Les enfants criaient de
peur, les dames regardaient la porte. Le pharmacien Bézuquet
s’esquiva, en disant qu’il allait chercher son fusil…
Peu à peu cependant, l’attitude de Tartarin
rassura les courages. Calme, la tête haute, l’intrépide
Tarasconnais fit lentement le tour de la baraque, passa sans
s’arrêter devant la baignoire du phoque, regarda d’un œil
dédaigneux la longue caisse pleine de son où le boa digérait son
poulet cru, et vint enfin se planter devant la cage du lion…
Terrible et solennelle entrevue ! le lion
de Tarascon et le lion de l’Atlas en face l’un de l’autre… D’un
côté, Tartarin, debout, le jarret tendu, les deux bras appuyés sur
son rifle ; de l’autre, le lion, un lion gigantesque, vautré
dans la paille, l’œil clignotant, l’air abruti, avec son énorme
mufle à perruque jaune posé sur les pattes de devant… Tous deux
calmes et se regardant.
Chose singulière ! soit que le fusil à
aiguille lui eût donné de l’humeur, soit qu’il eût flairé un ennemi
de sa race, le lion, qui jusque-là avait regardé les Tarasconnais
d’un air de souverain mépris en leur bâillant au nez à tous, le
lion eut tout à coup un mouvement de colère. D’abord il renifla,
gronda sourdement, écarta ses griffes, étira ses pattes ; puis
il se leva, dressa la tête, secoua sa crinière, ouvrit une gueule
immense et poussa vers Tartarin un formidable rugissement.
Un cri de terreur lui répondit. Tarascon,
affolé, se précipita vers les portes. Tous, femmes, enfants,
portefaix, chasseurs de casquettes, le brave commandant Bravida
lui-même… Seul, Tartarin de Tarascon ne bougea pas… Il était là,
ferme et résolu, devant la cage, des éclairs dans les yeux et cette
terrible moue que toute la ville connaissait… Au bout d’un moment,
quand les chasseurs de casquettes, un peu rassurés par son attitude
et la solidité des barreaux, se rapprochèrent de leur chef, ils
entendirent qu’il murmurait, en regardant le lion : « Ça,
oui, c’est une chasse. »
Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n’en dit pas
davantage…
IX – Singuliers effets du mirage
Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n’en dit pas
davantage ; mais le malheureux en avait déjà trop dit…
Le lendemain, il n’était bruit dans la ville
que du prochain départ de Tartarin pour l’Algérie et la chasse aux
lions. Vous êtes tous témoins, chers lecteurs, que le brave homme
n’avait pas soufflé mot de cela ; mais vous savez, le
mirage…
Bref, tout Tarascon ne parlait que de ce
départ.
Sur le cours, au cercle, chez Costecalde, les
gens s’abordaient d’un air effaré :
– Et autrement, vous savez la nouvelle, au
moins ?
– Et autrement, quoi donc ?… Le départ de
Tartarin, au moins ?
Car à Tarascon toutes les phrases commencent
par et autrement, qu’on prononce autremain, et
finissent par au moins, qu’on prononce au mouain.
Or, ce jour-là, plus que tous les autres, les au mouain et
les autremain sonnaient à faire trembler les vitres.
L’homme le plus surpris de la ville, en
apprenant qu’il allait partir pour l’Afrique, ce fut Tartarin. Mais
voyez ce que c’est que la vanité ! Au lieu de répondre
simplement qu’il ne partait pas du tout, qu’il n’avait jamais eu
l’intention de partir, le pauvre Tartarin – la première fois qu’on
lui parla de ce voyage – fit d’un petit air évasif :
« Hé !… hé !… peut-être… je ne dis pas. » La
seconde fois, un peu plus familiarisé avec cette idée, il
répondit : « C’est probable. » La troisième
fois : « C’est certain ! »
Enfin, le soir, au cercle et chez les
Costecalde, entraîné par le punch aux œufs, les bravos, les
lumières ; grisé par le succès que l’annonce de son départ
avait eu dans la ville, le malheureux déclara formellement qu’il
était las de chasser la casquette et qu’il allait, avant peu, se
mettre à la poursuite des grands lions de l’Atlas…
Un hourra formidable accueillit cette
déclaration. Là-dessus, nouveau punch aux œufs, poignées de mains,
accolades et sérénade aux flambeaux jusqu’à minuit devant la petite
maison du baobab.
C’est Tartarin-Sancho qui n’était pas
content ! Cette idée de voyage en Afrique et de chasse au lion
lui donnait le frisson par avance, et, en rentrant au logis,
pendant que la sérénade d’honneur sonnait sous leurs fenêtres, il
fit à Tartarin-Quichotte une scène effroyable, l’appelant toqué,
visionnaire, imprudent, triple fou, lui détaillant par le menu
toutes les catastrophes qui l’attendaient dans cette expédition,
naufrages, rhumatismes, fièvres chaudes, dysenteries, peste noire,
éléphantiasis, et le reste…
En vain Tartarin-Quichotte jurait-il de ne pas
faire d’imprudences, qu’il se couvrirait bien, qu’il emporterait
tout ce qu’il faudrait, Tartarin-Sancho ne voulait rien entendre.
Le pauvre homme se voyait déjà déchiqueté par les lions, englouti
dans les sables du désert comme feu Cambyse, et l’autre Tartarin ne
parvint à l’apaiser un peu qu’en lui expliquant que ce n’était pas
pour tout de suite, que rien ne pressait et qu’en fin de compte ils
n’étaient pas encore partis.
Il est bien clair, en effet, que l’on ne
s’embarque pas pour une expédition semblable sans prendre quelques
précautions. Il faut savoir où l’on va, que diable ! et ne pas
partir comme un oiseau…
Avant toutes choses, le Tarasconnais voulut
lire les récits des grands touristes africains, les relations de
Mungo-Park, de Caillé, du docteur Livingstone, d’Henri
Duveyrier.
Là, il vit que ces intrépides voyageurs, avant
de chausser leurs sandales pour les excursions lointaines,
s’étaient préparés de longue main à supporter la faim, la soif, les
marches forcées, les privations de toutes sortes. Tartarin voulut
faire comme eux, et, à partir de ce jour-là, ne se nourrit plus que
d’eau bouillie. – Ce qu’on appelle eau bouillie,
à Tarascon, c’est quelques tranches de pain noyées dans de l’eau
chaude, avec une gousse d’ail, un peu de thym, un brin de laurier.
– Le régime était sévère, et vous pensez si le pauvre Sancho fit la
grimace…
À l’entraînement par l’eau bouillie Tartarin
de Tarascon joignit d’autres sages pratiques. Ainsi, pour prendre
l’habitude des longues marches, il s’astreignit à faire chaque
matin son tour de ville sept ou huit fois de suite, tantôt au pas
accéléré, tantôt au pas gymnastique, les coudes au corps et deux
petits cailloux blancs dans la bouche, selon la mode antique.
Puis, pour se faire aux fraîcheurs nocturnes,
aux brouillards, à la rosée, il descendait tous les soirs dans son
jardin et restait jusqu’à des dix et onze heures, seul avec son
fusil, à l’affût derrière le baobab…
Enfin, tant que la ménagerie Mitaine resta à
Tarascon, les chasseurs de casquettes attardés chez Costecalde
purent voir dans l’ombre, en passant sur la place du Château, un
homme mystérieux se promenant de long en large derrière la
baraque.
C’était Tartarin de Tarascon, qui s’habituait
à entendre sans frémir les rugissements du lion dans la nuit
sombre.
X – Avant le départ
Pendant que Tartarin s’entraînait ainsi par
toutes sortes de moyens héroïques, tout Tarascon avait les yeux sur
lui ; on ne s’occupait plus d’autre chose. La chasse à la
casquette ne battait plus que d’une aile, les romances chômaient.
Dans la pharmacie Bézuquet, le piano languissait sous une housse
verte, et les mouches cantharides séchaient dessus le ventre en
l’air… L’expédition de Tartarin avait arrêté tout…
Il fallait voir le succès du Tarasconnais dans
les salons. On se l’arrachait, on se le disputait, on se
l’empruntait, on se le volait. Il n’y avait pas de plus grand
honneur pour les dames que d’aller à la ménagerie Mitaine au bras
de Tartarin, et de se faire expliquer devant la cage au lion
comment on s’y prenait pour chasser ces grandes bêtes, où il
fallait viser, à combien de pas, si les accidents étaient nombreux,
etc., etc.
Tartarin donnait toutes les explications qu’on
voulait. Il avait lu Jules Gérard et connaissait la chasse au lion
sur le bout du doigt, comme s’il l’avait faite. Aussi parlait-il de
ces choses avec une grande éloquence.
Mais où il était le plus beau, c’était le soir
à dîner chez le président Ladevèze ou le brave commandant Bravida,
ancien capitaine d’habillement, quand on apportait le café et que,
toutes les chaises se rapprochant, on le faisait parler de ses
chasses futures…
Alors, le coude sur la nappe, le nez dans son
moka, le héros racontait d’une voix émue tous les dangers qui
l’attendaient là-bas. Il disait les longs affûts sans lune, les
marais pestilentiels, les rivières empoisonnées par la feuille du
laurier-rose, les neiges, les soleils ardents, les scorpions, les
pluies de sauterelles ; il disait aussi les mœurs des grands
lions de l’Atlas, leur façon de combattre, leur vigueur phénoménale
et leur férocité au temps du rut…
Puis, s’exaltant à son propre récit, il se
levait de table, bondissait au milieu de la salle à manger, imitant
le cri du lion, le bruit d’une carabine, pan ! pan ! le
sifflement d’une balle explosive, pfft ! pfft !
gesticulait, rugissait, renversait les chaises…
Autour de la table, tout le monde était pâle.
Les hommes se regardaient en hochant la tête, les dames fermaient
les yeux avec de petits cris d’effroi, les vieillards brandissaient
leurs longues cannes belliqueusement, et, dans la chambre à côté,
les petits garçonnets qu’on couche de bonne heure, éveillés en
sursaut par les rugissements et les coups de feu, avaient
grand-peur et demandaient de la lumière.
En attendant, Tartarin ne partait pas.
XI – Des coups d’épée, messieurs, des
coups d’épée !… mais pas de coups d’épingle !
Avait-il bien réellement l’intention de
partir ?… Question délicate, et à laquelle l’historien de
Tartarin serait fort embarrassé de répondre.
Toujours est-il que la ménagerie Mitaine avait
quitté Tarascon depuis plus de trois mois, et le tueur de lions ne
bougeait pas… Après tout, peut-être le candide héros, aveuglé par
un nouveau mirage, se figurait-il de bonne foi qu’il était allé en
Algérie. Peut-être qu’à force de raconter ses futures chasses, il
s’imaginait les avoir faites, aussi sincèrement qu’il s’imaginait
avoir hissé le drapeau consulaire et tiré sur les Tartares,
pan ! pan ! à Shanghaï.
Malheureusement, si cette fois encore Tartarin
de Tarascon fut victime du mirage, les Tarasconnais ne le furent
pas. Lorsqu’au bout de trois mois d’attente, on s’aperçut que le
chasseur n’avait pas encore fait une malle, on commença à
murmurer.
« Ce sera comme pour
Shanghaï ! » disait Costecalde en souriant. Et le mot de
l’armurier fit fureur dans la ville ; car personne ne croyait
plus en Tartarin.
Les naïfs, les poltrons, des gens comme
Bézuquet, qu’une puce aurait mis en fuite et qui ne pouvaient pas
tirer un coup de fusil sans fermer les yeux, ceux-là surtout
étaient impitoyables. Au cercle, sur l’esplanade, ils abordaient le
pauvre Tartarin avec de petits airs goguenards.
– Et autremain, pour quand ce
voyage ?
Dans la boutique Costecalde, son opinion ne
faisait plus foi. Les chasseurs de casquettes reniaient leur
chef !
Puis les épigrammes s’en mêlèrent. Le
président Ladevèze, qui faisait volontiers en ses heures de loisir
deux doigts de cour à la muse provençale, composa dans la langue du
cru une chanson qui eut beaucoup de succès. Il était question d’un
certain grand chasseur appelé maître Gervais, dont le fusil
redoutable devait exterminer jusqu’au dernier tous les lions
d’Afrique. Par malheur ce diable de fusil était de complexion
singulière : on le chargeait toujours, il ne partait
jamais…
Il ne partait jamais ! vous comprenez
l’allusion…
En un tour de main, cette chanson devint
populaire et quand Tartarin passait, les portefaix du quai, les
petits décrotteurs de devant sa porte chantaient en
chœur :
Lou fùsioù de mestre Gervaï
Toujou lou cargon, toujou lou cargon,
Lou fùsioù de mestre Gervaï
Toujou lou cargon, part jamaï.
Seulement cela se chantait de loin, à cause
des doubles muscles.
Ô fragilité des engouements de
Tarascon !…
Le grand homme, lui, feignait de ne rien voir,
de ne rien entendre ; mais au fond cette petite guerre
sourde et venimeuse l’affligeait beaucoup ; il sentait
Tarascon lui glisser dans la main, la faveur populaire aller à
d’autres, et cela le faisait horriblement souffrir.
Ah ! la grande gamelle de la popularité,
il fait bon s’asseoir devant, mais quel échaudement quand elle se
renverse !…
En dépit de sa souffrance, Tartarin souriait
et menait paisiblement sa même vie, comme si de rien n’était.
Quelquefois cependant ce masque de joyeuse
insouciance, qu’il s’était par fierté collé sur le visage, se
détachait subitement. Alors, au lieu du rire, on voyait
l’indignation et la douleur…
C’est ainsi qu’un matin que les petits
décrotteurs chantaient sous ses fenêtres : Lou fùsioù de
mestre Gervaï, les voix de ces misérables arrivèrent jusqu’à
la chambre du pauvre grand homme en train de se raser devant sa
glace. (Tartarin portait toute sa barbe, mais, comme elle venait
trop forte, il était obligé de la surveiller.)
Tout à coup la fenêtre s’ouvrit violemment et
Tartarin apparut en chemise, en serre-tête, barbouillé de bon savon
blanc, brandissant son rasoir et sa savonnette, et criant d’une
voix formidable :
« Des coups d’épée, Messieurs, des coups
d’épée !… Mais pas de coups d’épingle ! »
Belles paroles dignes de l’histoire, qui
n’avaient que le tort de s’adresser à ces petits
fouchtras, hauts comme leurs boîtes à cirage, et
gentilshommes tout à fait incapables de tenir une
épée !
XII – De ce qui fut dit dans la petite
maison du baobab
Au milieu de la défection générale, l’armée
seule tenait bon pour Tartarin.
Le brave commandant Bravida, ancien capitaine
d’habillement, continuait à lui marquer la même estime :
« C’est un lapin ! » s’entêtait-il à dire, et cette
affirmation valait bien, j’imagine, celle du pharmacien Bézuquet…
Pas une fois le brave commandant n’avait fait allusion au voyage en
Afrique ; pourtant, quand la clameur publique devint trop
forte, il se décida à parler.
Un soir, le malheureux Tartarin était seul
dans son cabinet, pensant à des choses tristes, quand il vit entrer
le commandant, grave, ganté de noir, boutonné jusqu’aux
oreilles.
« Tartarin », fit l’ancien capitaine
avec autorité :
« Tartarin, il faut partir ! »
Et il restait debout dans l’encadrement de la porte – rigide et
grand comme le devoir.
Tout ce qu’il y avait dans ce « Tartarin,
il faut partir ! » Tartarin de Tarascon le comprit.
Très pâle, il se leva, regarda autour de lui
d’un œil attendri ce joli cabinet, bien clos, plein de chaleur et
de lumière douce, ce large fauteuil si commode, ses livres, son
tapis, les grands stores blancs de ses fenêtres, derrière lesquels
tremblaient les branches grêles du petit jardin ; puis,
s’avançant vers le brave commandant, il lui prit la main, la serra
avec énergie et, d’une voix où roulaient des larmes, stoïque
cependant, il lui dit : « Je partirai,
Bravida ! »
Et il partit comme il l’avait dit. Seulement
pas encore tout de suite… il lui fallut le temps de s’outiller.
D’abord il commanda chez Bompard deux grandes
malles doublées de cuivre, avec une longue plaque portant cette
inscription :
TARTARIN DE TARASCON
CAISSE D’ARMES
Le doublage et la gravure prirent beaucoup de
temps.
1 comment