dit-il d’un air qui tenait du protecteur et du subordonné tout ensemble.
— Ravenouillet... — Il se nomme Ravenouillet, dit Bixiou qui se tourna vers Gazonal. — As-tu notre carnet d’échéance ?
Ravenouillet tira de sa poche de côté le livret le plus gluant que jamais Gazonal eût vu.
— Inscris dessus à trois mois ces deux billets que tu vas me signer.
Et Bixiou présenta deux effets de commerce tout préparés faits à son ordre par Ravenouillet, que Ravenouillet signa sur-le-champ et inscrivit sur le livret graisseux où sa femme notait les dettes des locataires.
— Merci, Ravenouillet, dit Bixiou. Tiens, voici une loge pour le Vaudeville...
— Oh ! ma fille s’amusera bien ce soir, dit Ravenouillet en s’en allant.
— Nous sommes ici soixante et onze locataires, dit Bixiou, la moyenne de ce qu’on doit à Ravenouillet est de six mille francs par mois, dix-huit mille francs par trimestre, en avances et ports de lettres, sans compter les loyers dus. C’est la Providence... à trente pour cent que nous lui donnons sans qu’il ait jamais rien demandé...
— Oh ! Paris, Paris !... s’écria Gazonal.
— En nous en allant, dit Bixiou qui venait d’endosser les effets, car je vous mène, cousin Gazonal, voir encore un comédien qui va jouer gratis une charmante scène.
— Où ? dit Léon.
— Chez un usurier. En nous en allant donc, je vous raconterai le début de l’ami Ravenouillet à Paris.
En passant devant la loge, Gazonal aperçut mademoiselle Lucienne Ravenouillet qui tenait à la main un solfége, elle était élève du Conservatoire ; le père lisait un journal, et madame Ravenouillet tenait à la main des lettres à monter pour les locataires.
— Merci, monsieur Bixiou ! dit la petite.
— Ce n’est pas un rat, dit Léon à son cousin, c’est une larve de cigale.
— Il paraît qu’on obtient, dit Gazonal, l’amitié de la loge, comme celle de tout le monde, par les loges...
— Se forme-t-il dans notre société ? s’écria Léon charmé du calembour.
— Voici l’histoire de Ravenouillet, reprit Bixiou quand les trois amis se trouvèrent sur le Boulevard. En 1831, Massol, votre Conseiller-d’État, était un avocat-journaliste qui ne voulait alors être que garde des sceaux, il daignait laisser Louis-Philippe sur le trône ; mais il faut lui pardonner son ambition, il est de Carcassonne. Un matin, il voit entrer un jeune pays qui lui dit : — « Vous me connaissez bien, monsu Massol, je suis le petit de votre voisin l’épicier, j’arrive de là-bas, car l’on nous a dit qu’en venant ici chacun trouvait à se placer... » En entendant ces paroles, Massol fut pris d’un frisson, et se dit en lui-même que, s’il avait le malheur d’obliger ce compatriote, à lui d’ailleurs parfaitement inconnu, tout le Département allait tomber chez lui, qu’il y perdrait beaucoup de mouvements de sonnette, onze cordons, ses tapis, que son unique valet le quitterait, qu’il aurait des difficultés avec son propriétaire relativement à l’escalier, et que les locataires se plaindraient de l’odeur d’ail et de diligence répandus dans la maison. Donc, il regarda le solliciteur comme un boucher regarde un mouton avant de l’égorger ; mais quoique le pays eut reçu ce coup-d’œil ou ce coup de poignard, il reprit ainsi, nous dit Massol : « — J’ai de l’ambition tout comme un autre, et je ne veux retourner au pays que riche, si j’y retourne ; car Paris est l’antichambre du Paradis. On dit que vous, qui écrivez dans les journaux, vous faites ici la pluie et le beau temps, qu’il vous suffit de demander pour obtenir n’importe quoi dans le gouvernement ; mais, si j’ai des facultés, comme nous tous, je me connais, je n’ai pas d’instruction ; si j’ai des moyens, je ne sais pas écrire, et c’est un malheur, car j’ai des idées ; je ne pense donc pas à vous faire concurrence, je me juge, je ne réussirais point ; mais, comme vous pouvez tout, et que nous sommes presque frères, ayant joué pendant notre enfance ensemble, je compte que vous me lancerez et que vous me protégerez... Oh ! il le faut, je veux une place, une place qui convienne à mes moyens, à ce que je suis, et où je puisse faire fortune.... » Massol allait brutalement mettre son pays à la porte en lui jetant au nez quelque phrase brutale, lorsque le pays conclut ainsi : « — Je ne demande donc pas à entrer dans l’administration où l’on va comme des tortues, que votre cousin est resté contrôleur ambulant depuis vingt ans... Non, je voudrais seulement débuter... — Au théâtre ?... lui dit Massol heureux de ce dénouement. — Non, j’ai bien du geste, de la figure, de la mémoire ; mais il y a trop de tirage ; je voudrais débuter dans la carrière.... des portiers. » Massol resta grave et lui dit : — Il y aura bien plus de tirage, mais du moins vous verrez les loges pleines. Et il lui fit obtenir, comme dit Ravenouillet, son premier cordon.
— Je suis le premier, dit Léon qui me sois préoccupé du Genre Portier. Il y a des fripons de moralité, des bateleurs de vanité, des sycophantes modernes, des septembriseurs caparaçonnés de gravité, des inventeurs de questions palpitantes d’actualité qui prêchent l’émancipation des nègres, l’amélioration des petits voleurs, la bienfaisance envers les forçats libérés, et qui laissent leurs portiers dans un état pire que celui des Irlandais, dans des prisons plus affreuses que des cabanons, et qui leur donnent pour vivre moins d’argent par an que l’État n’en donne pour un forçat... Je n’ai fait qu’une bonne action dans ma vie, c’est la loge de mon portier.
— Si, reprit Bixiou, un homme ayant bâti de grandes cages, divisées en mille compartiments comme les alvéoles d’une ruche ou les loges d’une ménagerie, et destinées à recevoir des créatures de tout genre et de toute industrie, si cet animal à figure de propriétaire venait consulter un savant et lui disait : — Je veux un individu du genre Bimane qui puisse vivre dans une sentine pleine de vieux souliers, empestiférée par des haillons, et de dix pieds carrés ; je veux qu’il y vive toute sa vie, qu’il y couche, qu’il y soit heureux, qu’il ait des enfants jolis comme des amours ; qu’il y travaille, qu’il y fasse la cuisine, qu’il s’y promène, qu’il y cultive des fleurs qu’il y chante et qu’il n’en sorte pas, qu’il n’y voie pas clair et qu’il s’aperçoive de tout ce qui se passe au dehors, assurément le savant ne pourrait pas inventer le portier, il fallait Paris pour le créer, ou si vous voulez le diable...
— L’industrie parisienne est allée plus loin dans l’impossible, dit Gazonal, il y a les ouvriers... Vous ne connaissez pas tous les produits de l’industrie, vous qui les exposez. Notre industrie combat contre l’industrie du continent à coups de malheurs, comme sous l’Empire Napoléon combattait l’Europe à coups de régiments...
— Nous voici chez mon ami Vauvinet, l’usurier, dit Bixiou. Une des plus grandes fautes que commettent les gens qui peignent nos mœurs est de répéter de vieux portraits. Aujourd’hui chaque état s’est renouvelé. Les épiciers deviennent pairs de France, les artistes capitalisent, les vaudevillistes ont des rentes. Si quelques rares figures restent ce qu’elles étaient jadis, en général les professions n’ont plus leur costume spécial, ni leurs anciennes mœurs. Si nous avons eu Gobseck, Gigonnet, Chaboisseau, Samanon, les derniers des Romains, nous jouissons aujourd’hui de Vauvinet, l’usurier bon enfant, petit maître qui hante les coulisses, les lorettes, et qui se promène dans un petit coupé bas à un cheval... Observez bien, mon homme, ami Gazonal, vous allez voir la comédie de l’argent, l’homme froid qui ne veut rien donner, l’homme chaud qui soupçonne un bénéfice, écoutez-le, surtout !
Et tous trois, ils entrèrent au deuxième étage d’une maison de très-belle apparence située sur le boulevard des Italiens, et s’y trouvèrent environnés de toutes les élégances alors à la mode. Un jeune homme d’environ vingt-huit ans vint à leur rencontre d’un air presque riant, car il vit Léon de Lora le premier.
1 comment