Ses camarades n’allaient pas tarder à partir en expédition et ils se moqueraient bien de lui en apprenant qu’il était obligé de travailler un samedi. Cette pensée le mettait au supplice. Il tira de ses poches tous les biens qu’il possédait en ce bas monde : des débris de jouets, des billes, toutes sortes d’objets hétéroclites. Il y avait là de quoi se procurer une besogne moins rude en échange de la sienne, mais certes pas une demi-heure de liberté. Il remit en poche ses maigres richesses et renonça à l’idée d’acheter ses camarades. Soudain, au beau milieu de son désespoir, il eut un trait de génie.
Il reprit son pinceau et s’attaqua de nouveau à la palissade. Ben Rogers, celui dont il redoutait le plus les quolibets, apparaissait à l’horizon. Il grignotait une pomme et, de temps en temps, poussait un long ululement mélodieux, suivi d’un son grave destiné à reproduire le bruit d’une cloche, car Ben s’était transformé en bateau à vapeur. Arrivé non loin de Tom, il réduisit la vitesse, changea de cap et décrivit un cercle majestueux comme il convenait à un navire calant neuf pieds. Il était à la fois Le Grand Missouri, son capitaine, les machines et la cloche, et il s’imaginait debout sur sa propre passerelle, en train de donner des ordres et de les exécuter.
— Stop ! Ding, ding !
Le navire fila sur son erre et s’avança lentement vers Tom.
— Machine arrière ! Ding, ding !
Les bras de Ben se raidirent, collés contre ses flancs.
— Droite la barre ! Tribord un peu ! Ding, ding ! Touf… Touf… Touf…
Sa main droite se mit à décrire des cercles réguliers car elle représentait l’une des deux roues à aubes du bâtiment.
— En arrière toujours ! La barre à bâbord ! Ding, ding ! Touf… Touf…
La main gauche cette fois entra en mouvement.
— En avant ! Doucement ! Ding, ding ! Laisse courir ! Touf… Touf… En avant toute ! Ding, ding ! Lance l’amarre ! Embarque la bosse ! Accoste ! Fini pour la machine !
Tom continuait de badigeonner sa palissade sans prêter la moindre attention aux évolutions du navire. Ben le regarda bouche bée.
— Ah ! ah ! dit-il enfin, te voilà coincé, hein ?
Pas de réponse. Tom examina en artiste l’effet produit par son dernier coup de pinceau. Du coin de l’œil, il guignait la pomme de son camarade. L’eau lui en venait à la bouche, mais il demeurait impassible.
— Hé ! Bonjour, mon vieux, reprit Ben. Tu es en train de travailler ?
Tom se retourna brusquement et dit :
— Tiens, c’est toi, Ben !
— Eh… Je vais me baigner. T’as pas envie de venir ? Évidemment, tu aimes mieux travailler.
— Que veux-tu dire par travailler ?
— Mais je parle de ce que tu fais en ce moment.
— Oui, fit Tom en se remettant à badigeonner, on peut appeler ça du travail si l’on veut. En tout cas, je sais que ce truc-là me va tout à fait.
— Allons, allons, ne viens pas me raconter que tu aimes ça.
— Je ne vois vraiment pas pourquoi je n’aimerais pas ça. On n’a pas tous les jours l’occasion de passer une palissade au lait de chaux, à notre âge.
Cette explication présentait la chose sous un jour nouveau. Ben cessa de grignoter sa pomme. Tom, maniant son pinceau avec beaucoup de désinvolture, reculait parfois pour juger de l’effet, ajoutait une touche de blanc par-ci, une autre par-là. Ben, de plus en plus intéressé, suivait tous ses mouvements.
— Dis donc, Tom, fit-il bientôt, laisse-moi badigeonner un peu.
Tom réfléchit, parut accepter, puis se ravisa.
— Non, non, Ben, tu ne ferais pas l’affaire. Tu comprends, tante Polly tient beaucoup à ce que sa palissade soit blanchie proprement, surtout de ce côté qui donne sur la rue. Si c’était du côté du jardin, ça aurait moins d’importance. Il faut que ce soit fait très soigneusement. Je suis sûr qu’il n’y a pas un type sur mille, ou même sur deux mille, capable de mener à bien ce travail.
— Vraiment ? Oh ! Voyons, Tom, laisse-moi essayer un tout petit peu. Si c’était moi qui badigeonnais, je ne te refuserais pas ça.
— Je ne demanderais pas mieux, Ben, foi d’Indien, mais tante Polly… Jim voulait badigeonner mais elle n’a pas voulu. Elle n’a pas permis à Sid non plus de toucher à sa palissade. Maintenant, tu comprends dans quelle situation je me trouve ? Si jamais il arrivait quelque chose…
— Oh ! Sois tranquille. Je ferai attention. Laisse-moi essayer.
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