Voici le
commencement, et ce que j'ai pu me rappeler du reste: Tircis, je
n'ose Ecouter ton chalumeau Sous l'ormeau; Car on en cause Déjà
dans notre hameau.
… .. un berger … .. s'engager … .. sans danger; Et
toujours l'épine est sous la rose.
Je cherche où est le charme attendrissant que mon cœur trouve à
cette chanson: c'est un caprice auquel je ne comprends rien; mais
il m'est de toute impossibilité de la chanter jusqu'à la fin sans
être arrêté par mes larmes. J'ai cent fois projeté d'écrire à Paris
pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu'un
les connaisse encore. Mais je suis presque sûr que le plaisir que
je prends à me rappeler cet air s'évanouirait en partie, si j'avais
la preuve que d'autres que ma pauvre tante Suson l'ont chanté.
Telles furent les premières affections de mon entrée à la vie;
ainsi commençait à se former ou à se montrer en moi ce cœur à la
fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant
indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le
courage, entre la mollesse et la vertu, m'a jusqu'au bout mis en
contradiction avec moi-même, et a fait que l'abstinence et la
jouissance, le plaisir et la sagesse, m'ont également échappé.
Ce train d'éducation fut interrompu par un accident dont les
suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon père eut un démêlé
avec un M. Gautier, capitaine en France, et apparenté dans le
Conseil. Ce Gautier, homme insolent et lâche, saigna du nez, et,
pour se venger, accusa mon père d'avoir mis l'épée à la main dans
la Ville. Mon père, qu'on voulut envoyer en prison, s'obstinait à
vouloir que, selon la loi, l'accusateur y entrât aussi bien que
lui: n'ayant pu l'obtenir, il aima mieux sortir de Genève et
s'expatrier pour le reste de sa vie, que de céder sur un point où
l'honneur et la liberté lui paraissaient compromis.
Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard, alors employé
aux fortifications de Genève. Sa fille aînée était morte, mais il
avait un fils de même âge que moi. Nous fûmes mis ensemble à Bossey
en pension chez le Ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le
latin, tout le menu fatras dont on l'accompagne sous le nom
d'éducation.
Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine,
et me ramenèrent à l'état d'enfant. A Genève, où l'on ne m'imposait
rien, j'aimais l'application, la lecture; c'était presque mon seul
amusement. A Bossey, le travail me fit aimer les jeux qui lui
servaient de relâche. La campagne était pour moi si nouvelle que je
ne pouvais me lasser d'en jouir. Je pris pour elle un goût si vif,
qu'il n'a jamais pu s'éteindre. Le souvenir des jours heureux que
j'y ai passés m'a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans
tous les âges, jusqu'à celui qui m'y a ramené. M. Lambercier était
un homme fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne
nous chargeait point de devoirs extrêmes. La preuve qu'il s'y
prenait bien est que, malgré mon aversion pour la gêne, je ne me
suis jamais rappelé avec dégoût mes heures d'étude, et que, si je
n'appris pas de lui beaucoup de choses, ce que j'appris je l'appris
sans peine, et n'en ai rien oublié.
La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d'un prix
inestimable, en ouvrant mon cœur à l'amitié. Jusqu'alors je n'avais
connu que des sentiments élevés, mais imaginaires. L'habitude de
vivre ensemble dans un état paisible m'unit tendrement à mon cousin
Bernard. En peu de temps j'eus pour lui des sentiments plus
affectueux que ceux que j'avais eus pour mon frère, et qui ne se
sont jamais effacés. C'était un grand garçon fort efflanqué, fort
fluet, aussi doux d'esprit que faible de corps, et qui n'abusait
pas trop de la prédilection qu'on avait pour lui dans la maison,
comme fils de mon tuteur. Nos travaux, nos amusements, nos goûts
étaient les mêmes: nous étions seuls, nous étions de même âge,
chacun des deux avait besoin d'un camarade; nous séparer était, en
quelque sorte, nous anéantir. Quoique nous eussions peu d'occasions
de faire preuve de notre attachement l'un pour l'autre, il était
extrême; et non seulement nous ne pouvions vivre un instant
séparés, mais nous n'imaginions pas que nous puissions jamais
l'être. Tous deux d'un esprit facile à céder aux caresses,
complaisants quand on ne voulait pas nous contraindre, nous étions
toujours d'accord sur tout. Si, par la faveur de ceux qui nous
gouvernaient, il avait sur moi quelque ascendant sous leurs yeux,
quand nous étions seuls j'en avais un sur lui qui rétablissait
l'équilibre. Dans nos études, je lui soufflais sa leçon quand il
hésitait; quand mon thème était fait, je lui aidais à faire le
sien, et, dans nos amusements, mon goût plus actif lui servait
toujours de guide. Enfin nos deux caractères s'accordaient si bien,
et l'amitié qui nous unissait était si vraie, que, dans plus de
cinq ans que nous fumes presque inséparables, tant à Bossey qu'à
Genève, nous nous battîmes souvent, je l'avoue, mais jamais on
n'eut besoin de nous séparer, jamais une de nos querelles ne dura
plus d'un quart d'heure, et jamais nous ne portâmes l'un contre
l'autre aucune accusation.
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