– Et j’ai vu, comme elle, disparaître,

Hélas ! sept de mes fils, les plus vaillants peut-être,

Georges, mon doux enfant, envolé pour jamais,

Et ma dernière femme, et tout ce que j’aimais !

C’est la peine imposée à ceux qui longtemps vivent,

De voir sans cesse, ainsi que les mois qui se suivent,

Les deuils se succéder de saison en saison,

Et les vêtements noirs entrer dans la maison !

– Toi, du moins, sois heureuse ! – Enfants, je vous marie !

Hatto te briserait, ma pauvre fleur chérie !

Quand ta mère mourut, je lui dis : – Meurs en paix ;

Ta fille est mon enfant ; et, s’il le faut jamais,

Je donnerai mon sang pour elle ! –

RÉGINA.

Ô mon bon père !

JOB.

Je l’ai juré !

À Otbert.

Toi, fils, va, grandis ! fais la guerre.

Tu n’as rien ; mais pour dot je te donne mon fief

De Kammerberg, mouvant de ma tour d’Heppenheff.

Marche comme ont marché Nemrod, César, Pompée !

J’ai deux mères, vois-tu, ma mère et mon épée.

Je suis bâtard d’un comte, et légitime fils

De mes exploits. Il faut faire comme je fis.

À part.

Hélas ! au crime près !

Haut.

Mon enfant ! sois honnête

Et brave. Dès longtemps j’arrange dans ma tête

Ce mariage-là. Certe, on peut allier

Le franc-archer Otbert à Job, franc chevalier !

Tu t’étais dit : – Toujours je serai, quelle honte !

Le chien du vieux lion, le page du vieux comte.

Captif, tant qu’il vivra, près de lui ! – Sur ma foi,

Je t’aime, mon enfant, mais pour toi, non pour moi.

Oh ! les vieux ne sont pas si méchants qu’on le pense !

Voyons, arrangeons tout. Je crains Hatto. Silence !

Pas de rupture ici. L’on joûrait du couteau.

Baissant la voix.

Mon donjon communique aux fossés du château.

J’en ai les clefs. Otbert, ce soir, sous bonne garde,

Vous partirez tous deux. Le reste te regarde.

OTBERT.

Mais…

JOB, souriant.

Tu refuses ?

OTBERT.

Comte ! ah ! c’est le paradis

Que vous m’ouvrez !

JOB.

Alors fais ce que je te dis.

Plus un mot. Le soleil couché, vous fuirez vite.

J’empêcherai Hatto d’aller à ta poursuite :

Et vous vous marîrez à Caub.

Guanhumara, qui a tout entendu, sort. Il prend leurs bras à tous deux sous les siens et les regarde avec tendresse.

Mes amoureux,

Dites-moi seulement que vous êtes heureux.

Moi, je vais rester seul.

RÉGINA.

Mon père !

JOB.

Il faut me dire

Un dernier mot d’amour dans un dernier sourire.

Que deviendrai-je, hélas ! quand vous serez partis ?

Quand mon passé, mes maux, toujours appesantis,

Vont retomber sur moi ?

À Régina.

Car, vois-tu, ma colombe,

Je soulève un moment ce poids, puis il retombe !

À Otbert.

Gunther, mon chapelain, vous suivra. J’ai l’espoir

Que tout ira bien. Puis vous reviendrez me voir,

Un jour. – Ne pleurez pas ! laissez-moi mon courage.

Vous êtes heureux, vous ! Quand on s’aime à votre âge,

Qu’importe un vieux qui pleure ! – Ah ! vous avez vingt ans !

Moi, Dieu ne peut vouloir que je souffre longtemps.

Il s’arrache de leurs bras.

Attendez-moi céans.

À Otbert.

Tu connais bien la porte.

J’en vais chercher les clefs, et je te les rapporte.

Il sort par la porte de gauche.

SCÈNE V.

 

OTBERT, RÉGINA.

 

OTBERT, le regardant sortir avec égarement.

Juste ciel ! tout se mêle en mon esprit troublé.

Fuir avec Régina ! fuir ce burg désolé !

Oh ! si je rêve, ayez pitié de moi, madame.

Ne me réveillez pas. – Mais c’est bien toi, mon âme !

Ange, tu m’appartiens ! fuyons avant ce soir,

Fuyons dès à présent ! Si tu pouvais savoir !… –

Là l’Éden radieux, derrière moi l’abîme !

Je fuis vers le bonheur, je fuis devant le crime !

RÉGINA.

Que dis-tu ?

OTBERT.

Régina, ne crains rien. Je fuirai.

Mais mon serment ! grand Dieu ! Régina ! j’ai juré !

Qu’importe, je fuirai, j’échapperai. Dieu juste,

Jugez-moi. Ce vieillard est bon, il est auguste,

Je l’aime ! Viens, partons. ! Tout nous aide à la fois.

Rien ne peut empêcher notre fuite…

Pendant ces dernières paroles, Guanhumara est rentrée par la galerie du fond. Elle conduit Hatto et lui montre du doigt Otbert et Régina, qui se tiennent embrassés. Hatto fait un signe, et derrière lui arrivent en foule les princes, les burgraves et les soldats. Le marquis leur indique du geste les deux amants, qui, absorbés dans leur contemplation d’eux-mêmes, ne voient rien et n’entendent rien. Tout à coup, au moment où Otbert se retourne entraînant Régina, Hatto se dresse devant lui. Guanhumara a disparu.

SCÈNE VI.

 

OTBERT, RÉGINA, HATTO, MAGNUS, GORLOIS. Les Burgraves, les Princes. GIANNILARO. Soldats. Puis le MENDIANT. Puis JOB.

 

HATTO, à Otbert.

Tu crois ?

RÉGINA.

Ciel ! Hatto !

HATTO, aux archers.

Saisissez cet homme et cette femme.

OTBERT, tirant son épée et arrêtant du geste les soldats.

Marquis Hatto, je sais que tu n’es qu’un infâme.

Je te sais traître, impie, abominable et bas.

Je veux savoir aussi si l’on ne trouve pas

Au fond de ton cœur vil, cloaque d’immondices,

La peur, fange et limon que déposent les vices.

Je soupçonne, entre nous, que tu n’es qu’un poltron ;

Et que tous ces seigneurs, – meilleurs que toi, baron ! –

Quand j’aurai secoué ton faux semblant d’audace,

Vont voir ta lâcheté te monter à la face !

Je représente ici, par son choix souverain,

Régina, fille noble et comtesse du Rhin.

Prince, elle te refuse, et c’est moi qu’elle épouse.

Hatto, je te défie, à pied, sur la pelouse

Auprès de la Wisper, à trois milles d’ici,

À toute arme, en champ clos, sans délai, sans merci,

Sans quartier, réservés d’armet et de bavière,

À face découverte, au bord de la rivière ;

Et l’on y jettera le vaincu. Tue ou meurs.

Régina tombe évanouie. Ses femmes l’emportent.