Bourgeois et paysans, tous gardaient l’empreinte d’une mélancolie profonde ; leur silence avait quelque chose de farouche, et ils semblaient courbés sous le joug d’une même pensée, terrible sans doute, mais soigneusement cachée, car leurs figures étaient impénétrables ; seulement, la lenteur peu ordinaire de leur marche pouvait trahir de secrets calculs. De temps en temps, quelques-uns d’entre eux, remarquables par des chapelets suspendus à leur cou, malgré le danger qu’ils couraient à conserver ce signe d’une religion plutôt supprimée que détruite, secouaient leurs cheveux et relevaient la tête avec défiance. Ils examinaient alors à la dérobée les bois, les sentiers et les rochers qui encaissaient la route, mais de l’air avec lequel un chien, mettant le nez au vent, essaie de subodorer le gibier ; puis, en n’entendant que le bruit monotone des pas de leurs silencieux compagnons, ils baissaient de nouveau leurs têtes et reprenaient leur contenance de désespoir, semblables à des criminels emmenés au bagne pour y vivre, pour y mourir.

La marche de cette colonne sur Mayenne, les éléments hétérogènes qui la composaient et les divers sentiments qu’elle exprimait s’expliquaient assez naturellement par la présence d’une autre troupe formant la tête du détachement. Cent cinquante soldats environ marchaient en avant avec armes et bagages, sous le commandement d’un chef de demi-brigade. Il n’est pas inutile de faire observer à ceux qui n’ont pas assisté au drame de la Révolution, que cette dénomination remplaçait le titre de colonel, proscrit par les patriotes comme trop aristocratique. Ces soldats appartenaient au dépôt d’une demi-brigade d’infanterie en séjour à Mayenne. Dans ces temps de discordes, les habitants de l’Ouest avaient appelé tous les soldats de la République, des Bleus. Ce surnom était dû à ces premiers uniformes bleus et rouges dont le souvenir est encore assez frais pour rendre leur description superflue. Le détachement des Bleus servait donc d’escorte à ce rassemblement d’hommes presque tous mécontents d’être dirigés sur Mayenne, où la discipline militaire devait promptement leur donner un même esprit, une même livrée et l’uniformité d’allure qui leur manquait alors si complétement.

Cette colonne était le contingent péniblement obtenu du district de Fougères, et dû par lui dans la levée que le Directoire exécutif de la République française avait ordonnée par une loi du 10 messidor précédent. Le gouvernement avait demandé cent millions et cent mille hommes, afin d’envoyer de prompts secours à ses armées, alors battues par les Autrichiens en Italie, par les Prussiens en Allemagne, et menacées en Suisse par les Russes, auxquels Suwarow faisait espérer la conquête de la France. Les départements de l’Ouest, connus sous le nom de Vendée, la Bretagne et une portion de la Basse-Normandie, pacifiés depuis trois ans par les soins du général Hoche après une guerre de quatre années, paraissaient avoir saisi ce moment pour recommencer la lutte. En présence de tant d’agressions, la République retrouva sa primitive énergie. Elle avait d’abord pourvu à la défense des départements attaqués, en en remettant le soin aux habitants patriotes par un des articles de cette loi de messidor. En effet, le gouvernement, n’ayant ni troupes ni argent dont il pût disposer à l’intérieur, éluda la difficulté par une gasconnade législative : ne pouvant rien envoyer aux départements insurgés, il leur donnait sa confiance. Peut-être espérait-il aussi que cette mesure, en armant les citoyens les uns contre les autres, étoufferait l’insurrection dans son principe.

Cet article, source de funestes représailles, était ainsi conçu : Il sera organisé des compagnies franches dans les départements de l’Ouest. Cette disposition impolitique fit prendre à l’Ouest une attitude si hostile, que le Directoire désespéra d’en triompher de prime abord. Aussi, peu de jours après, demanda-t-il aux Assemblées des mesures particulières relativement aux légers contingents dus en vertu de l’article qui autorisait les compagnies franches. Donc, une nouvelle loi promulguée quelques jours avant le commencement de cette histoire, et rendue le troisième jour complémentaire de l’an VII, ordonnait d’organiser en légions ces faibles levées d’hommes. Les légions devaient porter le nom des départements de la Sarthe, de l’Orne, de la Mayenne, d’Ille-et-Vilaine, du Morbihan, de la Loire-Inférieure et de Maine-et-Loire. Ces légions, disait la loi, spécialement employées à combattre les Chouans, ne pourraient, sous aucun prétexte, être portées aux frontières.

Ces détails fastidieux, mais ignorés, expliquent à la fois l’état de faiblesse où se trouva le Directoire et la marche de ce troupeau d’hommes conduit par les Bleus. Aussi, peut-être n’est-il pas superflu d’ajouter que ces belles et patriotiques déterminations directoriales n’ont jamais reçu d’autre exécution que leur insertion au Bulletin des Lois. N’étant plus soutenus par de grandes idées morales, par le patriotisme ou par la terreur, qui les rendait naguère exécutoires, les décrets de la République créaient des millions et des soldats dont rien n’entrait ni au trésor ni à l’armée. Le ressort de la Révolution s’était usé en des mains inhabiles, et les lois recevaient dans leur application l’empreinte des circonstances au lieu de les dominer.

Les départements de la Mayenne et d’Ille-et-Vilaine étaient alors commandés par un vieil officier qui, jugeant sur les lieux de l’opportunité des mesures à prendre, voulut essayer d’arracher à la Bretagne ses contingents, et surtout celui de Fougères, l’un des plus redoutables foyers de la chouannerie. Il espérait ainsi affaiblir les forces de ces districts menaçants. Ce militaire dévoué profita des prévisions illusoires de la loi pour affirmer qu’il équiperait et armerait sur-le-champ les réquisitionnaires, et qu’il tenait à leur disposition un mois de la solde promise par le gouvernement à ces troupes d’exception. Quoique la Bretagne se refusât alors à toute espèce de service militaire, l’opération réussit tout d’abord sur la foi de ces promesses, et avec tant de promptitude que cet officier s’en alarma. Mais c’était un de ces vieux chiens de guérite difficiles à surprendre. Aussitôt qu’il vit accourir au district une partie des contingents, il soupçonna quelque motif secret à cette prompte réunion d’hommes, et peut-être devina-t-il bien en croyant qu’ils voulaient se procurer des armes. Sans attendre les retardataires, il prit alors des mesures pour tâcher d’effectuer sa retraite sur Alençon, afin de se rapprocher des pays soumis ; quoique l’insurrection croissante de ces contrées rendît le succès de ce projet très-problématique.

Cet officier, qui, selon ses instructions, gardait le plus profond secret sur les malheurs de nos armées et sur les nouvelles peu rassurantes parvenues de la Vendée, avait donc tenté, dans la matinée où commence cette histoire, d’arriver par une marche forcée à Mayenne, où il se promettait bien d’exécuter la loi suivant son bon vouloir, en remplissant les cadres de sa demi-brigade avec ses conscrits bretons. Ce mot de conscrit, devenu plus tard si célèbre, avait remplacé pour la première fois, dans les lois, le nom de réquisitionnaires, primitivement donné aux recrues républicaines.