollars. Il me poursuivit d’une autre façon parce que je m’obstinais à me rendre à l’école. Deux fois il parvint à m’attraper, et je n’en fus pas quitte à bon marché. Cela ne m’empêcha pas de me montrer si assidu que le maître m’adressa des félicitations.

Le procès semblait devoir durer longtemps, ou plutôt il semblait ne devoir jamais commencer. Je soupçonne l’homme de loi de mon père de s’être entendu avec M. Thatcher pour laisser les choses traîner en longueur. En tout cas, son client se procurait d’une manière ou d’une autre assez d’argent pour se griser ; alors il troublait le repos de la ville ; on le réintégrait dans la geôle et, à la sortie, personne n’offrait de le convertir.

Enfin, après avoir surveillé pendant un mois les abords de l’école sans parvenir à mettre la main sur moi, il commença à rôder autour de la maison de Mme Douglas. La veuve le prévint qu’elle le signalerait à l’attention de la police s’il continuait à l’inquiéter.

– Ah ! ah ! s’écria-t-il ; vous voudriez me faire passer pour un malfaiteur. Il ne manquait plus que cela ! Je vous montrerai, à vous et à M. Thatcher, que je suis le tuteur naturel de mon fils. Mon avocat vous le prouvera aussi.

– C’est là une question qui regarde les tribunaux, répliqua la veuve.

– Je me moque de vos tribunaux.