Il les avait toutes.
Toutes !
Seulement c’était le diable pour les lui faire
chanter. Revenu de bonne heure des succès de salon, le héros
tarasconnais aimait bien mieux se plonger dans ses livres de chasse
ou passer sa soirée au cercle que de faire le joli cœur devant un
piano de Nîmes entre deux bougies de Tarascon. Ces parades
musicales lui semblaient au-dessous de lui… Quelquefois cependant,
quand il y avait de la musique à la pharmacie Bézuquet, il entrait
comme par hasard, et après s’être bien fait prier, consentait à
dire le grand duo de Robert le Diable, avec
Mme Bézuquet la mère… Qui n’a pas entendu cela n’a jamais rien
entendu… Pour moi, quand je vivrais cent ans, je verrais toute ma
vie le grand Tartarin s’approchant du piano d’un pas solennel,
s’accoudant, faisant sa moue, et sous le reflet vert des bocaux de
la devanture, essayant de donner à sa bonne face l’expression
satanique et farouche de Robert le Diable. À peine avait-il pris
position, tout de suite le salon frémissait ; on sentait qu’il
allait se passer quelque chose de grand… Alors, après un silence,
Mme Bézuquet la mère commençait en s’accompagnant :
Robert, toi que j’aime
Et qui reçus ma foi,
Tu vois mon effroi (bis),
Grâce pour toi-même
Et grâce pour moi.
À voix basse, elle ajoutait : « À
vous, Tartarin », et Tartarin de Tarascon, le bras tendu, le
poing fermé, la narine frémissante, disait par trois fois d’une
voix formidable, qui roulait comme un coup de tonnerre dans les
entrailles du piano : « Non !… non !…
non !… », ce qu’en bon Méridional il prononçait :
« Nan !… nan !… nan !… » Sur quoi
Mme Bézuquet la mère reprenait encore une fois :
Grâce pour toi-même
Et grâce pour moi.
– « Nan !… nan !…
nan !… » hurlait Tartarin de plus belle, et la chose en
restait là… Ce n’était pas long, comme vous voyez : mais
c’était si bien jeté, si bien mimé, si diabolique, qu’un frisson de
terreur courait dans la pharmacie, et qu’on lui faisait recommencer
ses « Nan !… nan !… » quatre et cinq fois de
suite.
Là-dessus Tartarin s’épongeait le front,
souriait aux dames, clignait de l’œil aux hommes et, se retirant
sur son triomphe, s’en allait dire au cercle d’un petit air
négligent : « Je viens de chez les Bézuquet chanter le
duo de Robert le Diable ! »
Et le plus fort, c’est qu’il le
croyait !…
IV – Ils ! ! !
C’est à ces différents talents que Tartarin de
Tarascon devait sa haute situation dans la ville.
Du reste, c’est une chose positive que ce
diable d’homme avait su prendre tout le monde.
À Tarascon, l’armée était pour Tartarin. Le
brave commandant Bravida, capitaine d’habillement en retraite,
disait de lui : « C’est un lapin ! » et vous
pensez que le commandant s’y connaissait en lapins, après en avoir
tant habillé.
La magistrature était pour Tartarin. Deux ou
trois fois, en plein tribunal, le vieux président Ladevèze avait
dit, parlant de lui :
« C’est un caractère ! »
Enfin le peuple était pour Tartarin. Sa
carrure, sa démarche, son air, un air de bon cheval de trompette
qui ne craignait pas le bruit, cette réputation de héros qui lui
venait on ne sait d’où, quelques distributions de gros sous et de
taloches aux petits décrotteurs étalés devant sa porte, en avaient
fait le lord Seymour de l’endroit, le roi des halles
tarasconnaises. Sur les quais, le dimanche soir, quand Tartarin
revenait de la chasse, la casquette au bout du canon, bien sanglé
dans sa veste de futaine, les portefaix du Rhône s’inclinaient
pleins de respect, et se montrant du coin de l’œil les biceps
gigantesques qui roulaient sur ses bras, ils se disaient tout bas
les uns aux autres avec admiration :
« C’est celui-là qui est fort !… Il
a doubles muscles ! »
Doubles muscles ?
Il n’y a qu’à Tarascon qu’on entend de ces
choses-là !
Et pourtant, en dépit de tout, avec ses
nombreux talents, ses doubles muscles, la faveur populaire et
l’estime si précieuse du brave commandant Bravida, ancien capitaine
d’habillement, Tartarin n’était pas heureux ; cette vie de
petite ville lui pesait, l’étouffait. Le grand homme de Tarascon
s’ennuyait à Tarascon. Le fait est que pour une nature héroïque
comme la sienne, pour une âme aventureuse et folle qui ne rêvait
que batailles, courses dans les pampas, grandes chasses, sables du
désert, ouragans et typhons, faire tous les dimanches une battue à
la casquette et le reste du temps rendre la justice chez l’armurier
Costecalde, ce n’était guère… Pauvre cher grand homme ! À la
longue, il y aurait eu de quoi le faire mourir de consomption.
En vain, pour agrandir ses horizons, pour
oublier un peu le cercle et la place du Marché, en vain
s’entourait-il de baobabs et autres végétations africaines ;
en vain entassait-il armes sur armes, kriss malais sur kriss
malais ; en vain se bourrait-il de lectures romanesques,
cherchant, comme l’immortel don Quichotte, à s’arracher par la
vigueur de son rêve aux griffes de l’impitoyable réalité…
Hélas ! tout ce qu’il faisait pour apaiser sa soif d’aventures
ne servait qu’à l’augmenter. La vue de toutes ses armes
l’entretenait dans un état perpétuel de colère et d’excitation. Ses
rifles, ses flèches, ses lassos lui criaient « Bataille !
bataille ! » Dans les branches de son baobab, le vent des
grands voyages soufflait et lui donnait de mauvais conseils. Pour
l’achever, Gustave Aimard et Fenimore Cooper…
Oh ! par les lourdes après-midi d’été
quand il était seul à lire au milieu de ses glaives, que de fois
Tartarin s’est levé en rugissant ; que de fois il a jeté son
livre et s’est précipité sur le mur pour décrocher une
panoplie !
Le pauvre homme oubliait qu’il était chez lui
à Tarascon, avec un foulard de tête et des caleçons, il mettait ses
lectures en actions, et, s’exaltant au son de sa propre voix,
criait en brandissant une hache ou un tomahawk :
« Qu’ils y viennent
maintenant ! »
Ils ? Qui,
ils ?
Tartarin ne le savait pas bien lui-même…
ils ! c’était tout ce qui attaque, tout ce qui
combat, tout ce qui mord, tout ce qui griffe, tout ce qui scalpe,
tout ce qui hurle, tout ce qui rugit… Ils ! c’était
l’Indien Sioux dansant autour du poteau de guerre où le malheureux
blanc est attaché.
C’était l’ours gris des montagnes Rocheuses
qui se dandine, et qui se lèche avec une langue pleine de sang.
C’était encore le Touareg du désert, le pirate malais, le bandit
des Abruzzes… Ils, enfin, c’était ils !…
c’est-à-dire la guerre, les voyages, l’aventure, la gloire.
Mais, hélas ! l’intrépide Tarasconnais
avait beau les appeler, les défier… ils ne
venaient jamais… Pécaïré ! qu’est-ce qu’ils seraient
venus faire à Tarascon ?
Tartarin cependant les attendait
toujours, surtout le soir en allant au cercle.
V – Quand Tartarin allait au cercle
Le chevalier du Temple se disposant à faire
une sortie contre l’infidèle qui l’assiège, le tigre
chinois s’équipant pour la bataille, le guerrier comanche entrant
sur le sentier de la guerre, tout cela n’est rien auprès de
Tartarin de Tarascon s’armant de pied en cap pour aller au cercle,
à neuf heures du soir, une heure après les clairons de la
retraite.
Branle-bas de combat ! comme disent les
matelots.
À la main gauche, Tartarin prenait un
coup-de-poing à pointes de fer, à la main droite une canne à
épée ; dans la poche gauche, un casse-tête ; dans la
poche droite, un revolver. Sur la poitrine, entre drap et flanelle,
un kriss malais. Par exemple, jamais de flèche empoisonnée ;
ce sont des armes trop déloyales !…
Avant de partir, dans le silence et l’ombre de
son cabinet, il s’exerçait un moment, se fendait, tirait au mur,
faisait jouer ses muscles ; puis, il prenait son
passe-partout, et traversait le jardin, gravement, sans se presser.
– À l’anglaise, messieurs, à l’anglaise ! c’est le vrai
courage. – Au bout du jardin, il ouvrait la lourde porte de fer. Il
l’ouvrait brusquement, violemment, de façon à ce qu’elle allât
battre en dehors contre la muraille… S’ils avaient été
derrière, vous pensez quelle marmelade !… Malheureusement,
ils n’étaient pas derrière.
La porte ouverte, Tartarin sortait, jetait
vite un coup d’œil de droite et de gauche, fermait la porte à
double tour et vivement. Puis en route.
Sur le chemin d’Avignon, pas un chat. Portes
closes, fenêtres éteintes. Tout était noir. De loin en loin un
réverbère, clignotant dans le brouillard du Rhône…
Superbe et calme, Tartarin de Tarascon s’en
allait ainsi dans la nuit, faisant sonner ses talons en mesure, et
du bout ferré de sa canne arrachant des étincelles aux pavés…
Boulevards, grandes rues ou ruelles, il avait soin de tenir
toujours le milieu de la chaussée, excellente mesure de précaution
qui vous permet de voir venir le danger, et surtout d’éviter ce
qui, le soir, dans les rues de Tarascon, tombe quelquefois des
fenêtres. À lui voir tant de prudence, n’allez pas croire au moins
que Tartarin eût peur… Non ! seulement il se gardait.
La meilleure preuve que Tartarin n’avait pas
peur, c’est qu’au lieu d’aller au cercle par le cours, il y allait
par la ville, c’est-à-dire par le plus long, par le plus noir, par
un tas de vilaines petites rues au bout desquelles on voit le Rhône
luire sinistrement. Le pauvre homme espérait toujours qu’au détour
d’un de ces coupe-gorge ils allaient s’élancer de l’ombre
et lui tomber sur le dos. Ils auraient été bien reçus, je
vous en réponds… Mais, hélas ! par une dérision du destin,
jamais, au grand jamais, Tartarin de Tarascon n’eut la chance de
faire une mauvaise rencontre. Pas même un chien, pas même un
ivrogne. Rien !
Parfois cependant une fausse alerte. Un bruit
de pas, des voix étouffées… « Attention ! » se
disait Tartarin, et il restait planté sur place, scrutant l’ombre,
prenant le vent, appuyant son oreille contre terre à la mode
indienne… Les pas approchaient. Les voix devenaient distinctes…
Plus de doutes ! Ils arrivaient… Ils étaient
là. Déjà Tartarin, l’œil en feu, la poitrine haletante, se
ramassait sur lui-même comme un jaguar, et se préparait à bondir en
poussant son cri de guerre… quand tout à coup, du sein de l’ombre,
il entendait de bonnes voix tarasconnaises l’appeler bien
tranquillement :
« Té ! vé !… c’est Tartarin… Et
adieu, Tartarin ! »
Malédiction ! c’était le pharmacien
Bézuquet avec sa famille qui venait de chanter la sienne
chez les Costecalde. – « Bonsoir ! bonsoir ! »
grommelait Tartarin, furieux de sa méprise ; et, farouche, la
canne haute, il s’enfonçait dans la nuit.
Arrivé dans la rue du cercle, l’intrépide
Tarasconnais attendait encore un moment en se promenant de long en
large devant la porte avant d’entrer… À la fin, las de les
attendre et certain qu’ils ne se montreraient pas, il
jetait un dernier regard de défi dans l’ombre et murmurait avec
colère : « Rien !… rien !… jamais
rien ! »
Là-dessus le brave homme entrait faire son
bésigue avec le commandant.
VI – Les Deux Tartarin
Avec cette rage d’aventures, ce besoin
d’émotions fortes, cette folie de voyages, de courses, de diable au
vert, comment diantre se trouvait-il que Tartarin de Tarascon n’eût
jamais quitté Tarascon ?
Car c’est un fait.
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