Faute de pratique, nous contrefaisions du gosier la voix de Polichinelle, pour jouer ces charmantes comédies que nos pauvres bons parents avaient la patience de voir et d'entendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans la famille un très beau sermon de sa façon, nous quittâmes les comédies, et nous nous mîmes à composer des sermons. Ces détails ne sont pas fort intéressants, je l'avoue; mais ils montrent à quel point il fallait que notre première éducation eût été bien dirigée, pour que, maîtres presque de notre temps et de nous dans un âge si tendre, nous fussions si peu tentés d'en abuser. Nous avions si peu besoin de nous faire des camarades, que nous en négligions même l'occasion. Quand nous allions nous promener, nous regardions en passant leurs jeux sans convoitise, sans songer même à y prendre part. L'amitié remplissait si bien nos cœurs, qu'il nous suffisait d'être ensemble pour que les plus simples goûts fissent nos délices.

A force de nous voir inséparables, on y prit garde; d'autant plus que mon cousin étant très grand et moi très petit, cela faisait un couple assez plaisamment assorti. Sa longue figure effilée, son petit visage de pomme cuite, son air mou, sa démarche nonchalante, excitaient les enfants à se moquer de lui. Dans le patois du pays on lui donna le surnom de Barnâ Bredanna; et sitôt que nous sortions nous n'entendions que Barnâ Bredanna tout autour de nous. Il endurait cela plus tranquillement que moi. Je me fâchai, je voulus me battre; c'était ce que les petits coquins demandaient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin me soutenait de son mieux; mais il était faible, d'un coup de poing on le renversait. Alors je devenais furieux. Cependant, quoique j'attrapasse force horions, ce n'était pas à moi qu'on en voulait, c'était à Barnâ Bredanna: mais j'augmentai tellement le mal par ma mutine colère, que nous n'osions plus sortir qu'aux heures où l'on était en classe, de peur d'être hués et suivis par les écoliers.

Me voilà déjà redresseur des torts. Pour être un paladin dans les formes, il ne me manquait que d'avoir une dame; j'en eus deux. J'allais de temps en temps voir mon père à Nyon, petite ville du pays de Vaud, où il s'était établi. Mon père était fort aimé, et son fils se sentait de cette bienveillance. Pendant le peu de séjour que je faisais près de lui, c'était à qui me fêterait. Une madame de Vulson surtout me faisait mille caresses; et, pour y mettre le comble, sa fille me prit pour son galant. On sent ce que c'est qu'un galant de onze ans pour une fille de vingt-deux. Mais toutes ces friponnes sont si aises de mettre ainsi de petites poupées en avant pour cacher les grandes, ou pour les tenter par l'image d'un jeu qu'elles savent rendre attirant! Pour moi, qui ne voyais point entre elle et moi de disconvenance, je pris la chose au sérieux; je me livrai de tout mon cœur, ou plutôt de toute ma tête, car je n'étais guère amoureux que par là, quoique je le fusse à la folie, et que mes transports, mes agitations, mes fureurs, donnassent des scènes à pâmer de rire.

Je connais deux sortes d'amour très distincts, très réels, et qui n'ont presque rien de commun, quoique très vifs l'un et l'autre, et tous deux différents de la tendre amitié. Tout le cours de ma vie s'est partagé entre ces deux amours de si diverses natures, et je les ai même éprouvés tous deux à la fois; car, par exemple, au moment dont je parle, tandis que je m'emparais de mademoiselle de Vulson, si publiquement et si tyranniquement que je ne pouvais souffrir qu'aucun homme approchât d'elle, j'avais avec une petite mademoiselle Goton des tête-à-tête assez courts, mais assez vifs, dans lesquels elle daignait faire la maîtresse d'école, et c'était tout: mais ce tout, qui en effet était tout pour moi, me paraissait le bonheur suprême; et sentant déjà le prix du mystère, quoique je n'en susse user qu'en enfant, je rendais à mademoiselle de Vulson, qui ne s'en doutait guère, le soin qu'elle prenait de m'employer à cacher d'autres amours. Mais à mon grand regret mon secret fut découvert, ou moins bien gardé de la part de ma petite maîtresse d'école que de la mienne, car on ne tarda pas à nous séparer.

C'était en vérité une singulière personne que cette petite mademoiselle Goton. Sans être belle, elle avait une figure difficile à oublier, et que je me rappelle encore, souvent beaucoup trop pour un vieux fou. Ses yeux surtout n'étaient pas de son âge, ni sa taille, ni son maintien. Elle avait un petit air imposant et fier très propre à son rôle, et qui en avait occasionné la première idée entre nous. Mais ce qu'elle avait de plus bizarre était un mélange d'audace et de réserve difficile à concevoir. Elle se permettait avec moi les plus grandes privautés, sans jamais m'en permettre aucune` avec elle; elle me traitait exactement en enfant: ce qui me fait croire, ou qu'elle avait déjà cessé de l'être, ou qu'au contraire elle l'était encore assez elle-même pour ne voir qu'un jeu dans le péril auquel elle s'exposait.

J'étais tout entier, pour ainsi dire, à chacune de ces deux personnes, et si parfaitement, qu'avec aucune des deux il ne m'arrivait jamais de songer à l'autre. Mais du reste rien de semblable en ce qu'elles me faisaient éprouver. J'aurais passé ma vie entière avec mademoiselle de Vulson, sans songer à la quitter; mais en l'abordant ma joie était tranquille et n'allait pas à l'émotion. Je l'aimais surtout en grande compagnie; les plaisanteries, les agaceries, les jalousies même m'attachaient, m'intéressaient; je triomphais avec orgueil de ses préférences près des grands rivaux qu'elle paraissait maltraiter.