Dans le pauvre petit village de Saint-Petersburg, tout visage nouveau excitait une profonde curiosité. De plus, ce garçon était bien habillé, très bien habillé même pour un jour de semaine.
C’était tout bonnement ahurissant. Sa casquette était des plus élégantes et sa veste bleue, bien boutonnée, était aussi neuve que distinguée. Il en allait de même pour son pantalon. L’inconnu portait des souliers et une cravate de teinte vive. Il était si bien mis, il avait tellement l’air d’un citadin que Tom en éprouva comme un coup au creux de l’estomac. Plus Tom considérait cette merveille de l’art, plus il regardait de haut un pareil étalage de luxe, plus il avait conscience d’être lui-même habillé comme un chiffonnier. Les deux garçons restaient muets. Si l’un faisait un mouvement, l’autre l’imitait aussitôt, mais ils s’arrangeaient pour tourner l’un autour de l’autre sans cesser de se dévisager et de se regarder dans le blanc des yeux. Enfin Tom prit la parole.
— J’ai bonne envie de te flanquer une volée, dit-il.
— Essaie un peu.
— Ça ne serait pas difficile.
— Tu dis ça, mais tu n’en es pas capable.
— Pas capable ?
— Non, tu n’oseras pas.
— Si !
— Non !
Un moment de silence pénible, puis Tom reprit :
— Comment t’appelles-tu ?
— Ça ne te regarde pas.
— Si tu le prends sur ce ton, gare à toi.
— Viens-y donc.
— Encore un mot et tu vas voir.
— Un mot… un mot… tiens, ça en fait des tas tout ça. Eh bien, vas-y !
— Oh ! Tu te crois malin, hein ? Tu ne sais pas que je pourrais te flanquer par terre d’une seule main si je le voulais.
— Qu’est-ce que tu attends ?
— Ça ne va pas tarder si tu continues.
— Je connais la chanson. Il y a des gens qui sont restés comme ça pendant cent sept ans avant de se décider.
— Dégourdi, va ! Tu te prends pour quelqu’un, hein ? Oh ! En voilà un chapeau !
— Tu n’as qu’à pas le regarder, ce chapeau, s’il ne te plaît pas. Seulement, ne t’avise pas d’y toucher, le premier qui y touchera ira mordre la poussière.
— Menteur !
— Toi-même !
— Tu crânes, mais tu n’as pas le courage d’aller jusqu’au bout !
— Va voir là-bas si j’y suis.
— Dis donc, tu vas te taire, sans ça je t’assomme.
— J’y compte bien.
— Attends un peu.
— Mais alors, décide-toi. Tu dis tout le temps que tu vas me sauter dessus, pourquoi ne le fais-tu pas ? C’est que tu as peur.
— Je n’ai pas peur.
— Si.
— Non.
— Si.
Nouveau silence, nouveaux regards furibonds et nouveau manège des deux garçons dont les épaules finirent par se toucher.
— Allez, file, déclara Tom.
— Débarrasse donc le plancher toi-même.
— Non.
— Eh bien, moi non plus.
Pied contre pied, les deux garçons arc-boutés cherchèrent chacun à faire reculer l’adversaire. L’œil allumé par la haine, ni l’un ni l’autre ne put prendre l’avantage. Après avoir lutté ainsi jusqu’à devenir cramoisis, ils relâchèrent leurs efforts tout en s’observant avec prudence.
— Tu es un lâche et un poseur, dit Tom. Je demanderai à mon grand frère de s’occuper de toi. Il t’écrasera d’une chiquenaude.
— Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? Mon frère est encore plus grand que le tien. Tu verras, il ne sera pas long à l’envoyer valser par-dessus cette haie.
(Les deux frères étaient aussi imaginaires l’un que l’autre.)
— Tu mens.
— Pas tant que toi.
Tom traça une ligne dans la poussière avec son orteil et dit :
— Si tu dépasses cette ligne, je te tape dessus jusqu’à ce que tu ne puisses plus te relever.
L’inconnu franchit immédiatement la ligne.
— Maintenant, vas-y un peu.
— N’essaie pas de jouer au plus malin avec moi. Méfie-toi.
— Mais qu’est-ce que tu attends ?
— En voilà assez, pour deux sous, je te casse la figure !
Le garçon sortit deux pièces de cuivre de sa poche et les tendit à Tom d’un air narquois. Tom les jeta à terre. Alors, tous deux roulèrent dans la poussière, agrippés, l’un à l’autre comme des chats. Pendant une longue minute, ils se tirèrent par les cheveux et par les vêtements, se griffèrent et s’administrèrent force coups de poing sur le nez, se couvrant à la fois de poussière et de gloire. Bientôt, la masse confuse formée par les deux combattants émergea d’un nuage poudreux et Tom apparut à califourchon sur le jeune étranger dont il labourait énergiquement les côtes.
— Tu en as assez ? fit Tom.
Le garçon se débattit. Il pleurait, mais surtout de rage.
— Tu en as assez ?
Pas de réponse, et Tom recommença à taper sur l’autre.
Enfin, l’étranger demanda grâce : Tom le laissa se relever.
— J’espère que ça te servira de leçon, fit-il. La prochaine fois, tâche de savoir à qui tu te frottes.
Le garçon s’en alla en secouant la poussière de ses habits. Il haletait, reniflait, se détournait parfois en relevant le menton et criait à Tom ce qu’il lui réservait pour le jour où il le « repincerait », ce à quoi Tom répondait par des sarcasmes. Fier comme Artaban, il rebroussa chemin. À peine eut-il le dos tourné que son adversaire ramassa une pierre, la lança, l’atteignit entre les deux épaules et prit ses jambes à son cou.
Tom se précipita à la suite du traître et le poursuivit jusqu’à sa demeure, apprenant ainsi où il habitait. Il resta un moment à monter la garde devant la porte.
— Sors donc, si tu oses ! dit-il à son ennemi, mais l’ennemi, le nez collé à la vitre d’une fenêtre, se contenta de lui répondre par une série de grimaces jusqu’à ce que sa mère arrivât et traitât Tom d’enfant méchant et mal élevé, non sans le prier de prendre le large.
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