Tiens, regarde, lui dit-il en levant sa canne et désignant un couple qui sortait du passage de l’Opéra.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Gazonal.

Ça était une vieille femme à chapeau resté six mois à l’étalage, à robe très-prétentieuse, à châle en tartan déteint, dont la figure était restée vingt ans dans une loge humide, dont le cabas très-enflé n’annonçait pas une meilleure position sociale que celle d’ex-portière ; plus une petite fille svelte et mince, dont les yeux bordés de cils noirs n’avaient plus d’innocence, dont le teint annonçait une grande fatigue, mais dont le visage, d’une jolie coupe, était frais, et dont la chevelure devait être abondante, le front charmant et audacieux, le corsage maigre, en deux mots un fruit vert.

— Ça, lui répondit Bixiou, c’est un rat orné de sa mère.

— Uné ratte ? quésaco ?

— Ce rat, dit Léon qui fit un signe de tête amical à mademoiselle Ninette, peut te faire gagner tone proxès !

Gazonal bondit, mais Bixiou le maintenait par le bras depuis la sortie du café, car il lui trouvait la figure un peu trop poussée au rouge.

— Ce rat, qui sort d’une répétition à l’Opéra, retourne faire un maigre dîner, et reviendra dans trois heures pour s’habiller, s’il paraît ce soir dans le ballet, car nous sommes aujourd’hui lundi. Ce rat a treize ans, c’est un rat déjà vieux. Dans deux ans d’ici, cette créature vaudra soixante mille francs sur la place, elle sera rien ou tout, une grande danseuse ou une marcheuse, un nom célèbre ou une vulgaire courtisane. Elle travaille depuis l’âge de huit ans. Telle que tu la vois, elle est épuisée de fatigue, elle s’est rompu le corps ce matin à la classe de danse, elle sort d’une répétition où les évolutions sont difficiles comme les combinaisons d’un casse-tête chinois, elle reviendra ce soir. Le rat est un des éléments de l’Opéra, car il est à la première danseuse ce que le petit clerc est au notaire. Le rat, c’est l’espérance.

— Qui produit le rat ? demanda Gazonal.

— Les portiers, les pauvres, les acteurs, les danseurs, répondit Bixiou. Il n’y a que la plus profonde misère qui puisse conseiller à un enfant de huit ans de livrer ses pieds et ses articulations aux plus durs supplices, de rester sage jusqu’à seize ou dix-huit ans, uniquement par spéculation, et de se flanquer d’une horrible vieille comme vous mettez du fumier autour d’une jolie fleur. Vous allez voir défiler les uns après les autres tous les gens de talent, petits et grands, artistes en herbe ou en gerbe, qui élèvent, à la gloire de la France, ce monument de tous les jours appelé l’Opéra, réunion de forces, de volontés, de génies qui ne se trouve qu’à Paris...

— J’ai déjà vu l’Opérra, répondit Gazonal d’un air suffisant.

— De dessus ta banquette à trois francs soixante centimes, répliqua le paysagiste, comme tu as vu Paris, rue Crois-des-Petits-Champs... sans en rien savoir... Que donnait-on à l’Opéra quand tu y es allé ?...

— Guillomme Tèle...

— Bon, reprit le paysagiste, le grand duo de Mathilde a dû te faire plaisir. Eh ! bien, à quoi, dans ton idée, a dû s’occuper la cantatrice en quittant la scène ?...

— Elle s’est... quoi ?

— Assise à manger deux côtelettes de mouton saignant que son domestique lui tenait prêtes...

— Ah ! bouffre !

— La Malibran se soutenait avec de l’eau-de-vie et c’est ce qui l’a tuée... Autre chose ! Tu as vu le ballet, tu vas le revoir défilant ici, dans le simple appareil du matin, sans savoir que ton procès dépend de quelques-unes de ces jambes là ?

— Mone proxès ?...

— Tiens, cousin, voici ce qu’on appelle une marcheuse.

Léon montra l’une de ces superbes créatures qui à vingt-cinq ans en ont déjà vécu soixante, d’une beauté si réelle et si sûre d’être cultivée qu’elles ne la font point voir. Elle était grande, marchait bien, avait le regard assuré d’un dandy, et sa toilette se recommandait par une simplicité ruineuse.

— C’est Carabine, dit Bixiou qui fit ainsi que le peintre un léger salut de tête auquel Carabine répondit par un sourire.

— Encore une qui peut faire destituer ton préfet.

— Uné marcheuzze ; mais qu’est-ce donc ?

— La marcheuse est ou un rat d’une grande beauté que sa mère, fausse ou vraie, a vendu le jour où elle n’a pu devenir ni premier, ni second, ni troisième sujet de la danse, et où elle a préféré l’état de coryphée à tout autre, par la grande raison qu’après l’emploi de sa jeunesse elle n’en pouvait pas prendre d’autre ; elle aura été repoussée aux petits théâtres où il faut des danseuses, elle n’aura pas réussi dans les trois villes de France où il se donne des ballets, elle n’aura pas eu l’argent ou le désir d’aller à l’étranger, car, sachez-le, la grande école de danse de Paris fournit le monde entier de danseurs et de danseuses. Aussi pour qu’un rat devienne marcheuse, c’est-à-dire figurante de la danse, faut-il qu’elle ait eu quelque attachement solide qui l’ait retenue à Paris, un homme riche qu’elle n’aimait pas, un pauvre garçon qu’elle aimait trop. Celle que vous avez vue passer, qui se déshabillera, se rhabillera peut-être trois fois ce soir, en princesse, en paysanne, en tyrolienne, etc., a quelque deux cents francs par mois.

— Elle est mieux mise què notte prreffète...

— Si vous alliez chez elle, dit Bixiou, vous y verriez femme de chambre, cuisinière et domestique, elle occupe un magnifique appartement rue Saint-Georges, enfin elle est, dans les proportions des fortunes françaises d’aujourd’hui avec les anciennes, le débris de la fille d’Opéra du dix-huitième siècle. Carabine est une puissance, elle gouverne en ce moment Du Tillet, un banquier très-influent à la Chambre...

— Et au-dessus de ces deux échelons du ballet, qu’y a-t-il donc ? demanda Gazonal.

— Regarde ! lui dit son cousin en lui montrant une élégante calèche qui passait au bout du boulevard, rue Grange-Batelière, voici un des premiers sujets de la Danse, dont le nom sur l’affiche attire tout Paris, qui gagne soixante mille francs par an, et qui vit en princesse, le prix de ta fabrique ne te suffirait pas pour acheter le droit de lui dire trente fois bonjour.

— Eh ! bé, je me le dirai bien à moi-même, ce ne sera pas si cher !

— Voyez-vous, lui dit Bixiou, sur le devant de la calèche ce beau jeune homme, c’est un vicomte qui porte un beau nom, c’est son premier gentilhomme de la chambre, celui qui fait ses affaires aux journaux, qui va porter des paroles de paix ou de guerre, le matin, au directeur de l’Opéra, ou qui s’occupe des applaudissements par lesquels on la salue quand elle entre sur la scène ou quand elle en sort.

— Ceci, mes cherses messieurs, est le coupe de grâce, jeu neu soubesssonais rienne de Parisse.

— Eh ! bien, sachez au moins tout ce qu’on peut voir en dix minutes, au passage de l’Opéra, tenez ?... dit Bixiou.

Deux personnes débouchaient en ce moment du Passage, un homme et une femme. La femme n’était ni laide ni jolie, sa toilette avait cette distinction de forme, de coupe, de couleur qui révèle une artiste, et l’homme avait assez l’air d’un chantre.

— Voilà, lui dit Bixiou, une basse-taille et un second premier sujet de la danse. La basse-taille est un homme d’un immense talent, mais la basse-taille étant un accessoire dans les partitions, il gagne à peine ce que gagne la danseuse. Célèbre avant que la Taglioni et la Elssler parussent, le second sujet a conservé chez nous la danse de caractère, la mimique ; si les deux autres n’eussent révélé dans la danse une poésie inaperçue jusqu’alors, celle-ci serait un premier talent ; mais elle est en seconde ligne aujourd’hui ; néanmoins, elle palpe ses trente mille francs, et a pour ami fidèle un pair de France très-influent à la Chambre. Tenez, voici la danseuse du troisième ordre, une danseuse qui n’existe que par la toute-puissance d’un journal. Si son engagement n’eût pas été renouvelé, le ministère eût eu sur le dos un ennemi de plus. Le corps de ballet est à l’Opéra la grande puissance, aussi est-il de bien meilleur ton dans les hautes sphères du dandysme et de la politique d’avoir des relations avec la Danse qu’avec le Chant. A l’orchestre, où se tiennent les habitués de l’Opéra, ces mots : « Monsieur est pour le chant, » sont une espèce de raillerie.

Un petit homme à figure commune, vêtu simplement, vint à passer.

— Enfin, voilà l’autre moitié de la recette de l’Opéra qui passe, c’est le ténor. Il n’y a plus de poème, ni de musique, ni de représentation sans un ténor célèbre dont la voix atteigne à une certaine note. Le ténor, c’est l’amour, c’est la voix qui touche le cœur, qui vibre dans l’âme, et cela se chiffre par un traitement plus considérable que celui d’un ministre. Cent mille francs à un gosier, cent mille francs à une paire de chevilles, voilà les deux fléaux financiers de l’Opéra.

— Je suis abasourdi, dit Gazonal, que de cent mille francs !...

— Tu vas l’être bien davantage, mon cher cousin, suis-nous.... Nous allons prendre Paris comme un artiste prend un violoncelle, et te faire voir comment on en joue, enfin comment on s’amuse à Paris.

— C’ette uné kaliedoscope de sept lieues de tour, s’écria Gazonal.

— Avant de piloter monsieur, je dois voir Gaillard, dit Bixiou.

— Mais Gaillard peut nous être utile pour le cousin.

— Qu’est-ce que cette ôte machine ? demanda Gazonal.

— Ce n’est pas une machine, c’est un machiniste.