Son exaltation consciencieuse, relevée encore par les charmes de la jeunesse, par des manières distinguées, faisait de cet émigré une gracieuse image de la noblesse française ; il contrastait vivement avec Hulot, qui, à quatre pas de lui, offrait à son tour une image vivante de cette énergique République pour laquelle ce vieux soldat combattait, et dont la figure sévère, l’uniforme bleu à revers rouges usés, les épaulettes noircies et pendant derrière les épaules, peignaient si bien les besoins et le caractère.
La pose gracieuse et l’expression du jeune homme n’échappèrent pas à Hulot, qui s’écria en voulant le joindre : — Allons, danseur d’Opéra, avance donc que je te démolisse.
Le chef royaliste, courroucé de son désavantage momentané, s’avança par un mouvement de désespoir ; mais au moment où ses gens le virent se hasardant ainsi, tous se ruèrent sur les Bleus. Soudain une voix douce et claire domina le bruit du combat : — Ici saint Lescure est mort ! Ne le vengerez-vous pas ?
A ces mots magiques, l’effort des Chouans devint terrible, et les soldats de la République eurent grande peine à se maintenir, sans rompre leur petit ordre de bataille.
— Si ce n’était pas un jeune homme, se disait Hulot en rétrogradant pied à pied, nous n’aurions pas été attaqués. A-t-on jamais vu les Chouans livrant bataille ? Mais tant mieux, on ne nous tuera pas comme des chiens le long de la route. Puis, élevant la voix de manière à faire retentir les bois : — Allons, vivement, mes lapins ! Allons-nous nous laisser embêter par des brigands ?
Le verbe par lequel nous remplaçons ici l’expression dont se servit le brave commandant, n’en est qu’un faible équivalent ; mais les vétérans sauront y substituer le véritable, qui certes est d’un plus haut goût soldatesque.
— Gérard, Merle, reprit le commandant, rappelez vos hommes, formez-les en bataillon, reformez-vous en arrière, tirez sur ces chiens-là et finissons-en.
L’ordre de Hulot fut difficilement exécuté ; car en entendant la voix de son adversaire, le jeune chef s’écria : — Par sainte Anne d’Auray, ne les lâchez pas ! égaillez-vous, mes gars.
Quand les deux ailes commandées par Merle et Gérard se séparèrent du gros de la mêlée, chaque petit bataillon fut alors suivi par des Chouans obstinés et bien supérieurs en nombre. Ces vieilles peaux de biques entourèrent de toutes parts les soldats de Merle et de Gérard, en poussant de nouveau leurs cris sinistres et pareils à des hurlements.
— Taisez-vous donc, messieurs, on ne s’entend pas tuer ! s’écria Beau-pied.
Cette plaisanterie ranima le courage des Bleus. Au lieu de se battre sur un seul point, les Républicains se défendirent sur trois endroits différents du plateau de la Pèlerine, et le bruit de la fusillade éveilla tous les échos de ces vallées naguère si paisibles. La victoire aurait pu rester indécise pendant des heures entières, ou la lutte se serait terminée faute de combattants. Bleus et Chouans déployaient une égale valeur. La furie allait croissant de part et d’autre, lorsque dans le lointain un tambour résonna faiblement ; et, d’après la direction du bruit, le corps qu’il annonçait devait traverser la vallée de Couësnon.
— C’est la garde nationale de Fougères ! s’écria Gudin d’une voix forte, Vannier l’aura rencontrée.
A cette exclamation qui parvint à l’oreille du jeune chef des Chouans et de son féroce aide de camp, les royalistes firent un mouvement rétrograde, que réprima bientôt un cri bestial jeté par Marche-à-terre. Sur deux ou trois ordres donnés à voix basse par le chef et transmis par Marche-à-terre aux Chouans en bas-breton, ils opérèrent leur retraite avec une habileté qui déconcerta les Républicains et même leur commandant. Au premier ordre, les plus valides des Chouans se mirent en ligne et présentèrent un front respectable, derrière lequel les blessés et le reste des leurs se retirèrent pour charger leurs fusils. Puis tout à coup, avec cette agilité dont l’exemple a déjà été donné par Marche-à-terre, les blessés gagnèrent le haut de l’éminence qui flanquait la route à droite, et y furent suivis par la moitié des Chouans qui la gravirent lestement pour en occuper le sommet, en ne montrant plus aux Bleus que leurs têtes énergiques. Là, ils se firent un rempart des arbres, et dirigèrent les canons de leurs fusils sur le reste de l’escorte qui, d’après les commandements réitérés de Hulot, s’était rapidement mis en ligne, afin d’opposer sur la route un front égal à celui des Chouans. Ceux-ci reculèrent lentement et défendirent le terrain en pivotant de manière à se ranger sous le feu de leurs camarades. Quand ils atteignirent le fossé qui bordait la route, ils grimpèrent à leur tour le talus élevé dont la lisière était occupée par les leurs, et les rejoignirent en essuyant bravement le feu des Républicains qui les fusillèrent avec assez d’adresse pour joncher de corps le fossé. Les gens qui couronnaient l’escarpement répondirent par un feu non moins meurtrier. En ce moment, la garde nationale de Fougères arriva sur le lieu du combat au pas de course, et sa présence termina l’affaire. Les gardes nationaux et quelques soldats échauffés dépassaient déjà la berme de la route pour s’engager dans les bois ; mais le commandant leur cria de sa voix martiale : — Voulez-vous vous faire démolir là-bas !
Ils rejoignirent alors le bataillon de la République, à qui le champ de bataille était resté non sans de grandes pertes. Tous les vieux chapeaux furent mis au bout des baïonnettes, les fusils se hissèrent, et les soldats crièrent unanimement, à deux reprises : Vive la République ! Les blessés eux-mêmes, assis sur l’accotement de la route, partagèrent cet enthousiasme, et Hulot pressa la main de Gérard en lui disant : — Hein ! voilà ce qui s’appelle des lapins !
Merle fut chargé d’ensevelir les morts dans un ravin de la route. D’autres soldats s’occupèrent du transport des blessés. Les charrettes et les chevaux des fermes voisines furent mis en réquisition, et l’on s’empressa d’y placer les camarades souffrants sur les dépouilles des morts. Avant de partir, la garde nationale de Fougères remit à Hulot un Chouan dangereusement blessé qu’elle avait pris au bas de la côte abrupte par où s’échappèrent les Chouans, et où il avait roulé, trahi par ses forces expirantes.
— Merci de votre coup de main, citoyens, dit le commandant. Tonnerre de Dieu ! sans vous, nous pouvions passer un rude quart d’heure. Prenez garde à vous ! la guerre est commencée. Adieu, mes braves. Puis, Hulot se tournant vers le prisonnier. — Quel est le nom de ton général ? lui demanda-t-il.
— Le Gars.
— Qui ? Marche-à-terre.
— Non, le Gars.
— D’où le Gars est-il venu ?
A cette question, le Chasseur du Roi, dont la figure rude et sauvage était abattue par la douleur, garda le silence, prit son chapelet et se mit à réciter des prières.
— Le Gars est sans doute ce jeune ci-devant à cravate noire ? Il a été envoyé par le tyran et ses alliés Pitt et Cobourg.
A ces mots, le Chouan, qui n’en savait pas si long, releva fièrement la tête : — Envoyé par Dieu et le Roi ! Il prononça ces paroles avec une énergie qui épuisa ses forces. Le commandant vit qu’il était difficile de questionner un homme mourant dont toute la contenance trahissait un fanatisme obscur, et détourna la tête en fronçant le sourcil. Deux soldats, amis de ceux que Marche-à-terre avait si brutalement dépêchés d’un coup de fouet sur l’accotement de la route, car ils y étaient morts, se reculèrent de quelques pas, ajustèrent le Chouan, dont les yeux fixes ne se baissèrent pas devant les canons dirigés sur lui, le tirèrent à bout portant, et il tomba. Lorsque les soldats s’approchèrent pour dépouiller le mort, il cria fortement encore : — Vive le Roi !
— Oui, oui, sournois, dit La-clef-des-cœurs, va-t’en manger de la galette chez ta bonne Vierge.
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