La religion ou plutôt le fétichisme de ces créatures ignorantes désarmait le meurtre de ses remords. Aussi une fois cette lutte engagée, tout dans le pays devenait-il dangereux : le bruit comme le silence, la grâce comme la terreur, le foyer domestique comme le grand chemin. Il y avait de la conviction dans ces trahisons. C’était des Sauvages qui servaient Dieu et le roi, à la manière dont les Mohicans font la guerre. Mais pour rendre exacte et vraie en tout point la peinture de cette lutte, l’historien doit ajouter qu’au moment où la paix de Hoche fut signée, la contrée entière redevint et riante et amie. Les familles, qui, la veille, se déchiraient encore, le lendemain soupèrent sans danger sous le même toit.
A l’instant où Hulot reconnut les perfidies secrètes que trahissait la peau de chèvre de Marche-à-terre, il resta convaincu de la rupture de cette heureuse paix due au génie de Hoche et dont le maintien lui parut impossible. Ainsi la guerre renaissait sans doute plus terrible qu’autrefois, à la suite d’une inaction de trois années. La Révolution, adoucie depuis le 9 thermidor, allait peut-être reprendre le caractère de terreur qui la rendit haïssable aux bons esprits. L’or des Anglais avait donc, comme toujours, aidé aux discordes de la France. La République, abandonnée du jeune Bonaparte, qui semblait en être le génie tutélaire, semblait hors d’état de résister à tant d’ennemis, et le plus cruel se montrait le dernier. La guerre civile, annoncée par mille petits soulèvements partiels, prenait un caractère de gravité tout nouveau, du moment où les Chouans concevaient le dessein d’attaquer une si forte escorte. Telles étaient les réflexions qui se déroulèrent dans l’esprit de Hulot, quoique d’une manière beaucoup moins succincte, dès qu’il crut apercevoir, dans l’apparition de Marche-à-terre, l’indice d’une embuscade habilement préparée, car lui seul fut d’abord dans le secret de son danger.
Le silence qui suivit la phrase prophétique du commandant à Gérard, et qui termine la scène précédente, servit à Hulot pour recouvrer son sang-froid. Le vieux soldat avait presque chancelé. Il ne put chasser les nuages qui couvrirent son front quand il vint à penser qu’il était environné déjà des horreurs d’une guerre dont les atrocités eussent été peut-être reniées par les Cannibales. Le capitaine Merle et l’adjudant Gérard, ses deux amis, cherchaient à s’expliquer la crainte, si nouvelle pour eux, dont témoignait la figure de leur chef, et contemplaient Marche-à-terre mangeant sa galette au bord du chemin, sans pouvoir établir le moindre rapport entre cette espèce d’animal et l’inquiétude de leur intrépide commandant. Mais le visage de Hulot s’éclaircit bientôt. Tout en déplorant les malheurs de la République, il se réjouit d’avoir à combattre pour elle, il se promit joyeusement de ne pas être la dupe des Chouans et de pénétrer l’homme si ténébreusement rusé qu’ils lui faisaient l’honneur d’employer contre lui.
Avant de prendre aucune résolution, il se mit à examiner la position dans laquelle ses ennemis voulaient le surprendre. En voyant que le chemin au milieu duquel il se trouvait engagé passait dans une espèce de gorge peu profonde à la vérité, mais flanquée de bois, et où aboutissaient plusieurs sentiers, il fronça fortement ses gros sourcils noirs, puis il dit à ses deux amis d’une voix sourde et très-émue : — Nous sommes dans un drôle de guêpier.
— Et de quoi donc avez-vous peur ? demanda Gérard.
— Peur ?... reprit le commandant, oui, peur. J’ai toujours eu peur d’être fusillé comme un chien au détour d’un bois sans qu’on vous crie : Qui vive !
— Bah ! dit Merle en riant, qui vive ! est aussi un abus.
— Nous sommes donc vraiment en danger ? demanda Gérard aussi étonné du sang-froid de Hulot qu’il l’avait été de sa passagère terreur.
— Chut ! dit le commandant, nous sommes dans la gueule du loup, il y fait noir comme dans un four, et il faut y allumer une chandelle. Heureusement, reprit-il, que nous tenons le haut de cette côte ! Il la décora d’une épithète énergique, et ajouta : — Je finirai peut-être bien par y voir clair. Le commandant, attirant à lui les deux officiers, cerna Marche-à-terre ; le Gars feignit de croire qu’il les gênait, il se leva promptement. — Reste là, chenapan ! lui cria Hulot en le poussant et le faisant retomber sur le talus où il s’était assis. Dès ce moment, le chef de demi-brigade ne cessa de regarder attentivement l’insouciant Breton. — Mes amis, reprit-il alors en parlant à voix basse aux deux officiers, il est temps de vous dire que la boutique est enfoncée là-bas. Le Directoire, par suite d’un remue-ménage qui a eu lieu aux Assemblées, a encore donné un coup de balai à nos affaires. Ces pentarques, ou pantins, c’est plus français, de directeurs viennent de perdre une bonne lame, Bernadotte n’en veut plus.
— Qui le remplace ? demanda vivement Gérard.
— Milet-Mureau, une vieille perruque. On choisit là un bien mauvais temps pour laisser naviguer des mâchoires ! Voilà des fusées anglaises qui partent sur les côtes. Tous ces hannetons de Vendéens et de Chouans sont en l’air, et ceux qui sont derrière ces marionnettes-là ont bien su prendre le moment où nous succombons.
— Comment ! dit Merle.
— Nos armées sont battues sur tous les points, reprit Hulot en étouffant sa voix de plus en plus. Les Chouans ont déjà intercepté deux fois les courriers, et je n’ai reçu mes dépêches et les derniers décrets qu’au moyen d’un exprès envoyé par Bernadotte au moment où il quittait le Ministère.
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