Il fait signe d’entrer à quelqu’un qui le suit. C’est Otbert, Otbert, pâle, égaré, éperdu. Au moment où Otbert entre, et pendant qu’il parle, Job ne fait pas un mouvement. Dès qu’Otbert est entré, l’homme masqué disparaît.
SCÈNE III.
JOB, OTBERT.
OTBERT.
Où m’avez-vous conduit ? Quel est ce sombre lieu ?
Regardant autour de lui.
Mais quoi ! l’homme masqué n’est plus là ? Ciel ! où suis-je ?
Serait-ce ici ? – Déjà ! – Je frissonne ! Un vertige
Me prend.
Apercevant Job.
Que vois-je là dans l’ombre ? Oh ! rien ; souvent
Il se dirige vers Job dans les ténèbres.
La nuit nous trompe…
Il pose sa main sur la tête de Job.
Dieu ! c’est un être vivant !
Job demeure immobile.
Ciel ! je me sens glacé par la sueur du crime.
Est-ce ici l’échafaud ? Est-ce là la victime ? –
Triste Fosco, qu’il faut que je frappe aujourd’hui,
Est-ce vous ? répondez !… – Il ne dit rien, c’est lui !
– Oh ! qui que vous soyez, parlez-moi, je m’abhorre ;
Je ne vous en veux pas, j’ignore tout, j’ignore
Pourquoi vous demeurez immobile, et pourquoi
Vous ne vous dressez pas terrible devant moi !
Je vous suis inconnu comme pour moi vous l’êtes.
Mais sentez-vous qu’au moins mes mains n’étaient pas faites
Pour cela ? Sentez-vous que je suis l’instrument
D’une affreuse vengeance et d’un noir châtiment ?
Savez-vous qu’un linceul qui traîne en ces ténèbres
Embarrasse mes pieds, pris dans ses plis funèbres ?
Dites, connaissez-vous Régina, mon amour,
Cet ange dont le front dans mon cœur fait le jour ?
Elle est là, voyez-vous, d’un suaire vêtue,
Morte si je faiblis, vivante si je tue !
– Ayez pitié de moi, vieillard ! – Oh ! parlez-moi !
Dites que vous voyez mon trouble et mon effroi,
Que vous me pardonnez votre horrible martyre !
Oh ! que j’entende au moins votre voix me le dire !
Un seul mot de pardon, vieillard ! mon cœur se fend !
Rien qu’un seul mot !
JOB, se levant et jetant son voile.
Otbert ! mon Otbert ! mon enfant !
OTBERT.
Sire Job !
JOB, le prenant dans ses bras avec emportement.
Non, vers lui tout mon être s’élance !
C’est trop me torturer par cet affreux silence !
Je ne suis qu’un vieillard faible, en pleurs, terrassé,
Je ne peux pas mourir sans l’avoir embrassé !
Viens sur mon cœur !
Il couvre le visage d’Otbert de larmes et de baisers.
Enfant, laisse, que je te voie.
Tu ne le croirais pas, quoique j’aie eu la joie
De te voir tous les jours depuis plus de six mois,
Je ne t’ai pas bien vu…
Il le regarde avec des yeux enivrés.
C’est la première fois !
– Un jeune homme à vingt ans, que c’est beau ! – Que je baise
Ton front pur ! Laisse-moi te contempler à l’aise !
– Tu parlais tout à l’heure, et moi, je me taisais. –
Tu ne sais pas toi-même à quel point tu disais
Des choses qui m’allaient remuer les entrailles.
Otbert, tu trouveras pendue à mes murailles
Ma grande épée à main ; je te la donne, enfant !
Mon casque, mon pennon, tant de fois triomphant,
Sont à toi. Je voudrais que tu pusses toi-même
Lire au fond de mon cœur pour voir combien je t’aime !
Je te bénis. – Mon Dieu ! Donnez-lui tous vos biens,
De longs jours comme à moi, moins sombres que les miens !
Faites qu’il ait un sort calme, illustre et prospère ;
Et que des fils nombreux, pieux comme leur père,
Soutiennent, pleins d’amour, ses pas fiers et tremblants,
Quand ses beaux cheveux noirs seront des cheveux blancs !
OTBERT.
Monseigneur !
JOB, lui imposant les mains.
Je bénis cet enfant, cieux et terre,
Dans tout ce qu’il a fait, dans tout ce qu’il doit faire !
Sois heureux ! – Maintenant, Otbert, écoute et voi,
Vois, je ne suis plus père, et je ne suis plus roi ;
Ma famille est captive et ma tour est tombée ;
J’ai dû livrer mes fils ; j’ai, la tête courbée,
Dû sauver l’Allemagne, oui, – mais je dois mourir.
Or, ma main tremble. Il faut m’aider, me secourir…
Il tire du fourreau le poignard qu’Otbert porte à sa ceinture et le lui présente.
C’est de toi que j’attends ce service suprême.
OTBERT, épouvanté.
De moi ! mais savez-vous que je cherche, ici même,
Quelqu’un…
JOB.
Fosco ! c’est moi.
OTBERT.
Vous !
Reculant et promenant ses yeux dans l’ombre autour de lui.
Qui que vous soyez,
Spectre qui m’entourez, démons qui me voyez,
C’est lui ! c’est le vieillard que j’honore et que j’aime !
Prenez pitié de nous dans ce moment suprême !
– Tout se tait ! – Oh ! mon Dieu ! c’est Job ! comble d’effroi !
Avec désespoir et solennité.
Jamais je ne pourrai lever la main sur toi,
Ô vieillard ! demi-dieu du Rhin ! tête sacrée !
JOB.
Mon Otbert ! du sépulcre aplanis-moi l’entrée.
Faut-il te dire tout ? Je suis un criminel.
Ton épouse en ce monde et ta sœur dans le ciel,
Elle est là ! Régina, pâle, glacée et belle.
Celle à qui tu promis de faire tout pour elle,
De la sauver toujours, car l’amour est vertu,
Quand tu devrais, au seuil du tombeau, disais-tu,
Rencontrer le démon ouvrant l’abîme en flamme,
Et lui payer cet ange en lui livrant ton âme !
La mort la tient ! la mort lève son bras maudit,
Dont l’ombre, à chaque instant autour d’elle grandit !
Sauve-la !
OTBERT, égaré.
Vous croyez qu’il faut que je la sauve ?
JOB.
Peux-tu donc hésiter ? D’un côté, moi, front chauve,
Vieux damné, qu’à finir tout semble convier,
Moins héros que brigand, moins aigle qu’épervier,
Moi, dont souvent la vie impure et sanguinaire
À fait aux pieds de Dieu murmurer le tonnerre !
Moi, vieillesse, ennui, crime ! et, de l’autre côté,
Innocence, vertu, jeunesse, amour, beauté !
Une femme qui t’aime ! un enfant qui t’implore !
Ô l’insensé ! qui doute et qui balance encore
Entre un haillon souillé, sans pourpre et sans honneur,
Et la robe de lin d’un ange du Seigneur !
Elle veut vivre et moi mourir ! – Quoi ! tu balances !
Quand tu peux d’un seul coup faire deux délivrances ?
Si tu nous aimes !…
OTBERT.
Dieu !
JOB.
Délivre-nous tous deux !
Frappe ! – Pour le guérir d’un ulcère hideux,
Saint Sigismond tua Boleslas. Qui l’en blâme ?
Mon Otbert ! le remords, c’est l’ulcère de l’âme.
Guéris-moi du remords !
OTBERT, prenant le couteau.
Eh bien !…
Il s’arrête.
JOB.
Qui te retient ?
OTBERT, remettant le poignard au fourreau.
Savez-vous une idée affreuse qui me vient ? –
Vous eûtes un enfant qu’une femme bohème
Vola. – Vous l’avez dit ce matin. – Mais, moi-même
Une femme me prit tout enfant. Nous voyons
Se faire en ce temps-ci d’étranges actions !
– Si j’étais cet enfant ? Si vous étiez mon père ?
JOB, à part.
Dieu !
Haut.
La douleur, Otbert, t’égare et t’exaspère.
Tu n’es pas cet enfant ! Je te le dis !
OTBERT.
Pourtant,
Souvent vous m’appelez mon fils !
JOB.
Je t’aime tant !
C’est l’habitude ; et puis, c’est le mot le plus tendre.
OTBERT.
Je sens là quelque chose…
JOB.
Oh ! non !
OTBERT.
Je crois entendre
Une voix qui me dit…
JOB.
C’est une voix qui ment.
OTBERT.
Monseigneur ! monseigneur ! si j’étais votre enfant !
JOB.
Mais ne va pas au moins croire cela, par grâce !
J’eus la preuve… – Ô mon Dieu ! que faut-il que je fasse ! –
Que des Juifs ont tué l’enfant dans un festin.
Son cadavre me fut rapporté. Ce matin
Je te l’ai dit.
OTBERT.
Non.
JOB.
Si, rappelle ta mémoire.
Non, tu n’es pas mon fils, Otbert ! tu dois m’en croire.
Sans les preuves que j’ai, c’est vrai, je conviens, moi,
Que l’idée aurait pu m’en venir comme à toi !
– Certe ! un enfant que vole une main inconnue… –
Je suis même content qu’elle te soit venue
Pour pouvoir à jamais l’arracher de ton cœur !
Si, quand je serai mort, quelqu’un, quelque imposteur.
Te disait, pour troubler la paix de ta pauvre âme,
Que Job était ton père… Oh ! ce serait infâme !
N’en crois rien ! Tu n’es pas mon fils, non, mon Otbert !
Vois-tu, quand on est vieux, le souvenir se perd ;
Mais la nuit du sabbat, tu le sais, on égorge
Un enfant. C’est ainsi qu’on a tué mon George.
Des Juifs. J’en eus la preuve. Otbert ! rassure-toi,
Sois tranquille, mon fils ! – Eh bien, encore ! Voi,
Je t’appelle mon fils. Tu vois bien. L’habitude !
Mon Dieu ! crois-moi, la lutte à mon âge est bien rude,
Ne garde pas de doute, obéis-moi sans peur !
Vois, je baise ton front, je presse sur mon cœur
Ta main qui va frapper et qui restera pure !
Toi, mon fils ! – Ne fais pas ce rêve ! – Je te jure…
– Mais voyons, réfléchis, toi qui penses beaucoup
Toi qui trouves toujours le côté vrai de tout,
Je me prêterais donc à ce mystère horrible ?
Il faudrait supposer…, Est-ce que c’est possible !
– Enfin, j’en suis bien sûr, puisque je te le dis ! –
Otbert, mon bien-aimé, non, tu n’es pas mon fils !
LA VOIX, dans l’ombre.
Régina ne peut plus attendre qu’un quart d’heure.
OTBERT.
Régina !
JOB.
Malheureux ! tu veux donc qu’elle meure ?
OTBERT.
Dieu puissant ! Aussi, moi, mon Dieu ! j’ai trop lutté !
Je me sens ivre et fou ! Dans ce lieu détesté,
Où les crimes anciens aux nouveaux se confrontent,
Les miasmes du meurtre à la tête me montent !
L’air qu’ici l’on respire est un air malfaisant.
Égaré.
Est-ce que ce vieux mur veut boire encor du sang ?
JOB, lui remettant le couteau dans la main.
Oui !
OTBERT.
Ne me poussez pas !
JOB.
Viens !
OTBERT.
Je glisse dans l’abîme !
Je ne me retiens plus qu’à peine aux bords du crime.
Je sens qu’en ce moment je puis faire un grand pas,
Faire une chose horrible !… – Oh ! ne me poussez pas !
JOB.
Donc sauve l’innocent et punis le coupable !
OTBERT, prenant le couteau.
Mais ne voyez-vous pas que j’en serais capable !
Savez-vous que je n’ai qu’à demi ma raison ?
Qu’ils m’ont fait boire là je ne sais quel poison,
Eux, ces spectres masqués, pour me rendre la force ?
Que ce poison m’a mis au cœur une âme corse ?
Que je sens Régina qui se meurt ? et qu’enfin
La louve est là dans l’ombre et la tigresse a faim !
JOB.
Il est temps ! il est temps que mon crime s’expie,
Donato m’implorait ici. Je fus impie.
Otbert, sois sans pitié comme je fus sans cœur !
Je suis le vieux Satan, sois l’archange vainqueur !
OTBERT, levant le couteau.
De ma main, malgré moi, Dieu ! le meurtre s’échappe !
JOB, à genoux devant lui.
Vois quel monstre je suis ! Je le poignardai ! Frappe !
Je le tuai ! c’était mon frère !
Otbert, comme fou et hors de lui, lève le couteau. Il va frapper. Quelqu’un lui arrête le bras. Il se retourne et reconnaît l’empereur.
SCÈNE IV.
Les Mêmes, L’EMPEREUR, puis GUANHUMARA, puis RÉGINA.
L’EMPEREUR.
C’était moi !
Otbert laisse tomber le poignard. Job se lève et considère l’empereur. Guanhumara avance la tête derrière le pilier à gauche et regarde.
JOB, à l’empereur.
Vous !
OTBERT.
L’empereur !
L’EMPEREUR, à Job.
Le duc, notre père et ton roi,
M’avait caché chez toi. Dans quel but ? Je l’ignore.
JOB.
Vous, mon frère !
L’EMPEREUR.
Sanglant, mais respirant encore,
Tu me tins suspendu hors des barreaux de fer,
Et tu me dis : À toi la tombe ! à moi l’enfer !
Seul, j’entendis ces mots prononcés sur l’abîme.
Puis je tombai.
JOB, joignant les mains.
C’est vrai ! le ciel trompa mon crime !
L’EMPEREUR.
Des pâtres m’ont sauvé.
JOB, tombant aux pieds de l’empereur.
Je suis à tes genoux !
Punis-moi ! venge-toi !
L’EMPEREUR.
Mon frère ! embrassons-nous !
Qu’a-t-on de mieux à faire aux portes de la tombe ?
Je te pardonne !
Il le relève et l’embrasse.
JOB.
Ô Dieu puissant !
GUANHUMARA, faisant un pas.
Le poignard tombe ;
Donato vit ! Je puis expirer à ses pieds.
Reprenez tous ici tout ce que vous aimiez,
Tout ce qu’avait saisi ma main froide et jalouse.
À Job.
Toi, ton fils George !
À Otbert.
Et toi, Régina, ton épouse !
Elle fait un signe. Régina, vêtue de blanc, apparaît au fond de la galerie à gauche, chancelante, soutenue par les deux hommes masqués et comme éblouie. Elle aperçoit Otbert et vient tomber dans ses bras avec un grand cri.
RÉGINA.
Ciel !
Otbert, Régina et Job se tiennent éperdument embrassés.
OTBERT.
Régina ! mon père !
JOB, les yeux au ciel.
Ô Dieu !
GUANHUMARA, au fond du théâtre.
Moi, je mourrai !
Sépulcre, reprends-moi !
Elle porte une fiole à ses lèvres. L’empereur va vivement à elle.
L’EMPEREUR.
Que fais-tu ?
GUANHUMARA.
J’ai juré
Que ce cercueil d’ici ne sortirait pas vide.
L’EMPEREUR.
Ginevra !
GUANHUMARA, tombant aux pieds de l’empereur.
Donato ! ce poison est rapide…
Adieu !{5}
Elle meurt.
L’EMPEREUR, se relevant.
Je pars aussi ! – Job, règne sur le Rhin !
JOB.
Restez, sire.
L’EMPEREUR.
Je lègue au monde un souverain.
Tout à l’heure là-haut le héraut de l’empire
Vient d’annoncer qu’enfin les princes ont à Spire
Élu mon petit-fils Frédéric, empereur.
C’est un vrai sage, pur de haine, exempt d’erreur.
Je lui laisse le trône et rentre aux solitudes.
Adieu ! Vivez, régnez, souffrez. Les temps sont rudes.
Job, avant de mourir, courbé devant la croix,
J’ai voulu seulement, une dernière fois,
Étendre cette main suprême et tutélaire
Comme roi sur mon peuple, et sur toi comme frère,
Quel qu’ait été le sort, quand l’heure va sonner,
Heureux qui peut bénir !
Tous tombent à genoux sous la bénédiction de l’empereur.
JOB, lui prenant la main et la baisant.
Grand qui sait pardonner !
FIN DES BURGRAVES
LE POÈTE
Suis Barberousse, ô Job ! Frères, allez tout seuls.
De vos manteaux de rois faites-vous deux linceuls.
Ensemble, l’un sur l’autre appuyant votre marche,
De la vieille Allemagne emportez tous deux l’arche !
Ô colosses ! le monde est trop petit pour vous.
Toi, solitude, aux bruits profonds, tristes et doux,
Laisse les deux géants s’enfoncer dans ton ombre !
Et que toute la terre, en ta nuit calme et sombre,
Regarde avec respect, et presque avec terreur,
Entrer le grand burgrave et le grand empereur !
NOTES
Note (A)
La scène des esclaves, qui forme l’exposition de cet ouvrage, ne contient pas, il est aisé de s’en convaincre à la lecture, un détail qui ne soit essentiel. Cependant, à la représentation, quelques abréviations peuvent, dans les premiers temps du moins, sembler utiles.
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