Tartarin dut se résigner.
Pourtant, lorsque, après huit grands jours de
marche, le Tarasconnais poudreux, harassé, vit de loin étinceler
dans la verdure les premières terrasses blanches d’Alger, lorsqu’il
se trouva aux portes de la ville, sur l’avenue bruyante de
Mustapha, au milieu des zouaves, des biskris, des Mahonnaises, tous
grouillant autour de lui et le regardant défiler avec son chameau,
pour le coup la patience lui échappa : « Non !
non ! dit-il, ce n’est pas possible… je ne peux pas entrer
dans Alger avec un animal pareil ! » et, profitant d’un
encombrement de voitures, il fit un crochet dans les champs et se
jeta dans un fossé !…
Au bout d’un moment, il vit au-dessus de sa
tête, sur la chaussée de la route, le chameau qui filait à grandes
enjambées, allongeant le cou d’un air anxieux.
Alors, soulagé d’un grand poids, le héros
sortit de sa cachette et rentra dans la ville par un sentier
détourné qui longeait le mur de son petit clos.
VII – Catastrophes sur catastrophes
En arrivant devant sa maison mauresque,
Tartarin s’arrêta très étonné. Le jour tombait, la rue était
déserte. Par la porte basse en ogive que la négresse avait oublié
de fermer, on entendait des rires, des bruits de verres, des
détonations de bouchons de champagne, et dominant tout ce joli
vacarme une voix de femme qui chantait, joyeuse et
claire :
Aimes-tu, Marco la belle,
La danse aux salons en fleurs…
« Tron de Diou ! » fit le
Tarasconnais en pâlissant, et il se précipita dans la cour.
Malheureux Tartarin ! Quel spectacle
l’attendait… Sous les arceaux du petit cloître, au milieu des
flacons, des pâtisseries, des coussins épars, des pipes, des
tambourins, des guitares, Baïa debout, sans veston bleu ni
corselet, rien qu’une chemisette de gaze argentée et un grand
pantalon rose tendre, chantait Marco la Belle avec une
casquette d’officier de marine sur l’oreille… À ses pieds, sur une
natte, gavé d’amour et de confitures, Barbassou, l’infâme capitaine
Barbassou, se crevait de rire en l’écoutant.
L’apparition de Tartarin, hâve, maigri,
poudreux, les yeux flamboyants, la chéchia hérissée, interrompit
tout net cette aimable orgie turco-marseillaise. Baïa poussa un
petit cri de levrette effrayée, et se sauva dans la maison.
Barbassou, lui, ne se troubla pas, et riant de plus
belle :
– Hé ! bé ! monsieur Tartarin,
qu’est-ce que vous en dites ? Vous voyez bien qu’elle savait
le français !
Tartarin de Tarascon s’avança
furieux :
– Capitaine !
– Digo-li qué vengué, moun bon !
cria la Mauresque, se penchant de la galerie du premier avec un
joli geste canaille. Le pauvre homme, atterré, se laissa choir sur
un tambour. Sa Mauresque savait même le marseillais !
– Quand je vous disais de vous méfier des
Algériennes ! fit sentencieusement le capitaine Barbassou.
C’est comme votre prince monténégrin.
Tartarin releva la tête.
– Vous savez où est le prince ?
– Oh ! il n’est pas loin. Il habite pour
cinq ans la belle prison de Mustapha. Le drôle s’est laissé prendre
la main dans le sac… Du reste, ce n’est pas la première fois qu’on
le met à l’ombre. Son Altesse a déjà fait trois ans de maison
centrale quelque part… et, tenez ! je crois même que c’est à
Tarascon.
– À Tarascon !… s’écria Tartarin
subitement illuminé… C’est donc ça qu’il ne connaissait qu’un côté
de la ville…
– Hé ! sans doute… Tarascon vu de la
maison centrale… Ah ! mon pauvre monsieur Tartarin, il faut
joliment ouvrir l’œil dans ce diable de pays, sans quoi on est
exposé à des choses bien désagréables… Ainsi votre histoire avec le
muezzin…
– Quelle histoire ? Quel
muezzin ?
– Té ! pardi !… le muezzin d’en face
qui faisait la cour à Baïa… L’Akbar a raconté l’affaire
l’autre jour, et tout Alger en rit encore… C’est si drôle ce
muezzin qui, du haut de sa tour, tout en chantant ses prières,
faisait sous votre nez des déclarations à la petite, et lui donnait
des rendez-vous en invoquant le nom d’Allah…
Mais c’est donc tous des gredins dans ce
pays ?… hurla le malheureux Tarasconnais.
Barbassou eut un geste de philosophe.
– Mon cher, vous savez, les pays neufs… C’est
égal ! si vous m’en croyez, vous retournerez bien vite à
Tarascon.
– Retourner… c’est facile à dire… Et
l’argent ?… Vous ne savez donc pas comme ils m’ont plumé,
là-bas, dans le désert ?
– Qu’à cela ne tienne ! fit le capitaine
en riant… Le Zouave part demain, et si vous voulez, je
vous rapatrie… ça vous va-t-il, collègue ?… Alors, très bien.
Vous n’avez plus qu’une chose à faire. Il reste encore quelques
fioles de champagne, une moitié de croustade… asseyez-vous là, et
sans rancune !…
Après la minute d’hésitation que lui
commandait sa dignité, le Tarasconnais prit bravement son parti. Il
s’assit, on trinqua ; Baïa, redescendue au bruit des verres,
chanta la fin de Marco la Belle, et la fête se prolongea
fort avant dans la nuit.
Vers trois heures du matin, la tête légère et
le pied lourd, le bon Tartarin revenait d’accompagner son ami le
capitaine, lorsqu’en passant devant la mosquée, le souvenir du
muezzin et de ses farces le fit rire, et tout de suite une belle
idée de vengeance lui traversa le cerveau. La porte était ouverte.
Il entra, suivit de longs couloirs tapissés de nattes, monta
encore, et finit par se trouver dans un petit oratoire turc, où une
lanterne en fer découpé se balançait au plafond, brodant les murs
blancs d’ombres bizarres.
Le muezzin était là, assis sur un divan, avec
son gros turban, sa pelisse blanche, sa pipe de Mostaganem, et
devant un grand verre d’absinthe, qu’il battait religieusement, en
attendant l’heure d’appeler les croyants à la prière… À la vue de
Tartarin, il lâcha sa pipe de terreur.
– Pas un mot, curé, fit le Tarasconnais, qui
avait son idée… Vite, ton turban, ta pelisse !…
Le curé turc, tout tremblant, donna son
turban, sa pelisse, tout ce qu’on voulut. Tartarin s’en affubla, et
passa gravement sur la terrasse du minaret.
La mer luisait au loin. Les toits blancs
étincelaient au clair de lune. On entendait dans la brise marine
quelques guitares attardées… Le muezzin de Tarascon se recueillit
un moment, puis, levant les bras, il commença à psalmodier d’une
voix suraiguë :
« La Allah il Allah… Mahomet est
un vieux farceur… L’Orient, le Coran, les bachagas, les lions, les
Mauresques, tout ça ne vaut pas un viédaze !… Il n’y a plus de
Teurs. Il n’y a que des carotteurs… Vive
Tarascon !… »
Et pendant qu’en un jargon bizarre, mêlé
d’arabe et de provençal, l’illustre Tartarin jetait aux quatre
coins de l’horizon, sur la mer, sur la ville, sur la plaine, sur la
montagne, sa joyeuse malédiction tarasconnaise, la voix claire et
grave des autres muezzins lui répondait, en s’éloignant de minaret
en minaret, et les derniers croyants de la ville haute se
frappaient dévotement la poitrine.
VIII – Tarascon !
Tarascon !
Midi. Le Zouave chauffe, on va
partir. Là-haut, sur le balcon du café Valentin, MM. les
officiers braquent la longue-vue, et viennent, colonel en tête, par
rang de grade, regarder l’heureux petit bateau qui va en France.
C’est la grande distraction de l’état-major… En bas, la rade
étincelle. La culasse des vieux canons turcs enterrés le long du
quai flambe au soleil. Les passagers se pressent. Biskris et
Mahonnais entassent les bagages dans les barques.
Tartarin de Tarascon, lui, n’a pas de bagages.
Le voici qui descend de la rue de la Marine, par le petit marché,
plein de bananes et de pastèques, accompagné de son ami Barbassou.
Le malheureux Tarasconnais a laissé sur la rive du Maure sa caisse
d’armes et ses illusions, et maintenant il s’apprête à voguer vers
Tarascon, les mains dans les poches… À peine vient-il de sauter
dans la chaloupe du capitaine, qu’une bête essoufflée dégringole du
haut de la place, et se précipite vers lui, en galopant. C’est le
chameau, le chameau fidèle, qui, depuis vingt-quatre heures,
cherche son maître dans Alger.
Tartarin, en le voyant, change de couleur et
feint de ne pas le connaître ; mais le chameau s’acharne. Il
frétille au long du quai. Il appelle son ami, et le regarde avec
tendresse : « Emmène-moi, semble dire son œil triste,
emmène-moi dans la barque, loin, bien loin de cette Arabie en
carton peint, de cet Orient ridicule, plein de locomotives et de
diligences, où – dromadaire déclassé – je ne sais plus que devenir.
Tu es le dernier Turc, je suis le dernier chameau… Ne nous quittons
plus, ô mon Tartarin… »
– Est-ce que ce chameau est à vous ?
demande le capitaine.
– Pas du tout ! répondit Tartarin, qui
frémit à l’idée d’entrer dans Tarascon avec cette escorte
ridicule ; et, reniant impudemment le compagnon de ses
infortunes, il repousse du pied le sol algérien, et donne à la
barque l’élan du départ… Le chameau flaire l’eau, allonge le cou,
fait craquer ses jointures et, s’élançant derrière la barque à
corps perdu, il nage de conserve vers le Zouave, avec son
dos bombé, qui flotte comme une gourde, et son grand col, dressé
sur l’eau en éperon de trirème.
Barque et chameau viennent ensemble se ranger
aux flancs du paquebot.
– À la fin, il me fait peine ce
dromadaire ! dit le capitaine Barbassou tout ému, j’ai envie
de le prendre à mon bord… En arrivant à Marseille, j’en ferai
hommage au jardin zoologique.
On hissa sur le pont, à grand renfort de
palans et de cordes, le chameau, alourdi par l’eau de mer, et
le Zouave se mit en route.
Les deux jours que dura la traversée, Tartarin
les passa tout seul dans sa cabine, non pas que la mer fût
mauvaise, ni que la chéchia eût trop à souffrir, mais le diable de
chameau, dès que son maître apparaissait sur le pont, avait autour
de lui des empressements ridicules… Vous n’avez jamais vu un
chameau afficher quelqu’un comme cela !…
D’heure en heure, par les hublots de la cabine
où il mettait le nez quelquefois. Tartarin vit le bleu du ciel
algérien pâlir, puis enfin, un matin, dans une brume d’argent, il
entendit avec bonheur chanter toutes les cloches de Marseille. On
était arrivé… le Zouave jeta l’ancre.
Notre homme, qui n’avait pas de bagages,
descendit sans rien dire, traversa Marseille en hâte, craignant
toujours d’être suivi par le chameau, et ne respira que lorsqu’il
se vit installé dans un wagon de troisième classe, filant bon train
sur Tarascon… Sécurité trompeuse ! À peine à deux lieues de
Marseille, voilà toutes les têtes aux portières. On crie, on
s’étonne. Tartarin, à son tour, regarde, et… qu’aperçoit-il ?…
Le chameau, monsieur, l’inévitable chameau, qui détalait sur les
rails, en pleine Crau, derrière le train, et lui tenant pied.
Tartarin, consterné, se rencoigna, en fermant les yeux.
Après cette expédition désastreuse, il avait
compté rentrer chez lui incognito. Mais la présence de ce
quadrupède encombrant rendait la chose impossible. Quelle rentrée
il allait faire ! bon Dieu ! pas le sou, pas de lions,
rien… Un chameau !…
« Tarascon !…
Tarascon !… »
Il fallut descendre…
Ô stupeur ! à peine la chéchia du héros
apparut-elle dans l’ouverture de la portière, un grand cri :
« Vive Tartarin ! » fit trembler les voûtes vitrées
de la gare. « Vive Tartarin ! vive le tueur de
lions ! » Et des fanfares, des chœurs d’orphéons
éclatèrent… Tartarin se sentit mourir ; il croyait à une
mystification.
1 comment