— Pour la santé de son groin, ajouta l’orateur en se tournant vers les autres, il nous a fait saigner, et nous perdrons encore vingt mille francs de bon or...

— Groin toi-même ! s’écria Marche-à-terre en se reculant de trois pas et ajustant son agresseur. Ce n’est pas les Bleus que tu hais, c’est l’or que tu aimes. Tiens, tu mourras sans confession, vilain damné, qui n’as pas communié cette année.

Cette insulte irrita le Chouan au point de le faire pâlir, et un sourd grognement sortit de sa poitrine pendant qu’il se mit en mesure d’ajuster Marche-à-terre. Le jeune chef s’élança entre eux, il leur fit tomber les armes des mains en frappant leurs carabines avec le canon de la sienne ; puis il demanda l’explication de cette dispute, car la conversation avait été tenue en bas-breton, idiome qui ne lui était pas très-familier.

— Monsieur le marquis, dit Marche-à-terre en achevant son discours, c’est d’autant plus mal à eux de m’en vouloir que j’ai laissé en arrière Pille-miche qui saura peut-être sauver la voiture des griffes des voleurs.

Et il montra les Bleus qui, pour ces fidèles serviteurs de l’Autel et du Trône, étaient tous les assassins de Louis XVI et des brigands.

— Comment ! s’écria le jeune homme en colère, c’est donc pour arrêter une voiture que vous restez encore ici, lâches qui n’avez pu remporter une victoire dans le premier combat où j’ai commandé ! Mais comment triompherait-on avec de semblables intentions ? Les défenseurs de Dieu et du Roi sont-ils donc des pillards ? Par sainte Anne d’Auray ! nous avons à faire la guerre à la République et non aux diligences. Ceux qui désormais se rendront coupables d’attaques si honteuses ne recevront pas l’absolution et ne profiteront pas des faveurs réservées aux braves serviteurs du Roi.

Un sourd murmure s’éleva du sein de cette troupe. Il était facile de voir que l’autorité du nouveau chef, si difficile à établir sur ces hordes indisciplinées, allait être compromise. Le jeune homme, auquel ce mouvement n’avait pas échappé, cherchait déjà à sauver l’honneur du commandement, lorsque le trot d’un cheval retentit au milieu du silence. Toutes les têtes se tournèrent dans la direction présumée du personnage qui survenait. C’était une jeune femme assise en travers sur un petit cheval breton, qu’elle mit au galop pour arriver promptement auprès de la troupe des Chouans en y apercevant le jeune homme.

— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-elle en regardant tour à tour les Chouans et leur chef.

— Croiriez-vous, madame, qu’ils attendent la correspondance de Mayenne à Fougères, dans l’intention de la piller, quand nous venons d’avoir, pour délivrer nos gars de Fougères, une escarmouche qui nous a coûté beaucoup d’hommes sans que nous ayons pu détruire les Bleus.

— Eh ! bien, où est le mal ? demanda la jeune dame à laquelle un tact naturel aux femmes révéla le secret de la scène. Vous avez perdu des hommes, nous n’en manquerons jamais. Le courrier porte de l’argent, sans doute nous en manquerons toujours ! Nous enterrerons nos hommes qui iront au ciel, et nous prendrons l’argent qui ira dans les poches de tous ces braves gens. Où est la difficulté ?

Ce discours eut la vertu de faire sourire les Chouans.

— N’y a-t-il donc rien là-dedans qui vous fasse rougir ? demanda le jeune homme à voix basse. Êtes-vous donc dans un tel besoin d’argent qu’il vous faille en prendre sur les routes ?

— J’en suis tellement affamée, marquis, que je mettrais, je crois, mon cœur en gage s’il n’était pas pris, dit-elle en lui souriant avec coquetterie. Mais d’où venez-vous donc, pour croire que vous vous servirez des Chouans sans leur laisser piller par-ci par-là quelques Bleus ? Ne savez-vous pas le proverbe : Voleur comme une chouette. Or, qu’est-ce qu’un Chouan ? D’ailleurs, dit-elle en élevant la voix, n’est-ce pas une action juste ? Les Bleus n’ont-ils pas pris tous les biens de l’Église et les nôtres, et ne nous faut-il pas d’ailleurs des munitions ?

Un autre murmure, bien différent du grognement par lequel les Chouans avaient répondu au marquis, accueillit ces paroles. Le jeune homme, dont le front se rembrunissait, prit alors la jeune dame à part et lui dit avec la vive bouderie d’un homme bien élevé : — Ces messieurs viendront-ils à la Vivetière au jour fixé ?

— Oui, dit-elle, tous, l’Intimé, Grand-Jacques et peut-être Ferdinand.

— Permettez donc que j’y retourne ; car je ne saurais sanctionner de tels brigandages par ma présence. Oui, madame, j’ai dit brigandages. Il y a de la noblesse à être volé, mais...

— Eh ! bien, dit-elle en l’interrompant, j’aurai votre part, et je vous remercie de me l’abandonner. Ce surplus de prise me fera grand bien. Ma mère a tellement tardé à m’envoyer de l’argent que je suis au désespoir.

— Adieu, s’écria le marquis.

Et il disparut ; mais la jeune dame courut vivement après lui.

— Pourquoi ne restez-vous pas avec moi ? demanda-t-elle en lui lançant le regard à demi despotique, à demi caressant par lequel les femmes qui ont des droits au respect d’un homme savent si bien exprimer leurs désirs.

— N’allez-vous pas piller la voiture ?

— Piller ? reprit-elle, quel singulier terme ! Laissez-moi vous expliquer...

— Rien, dit-il en lui prenant les mains et en les lui baisant avec la galanterie superficielle d’un courtisan. — Écoutez-moi, reprit-il après une pause, si je demeurais là pendant la capture de cette diligence, nos gens me tueraient, car je les...

— Vous ne les tueriez pas, reprit-elle vivement, car ils vous lieraient les mains avec les égards dus à votre rang ; et, après avoir levé sur les Républicains une contribution nécessaire à leur équipement, à leur subsistance, à des achats de poudre, ils vous obéiraient aveuglément.

— Et vous voulez que je commande ici ? Si ma vie est nécessaire à la cause que je défends, permettez-moi de sauver l’honneur de mon pouvoir. En me retirant, je puis ignorer cette lâcheté. Je reviendrai pour vous accompagner.

Et il s’éloigna rapidement. La jeune dame écouta le bruit des pas avec un sensible déplaisir. Quand le bruissement des feuilles séchées eut insensiblement cessé, elle resta comme interdite, puis elle revint en grande hâte vers les Chouans. Elle laissa brusquement échapper un geste de dédain, et dit à Marche-à-terre, qui l’aidait à descendre de cheval : — Ce jeune homme-là voudrait pouvoir faire une guerre régulière à la République !... ah ! bien, encore quelques jours, et il changera d’opinion. — Comme il m’a traitée, se dit-elle après une pause.

Elle s’assit sur la roche qui avait servi de siége au marquis, et attendit en silence l’arrivée de la voiture. Ce n’était pas un des moindres phénomènes de l’époque que cette jeune dame noble jetée par de violentes passions dans la lutte des monarchies contre l’esprit du siècle, et poussée par la vivacité de ses sentiments à des actions dont pour ainsi dire elle n’était pas complice ; semblable en cela à tant d’autres qui furent entraînées par une exaltation souvent fertile en grandes choses. Comme elle, beaucoup de femmes jouèrent des rôles ou héroïques ou blâmables dans cette tourmente.