Son père fait un geste. Il tombe à genoux. Job poursuit.
Toujours barons et serfs, fronts casqués et pieds nus,
Chasseurs et laboureurs ont échangé des haines ;
Les montagnes toujours ont fait la guerre aux plaines ;
Vous le savez. Pourtant, j’en conviens sans effort,
Les barons ont mal fait, les montagnes ont tort !
Se relevant. Aux soldats.
Qu’on mette en liberté les captifs,
Les soldats obéissent en silence et détachent les chaînes des prisonniers, qui, pendant cette scène, sont venus se grouper dans la galerie au fond du théâtre. Job reprend.
Vous, burgraves,
Prenez, César le veut, leurs fers et leurs entraves.
Les burgraves se relèvent avec indignation. Job les regarde avec autorité.
– Moi d’abord.
Il fait signe à un soldat de lui mettre au cou un des colliers de fer. Le soldat baisse la tête et détourne les yeux. Job lui fait signe de nouveau. Le soldat obéit. Les autres burgraves se laissent enchaîner sans résistance. Job, la chaîne au cou, se tourne vers l’empereur.
Nous voilà comme tu nous voulais,
Très-auguste empereur. Dans son propre palais
Le vieux Job est esclave et t’apporte sa tête.
Maintenant, si des fronts qu’a battus la tempête
Méritent la pitié, mon maître, écoutez-moi.
Quand vous irez combattre aux frontières, ô roi,
Laissez-nous, – faites-nous cette grâce dernière, –
Vous suivre, troupe armée et pourtant prisonnière.
Nous garderons nos fers ; mais, tristes et soumis,
Mettez-nous face à face avec vos ennemis,
Devant les plus hardis, devant les plus barbares ;
Et, quels qu’ils soient, Hongrois, Vandales, magyares,
Fussent-ils plus nombreux que ne sont sur la mer
Les grêles du printemps et les neiges d’hiver,
Fussent-ils plus épais que les blés sur la plaine,
Vous nous verrez, flétris, l’œil baissé, l’âme pleine
De ce regret amer qui se change en courroux,
Balayer – j’en réponds – ces hordes devant vous,
Terribles, enchaînés, les mains de sang trempées,
Forçats par nos carcans, héros par nos épées !
LE CAPITAINE DES ARCHERS DU BURG, s’avançant vers Job, et s’inclinant pour prendre ses ordres.
Seigneur…
Job secoue la tête et lui fait signe du doigt de s’adresser à l’empereur, silencieux et immobile au milieu du théâtre. Le capitaine se tourne vers l’empereur et le salue profondément.
Sire…
L’EMPEREUR, désignant les burgraves.
Aux prisons !
Les soldats emmènent les barons, excepté Job, qui reste sur un signe de l’empereur. Tous sortent. Quand ils sont seuls, Frédéric s’approche de Job et détache sa chaîne. Job se laisse faire avec stupeur. Moment de silence.
L’EMPEREUR, regardant Job en face.
Fosco !
Job, tressaillant avec épouvante.
Ciel !
EMPEREUR, le doigt sur la bouche.
Pas de bruit.
JOB, à part.
Dieu !
L’EMPEREUR.
Va ce soir m’attendre où tu vas chaque nuit.
TROISIÈME PARTIE – LE CAVEAU PERDU.
Un caveau sombre, à voûte basse et cintrée, d’un aspect humide et hideux. Quelques lambeaux d’une tapisserie rongée par le temps pendent à la muraille. À droite, une fenêtre dans le grillage de laquelle on distingue trois barreaux brisés et comme violemment écartés. À gauche, un banc et une table de pierre grossièrement taillés. Au fond, dans l’obscurité, une sorte de galerie dont on entrevoit les piliers soutenant les retombées des archivoltes.
Il est nuit ; un rayon de lune entre par la fenêtre et dessine une forme droite et blanche sur le mur opposé.
Au lever du rideau, Job est seul dans le caveau, assis sur le banc de pierre, et semble en proie à une méditation sombre. Une lanterne allumée est posée sur la dalle à ses pieds. Il est vêtu d’une sorte de sac en bure grise.
SCÈNE PREMIÈRE.
JOB, seul.
Que m’a dit l’empereur ? et qu’ai-je répondu ?
Je n’ai pas compris. – Non. – J’aurai mal entendu.
Depuis hier en moi je ne sens qu’ombre et doute ;
Je marche en chancelant, comme au hasard ; ma route
S’efface sur mes pas ; je vais, triste vieillard ;
Et les objets réels, perdus sous un brouillard,
Devant mon œil troublé, qui dans l’ombre en vain plonge,
Tremblent derrière un voile ainsi que dans un songe.
Rêvant.
Le démon joue avec l’esprit des malheureux.
Oui, c’est sans doute un rêve. – Oui, mais il est affreux !
Hélas ! dans notre cœur, percé de triples glaives,
Lorsque la vertu dort, le crime fait les rêves.
Jeune, on rêve au triomphe, et vieux au châtiment.
Deux songes aux deux bouts du sort. – Le premier ment.
Le second dit-il vrai ?
Moment de silence.
Ce que je sais pour l’heure,
C’est que tout a croulé dans ma haute demeure.
Frédéric Barberousse est maître en ma maison.
Ô douleur ! – C’est égal ! j’ai bien fait, j’ai raison,
J’ai sauvé mon pays, j’ai sauvé le royaume.
Rêvant.
– L’empereur ! – Nous étions l’un pour l’autre un fantôme ;
Et nous nous regardions d’un œil presque ébloui
Comme les deux géants d’un monde évanoui !
Nous restons en effet seuls tous deux sur l’abîme ;
Nous sommes du passé la double et sombre cime ;
Le nouveau siècle a tout submergé ! mais ses flots
N’ont point couvert nos fronts, parce qu’ils sont trop hauts !
S’enfonçant dans sa rêverie.
L’un des deux va tomber. C’est moi. L’ombre me gagne.
Ô grand événement ! chute de ma montagne !
Demain, le Rhin mon père au vieux monde allemand
Contera ce prodige et cet écroulement,
Et comment a fini, rude et fière secousse,
Le grand duel du vieux Job et du vieux Barberousse.
Demain, je n’aurai plus de fils, plus de vassaux.
Adieu la lutte immense adieu les noirs assauts !
Adieu gloire ! Demain, j’entendrai, si j’écoute,
Les passants me railler et rire sur la route,
Et tous verront ce Job, qui, cent ans souverain,
Pied à pied défendit chaque roche du Rhin,
– Job qui, malgré César, malgré Rome, respire, –
Vaincu, rongé vivant par l’aigle de l’empire,
Et colosse gisant dont on peut s’approcher,
Cloué, dernier burgrave, à son dernier rocher !
Il se lève.
Quoi ! c’est le comte Job ! quoi ! c’est moi qui succombe !…
Silence, orgueil ! tais-toi du moins dans cette tombe !
Il promène ses regards autour de lui.
C’est ici, sous ces murs qu’on dirait palpitants,
Qu’en une nuit pareille… – Oh ! voilà bien longtemps,
Et c’est toujours hier ! Horreur
Il retombe sur le banc de pierre, se cache le visage de ses deux mains et pleure.
Sous cette voûte,
Depuis ce jour mon crime a sué goutte à goutte
Cette sueur de sang qu’on nomme le remords.
C’est ici que je parle à l’oreille des morts.
Depuis lors l’insomnie, ô Dieu ! des nuits entières,
M’a mis ses doigts de plomb dans le creux des paupières ;
Ou, si je m’endormais, versant un sang vermeil,
Deux ombres traversaient sans cesse mon sommeil.
Se levant en s’avançant sur le devant de la scène.
Le monde m’a cru grand ; dans l’oubli du tonnerre,
Ces monts ont vu blanchir leur bandit centenaire ;
L’Europe m’admirait debout sur nos sommets ;
Mais, quoi que puisse faire un meurtrier, jamais
Sa conscience en deuil n’est dupe de sa gloire.
Les peuples me croyaient ivre de ma victoire ;
Mais la nuit, – chaque nuit et pendant soixante ans ! –
Morne, ici je pliais mes genoux pénitents !
Mais ces murs, noir repli de ce burg si célèbre,
Voyaient l’intérieur indigent et funèbre
De ma fausse grandeur, pleine de cendre, hélas !
Les clairons devant moi jetaient de longs éclats ;
J’étais puissant ; j’allais, levant haut ma bannière.
Comte chez l’empereur, lion dans ma tanière ;
Mais, tandis qu’à mes pieds tout n’était que néant,
Mon crime, nain hideux, vivait en moi, géant.
Riait quand on louait ma tête vénérable,
Et, me mordant au cœur, me criait : Misérable !
Levant les mains au ciel.
Donato ! Ginevra ! victimes ! ferez-vous
Grâce à votre bourreau, quand Dieu nous prendra tous ?
Oh ! frapper sa poitrine, à genoux sur la pierre,
Pleurer, se repentir, vivre l’âme en prière,
Cela ne suffit pas.
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