– Je lui pris la main : « Entrez, brave homme. »

Et je lui fis donner une jatte de lait.

Le vieillard grelottait de froid ; il me parlait,

Et je lui répondais, pensif et sans l’entendre.

« Vos habits sont mouillés », dis-je, « il faut les étendre

Devant la cheminée. » Il s’approcha du feu.

Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,

Étalé largement sur la chaude fournaise,

Piqué de mille trous par la lueur de braise,

Couvrait l’âtre, et semblait un ciel noir étoilé.

Et, pendant qu’il séchait ce haillon désolé

D’où ruisselaient la pluie et l’eau des fondrières,

Je songeais que cet homme était plein de prières,

Et je regardais, sourd à ce que nous disions,

Sa bure où je voyais des constellations.

Décembre 1834.

X. – Aux feuillantines

 

Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants.

Notre mère disait : « Jouez, mais je défends

Qu’on marche dans les fleurs et qu’on monte aux échelles. »

Abel était l’aîné, j’étais le plus petit.

Nous mangions notre pain de si bon appétit,

Que les femmes riaient quand nous passions près d’elles.

Nous montions pour jouer au grenier du couvent.

Et, là, tout en jouant, nous regardions souvent,

Sur le haut d’une armoire, un livre inaccessible.

Nous grimpâmes un jour jusqu’à ce livre noir ;

Je ne sais pas comment nous fîmes pour l’avoir,

Mais je me souviens bien que c’était une Bible.

Ce vieux livre sentait une odeur d’encensoir.

Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir ;

Des estampes partout ! quel bonheur ! quel délire !

Nous l’ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,

Et, dès le premier mot, il nous parut si doux,

Qu’oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire.

Nous lûmes tous les trois ainsi tout le matin,

Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,

Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes.

Tels des enfants, s’ils ont pris un oiseau des cieux,

S’appellent en riant et s’étonnent, joyeux,

De sentir dans leur main la douceur de ses plumes.

Marine-Terrace, août 1855.

XI. – Ponto

 

Je dis à mon chien noir : « Viens, Ponto, viens-nous-en ! »

Et je vais dans les bois, mis comme un paysan ;

Je vais dans les grands bois, lisant dans les vieux livres.

L’hiver, quand la ramée est un écrin de givres,

Ou l’été, quand tout rit, même l’aurore en pleurs,

Quand toute l’herbe n’est qu’un triomphe de fleurs,

Je prends Froissart, Montluc, Tacite, quelque histoire,

Et je marche, effaré des crimes de la gloire.

Hélas ! l’horreur partout, même chez les meilleurs !

Toujours l’homme en sa nuit trahi par ses veilleurs !

Toutes les grandes mains, hélas ! de sang rougies !

Alexandre ivre et fou, César perdu d’orgies,

Et, le poing sur Didier, le pied sur Vitikind,

Charlemagne souvent semblable à Charles-Quint ;

Caton de chair humaine engraissant la murène ;

Titus crucifiant Jérusalem ; Turenne,

Héros, comme Bayard et comme Catinat,

À Nordlingue, bandit dans le Palatinat ;

Le duel de Jarnac, le duel de Carrouge ;

Louis Neuf tenaillant les langues d’un fer rouge ;

Cromwell trompant Milton, Calvin brûlant Servet.

Que de spectres, ô gloire ! autour de ton chevet !

Ô triste humanité, je fuis dans la nature !

Et, pendant que je dis : « Tout est leurre, imposture,

Mensonge, iniquité, mal de splendeur vêtu ! »

Mon chien Ponto me suit. Le chien, c’est la vertu

Qui, ne pouvant se faire homme, s’est faite bête.

Et Ponto me regarde avec son œil honnête.

Marine-Terrace, mars 1855.

XII. – Dolorosæ

 

Mère, voilà douze ans que notre fille est morte ;

Et depuis, moi le père et vous la femme forte,

Nous n’avons pas été, Dieu le sait, un seul jour

Sans parfumer son nom de prière et d’amour.

Nous avons pris la sombre et charmante habitude

De voir son ombre vivre en notre solitude,

De la sentir passer et de l’entendre errer,

Et nous sommes restés à genoux à pleurer.

Nous avons persisté dans cette douleur douce,

Et nous vivons penchés sur ce cher nid de mousse

Emporté dans l’orage avec les deux oiseaux.

Mère, nous n’avons pas plié, quoique roseaux,

Ni perdu la bonté vis-à-vis l’un de l’autre,

Ni demandé la fin de mon deuil et du vôtre

À cette lâcheté qu’on appelle l’oubli.

Oui, depuis ce jour triste où pour nous ont pâli

Les cieux, les champs, les fleurs, l’étoile, l’aube pure,

Et toutes les splendeurs de la sombre nature,

Avec les trois enfants qui nous restent, trésor

De courage et d’amour que Dieu nous laisse encor,

Nous avons essuyé des fortunes diverses,

Ce qu’on nomme malheur, adversité, traverses,

Sans trembler, sans fléchir, sans haïr les écueils,

Donnant aux deuils du cœur, à l’absence, aux cercueils,

Aux souffrances dont saigne ou l’âme ou la famille,

Aux êtres chers enfuis ou morts, à notre fille,

Aux vieux parents repris par un monde meilleur,

Nos pleurs, et le sourire à toute autre douleur.

Marine-Terrace, août 1855.

XIII. – Paroles sur la dune

 

Maintenant que mon temps décroît comme un flambeau,

Que mes tâches sont terminées ;

Maintenant que voici que je touche au tombeau

Par les deuils et par les années,

Et qu’au fond de ce ciel que mon essor rêva,

Je vois fuir, vers l’ombre entraînées,

Comme le tourbillon du passé qui s’en va,

Tant de belles heures sonnées ;

Maintenant que je dis : – Un jour, nous triomphons ;

Le lendemain, tout est mensonge ! –

Je suis triste, et je marche au bord des flots profonds,

Courbé comme celui qui songe.

Je regarde, au-dessus du mont et du vallon,

Et des mers sans fin remuées,

S’envoler sous le bec du vautour aquilon,

Toute la toison des nuées ;

J’entends le vent dans l’air, la mer sur le récif,

L’homme liant la gerbe mûre ;

J’écoute, et je confronte en mon esprit pensif

Ce qui parle à ce qui murmure ;

Et je reste parfois couché sans me lever

Sur l’herbe rare de la dune,

Jusqu’à l’heure où l’on voit apparaître et rêver

Les yeux sinistres de la lune.

Elle monte, elle jette un long rayon dormant

À l’espace, au mystère, au gouffre ;

Et nous nous regardons tous les deux fixement,

Elle qui brille et moi qui souffre.

Où donc s’en sont allés mes jours évanouis ?

Est-il quelqu’un qui me connaisse ?

Ai-je encor quelque chose en mes yeux éblouis,

De la clarté de ma jeunesse ?

Tout s’est-il envolé ? Je suis seul, je suis las ;

J’appelle sans qu’on me réponde ;

Ô vents ! ô flots ! ne suis-je aussi qu’un souffle, hélas !

Hélas ! ne suis-je aussi qu’une onde ?

Ne verrai-je plus rien de tout ce que j’aimais ?

Au dedans de moi le soir tombe.

Ô terre, dont la brume efface les sommets,

Suis-je le spectre, et toi la tombe ?

Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie, espoir ?

J’attends, je demande, j’implore ;

Je penche tour à tour mes urnes pour avoir

De chacune une goutte encore !

Comme le souvenir est voisin du remord !

Comme à pleurer tout nous ramène !

Et que je te sens froide en te touchant, ô mort,

Noir verrou de la porte humaine !

Et je pense, écoutant gémir le vent amer,

Et l’onde aux plis infranchissables ;

L’été rit, et l’on voit sur le bord de la mer

Fleurir le chardon bleu des sables.

5 août 1854, anniversaire de mon arrivée à Jersey.

XIV. – Claire P.

 

Quel âge hier ? Vingt ans. Et quel âge aujourd’hui ?

L’éternité. Ce front pendant une heure a lui.

Elle avait les doux chants et les grâces superbes ;

Elle semblait porter de radieuses gerbes ;

Rien qu’à la voir passer, on lui disait : Merci !

Qu’est-ce donc que la vie, hélas ! pour mettre ainsi

Les êtres les plus purs et les meilleurs en fuite ?

Et, moi, je l’avais vue encor toute petite.

Elle me disait vous, et je lui disais tu.

Son accent ineffable avait cette vertu

De faire en mon esprit, douces voix éloignées,

Chanter le vague chœur de mes jeunes années.

Il n’a brillé qu’un jour, ce beau front ingénu.

Elle était fiancée à l’hymen inconnu.

À qui mariez-vous, mon Dieu, toutes ces vierges ?

Un vague et pur reflet de la lueur des cierges

Flottait dans son regard céleste et rayonnant ;

Elle était grande et blanche et gaie ; et, maintenant,

Allez à Saint-Mandé, cherchez dans le champ sombre,

Vous trouverez le lit de sa noce avec l’ombre ;

Vous trouverez la tombe où gît ce lys vermeil ;

Et c’est là que tu fais ton éternel sommeil,

Toi qui, dans ta beauté naïve et recueillie,

Mêlais à la madone auguste d’Italie

La Flamande qui rit à travers les houblons,

Douce Claire aux yeux noirs avec des cheveux blonds.

Elle s’en est allée avant d’être une femme ;

N’étant qu’un ange encor ; le ciel a pris son âme

Pour la rendre en rayons à nos regards en pleurs,

Et l’herbe, sa beauté, pour nous la rendre en fleurs.

Les êtres étoilés que nous nommons archanges

La bercent dans leurs bras au milieu des louanges,

Et, parmi les clartés, les lyres, les chansons,

D’en haut elle sourit à nous qui gémissons.

Elle sourit, et dit aux anges sous leurs voiles :

Est-ce qu’il est permis de cueillir des étoiles ?

Et chante, et, se voyant elle-même flambeau,

Murmure dans l’azur : Comme le ciel est beau !

Mais cela ne fait rien à sa mère qui pleure ;

La mère ne veut pas que son doux enfant meure

Et s’en aille, laissant ses fleurs sur le gazon,

Hélas ! et le silence au seuil de la maison !

Son père, le sculpteur, s’écriait : – Qu’elle est belle !

Je ferai sa statue aussi charmante qu’elle.

C’est pour elle qu’avril fleurit les verts sentiers.

Je la contemplerai pendant des mois entiers

Et je ferai venir du marbre de Carrare.

Ce bloc prendra sa forme éblouissante et rare ;

Elle restera chaste et candide à côté.

On dira : « Le sculpteur a deux filles : Beauté

« Et Pudeur ; Ombre et Jour ; la Vierge et la Déesse ;

« Quel est cet ouvrier de Rome ou de la Grèce

« Qui, trouvant dans son art des secrets inconnus,

« En copiant Marie, a su faire Vénus ? »

Le marbre restera dans la montagne blanche,

Hélas ! car c’est à l’heure où tout rit, que tout penche ;

Car nos mains gardent mal tout ce qui nous est cher ;

Car celle qu’on croyait d’azur était de chair ;

Et celui qui taillait le marbre était de verre ;

Et voilà que le vent a soufflé, Dieu sévère,

Sur la vierge au front pur, sur le maître au bras fort ;

Et que la fille est morte, et que le père est mort !

Claire, tu dors. Ta mère, assise sur ta fosse,

Dit : – Le parfum des fleurs est faux, l’aurore est fausse,

L’oiseau qui chante au bois ment, et le cygne ment,

L’étoile n’est pas vraie au fond du firmament,

Le ciel n’est pas le ciel et là-haut rien ne brille,

Puisque, lorsque je crie à ma fille : « Ma fille,

Je suis là. Lève-toi ! » quelqu’un le lui défend ;

Et que je ne puis pas réveiller mon enfant ! –

Juin 1854.

XV. – À Alexandre D.

(Réponse à la dédicace de son drame La Conscience)

Merci du bord des mers à celui qui se tourne

Vers la rive où le deuil, tranquille et noir, séjourne,

Qui défait de sa tête, où le rayon descend,

La couronne, et la jette au spectre de l’absent,

Et qui, dans le triomphe et la rumeur, dédie

Son drame à l’immobile et pâle tragédie !

Je n’ai pas oublié le quai d’Anvers, ami,

Ni le groupe vaillant, toujours plus raffermi,

D’amis chers, de fronts purs, ni toi, ni cette foule.

Le canot du steamer soulevé par la houle

Vint me prendre, et ce fut un long embrassement.

Je montai sur l’avant du paquebot fumant,

La roue ouvrit la vague, et nous nous appelâmes :

– Adieu ! – Puis, dans les vents, dans les flots, dans les lames,

Toi debout sur le quai, moi debout sur le pont,

Vibrant comme deux luths dont la voix se répond,

Aussi longtemps qu’on put se voir, nous regardâmes

L’un vers l’autre, faisant comme un échange d’âmes ;

Et le vaisseau fuyait, et la terre décrut ;

L’horizon entre nous monta, tout disparut ;

Une brume couvrit l’onde incommensurable ;

Tu rentras dans ton œuvre éclatante, innombrable,

Multiple, éblouissante, heureuse, où le jour luit ;

Et, moi, dans l’unité sinistre de la nuit.

Marine-Terrace, décembre 1854.

XVI. – Lueur au couchant

 

Lorsque j’étais en France, et que le peuple en fête

Répandait dans Paris sa grande joie honnête,

Si c’était un des jours glorieux et vainqueurs

Où les fiers souvenirs, désaltérant les cœurs,

S’offrent à notre soif comme de larges coupes,

J’allais errer tout seul parmi les riants groupes,

Ne parlant à personne et pourtant calme et doux,

Trouvant ainsi moyen d’être un et d’être tous,

Et d’accorder en moi, pour une double étude,

L’amour du peuple avec mon goût de solitude.

Rêveur, j’étais heureux ; muet, j’étais présent.

Parfois je m’asseyais un livre en main, lisant.

Virgile, Horace, Eschyle, ou bien Dante, leur frère ;

Puis je m’interrompais, et, me laissant distraire

Des poëtes par toi, poésie, et content,

Je savourais l’azur, le soleil éclatant,

Paris, les seuils sacrés, et la Seine qui coule,

Et cette auguste paix qui sortait de la foule.

Dès lors pourtant des voix murmuraient : Anankè.

Je passais ; et partout, sur le pont, sur le quai,

Et jusque dans les champs, étincelait le rire,

Haillon d’or que la joie en bondissant déchire.

Le Panthéon brillait comme une vision.

La gaîté d’une altière et libre nation

Dansait sous le ciel bleu dans les places publiques ;

Un rayon qui semblait venir des temps bibliques

Illuminait Paris calme et patriarcal ;

Ce lion dont l’œil met en fuite le chacal,

Le peuple des faubourgs se promenait tranquille.

Le soir, je revenais ; et dans toute la ville,

Les passants, éclatant en strophes, en refrains,

Ayant leurs doux instincts de liberté pour freins,

Du Louvre au Champ-de-Mars, de Chaillot à la Grève,

Fourmillaient ; et, pendant que mon esprit, qui rêve

Dans la sereine nuit des penseurs étoilés,

Et dresse ses rameaux à leurs lueurs mêlés,

S’ouvrait à tous ces cris charmants comme l’aurore,

À toute cette ivresse innocente et sonore,

Paisibles, se penchant, noirs et tout semés d’yeux,

Sous le ciel constellé, sur le peuple joyeux,

Les grands arbres pensifs des vieux Champs-Élysées,

Pleins d’astres, consentaient à s’emplir de fusées.

Et j’allais, et mon cœur chantait ; et les enfants

Embarrassaient mes pas de leurs jeux triomphants,

Où s’épanouissaient les mères de famille ;

Le frère avec la sœur, le père avec la fille,

Causaient ; je contemplais tous ces hauts monuments

Qui semblent au songeur rayonnants ou fumants,

Et qui font de Paris la deuxième des Romes ;

J’entendais près de moi rire les jeunes hommes

Et les graves vieillards dire : « Je me souviens. »

Ô patrie ! ô concorde entre les citoyens !

Marine-Terrace, juillet 1855.

XVII. – Mugitusque Boum

 

Mugissement des bœufs, au temps du doux Virgile,

Comme aujourd’hui, le soir, quand fuit la nuit agile,

Ou, le matin, quand l’aube aux champs extasiés

Verse à flots la rosée et le jour, vous disiez :

« Mûrissez, blés mouvants ! prés, emplissez-vous d’herbes !

« Que la terre, agitant son panache de gerbes,

« Chante dans l’onde d’or d’une riche moisson !

« Vis, bête ; vis, caillou ; vis, homme ; vis, buisson ;

« À l’heure où le soleil se couche, où l’herbe est pleine

« Des grands fantômes noirs des arbres de la plaine

« Jusqu’aux lointains coteaux rampant et grandissant,

« Quand le brun laboureur des collines descend

« Et retourne à son toit d’où sort une fumée,

« Que la soif de revoir sa femme bien-aimée

« Et l’enfant qu’en ses bras hier il réchauffait,

« Que ce désir, croissant à chaque pas qu’il fait,

« Imite dans son cœur l’allongement de l’ombre !

« Êtres ! choses ! vivez ! sans peur, sans deuil, sans nombre !

« Que tout s’épanouisse en sourire vermeil !

« Que l’homme ait le repos et le bœuf le sommeil !

« Vivez ! croissez ! semez le grain à l’aventure !

« Qu’on sent frissonner dans toute la nature,

« Sous la feuille des nids, au seuil blanc des maisons,

« Dans l’obscur tremblement des profonds horizons,

« Un vaste emportement d’aimer, dans l’herbe verte,

« Dans l’antre, dans l’étang, dans la clairière ouverte,

« D’aimer sans fin, d’aimer toujours, d’aimer encor,

« Sous la sérénité des sombres astres d’or !

« Faites tressaillir l’air, le flot, l’aile, la bouche,

« Ô palpitations du grand amour farouche !

« Qu’on sente le baiser de l’être illimité !

« Et, paix, vertu, bonheur, espérance, bonté,

« Ô fruits divins, tombez des branches éternelles ! »

Ainsi vous parliez, voix, grandes voix solennelles ;

Et Virgile écoutait comme j’écoute, et l’eau

Voyait passer le cygne auguste, et le bouleau

Le vent, et le rocher l’écume, et le ciel sombre

L’homme… Ô nature ! abîme ! immensité de l’ombre !

Marine-Terrace, juillet 1855.

XVIII. – Apparition

 

Je vis un ange blanc qui passait sur ma tête ;

Son vol éblouissant apaisait la tempête,

Et faisait taire au loin la mer pleine de bruit.

– Qu’est-ce que tu viens faire, ange, dans cette nuit ?

Lui dis-je. Il répondit : – Je viens prendre ton âme.

Et j’eus peur, car je vis que c’était une femme ;

Et je lui dis, tremblant et lui tendant les bras :

– Que me restera-t-il ? car tu t’envoleras.

Il ne répondit pas ; le ciel que l’ombre assiège

S’éteignait… – Si tu prends mon âme, m’écriai-je,

Où l’emporteras-tu ? montre-moi dans quel lieu.

Il se taisait toujours. – Ô passant du ciel bleu,

Es-tu la mort ? lui dis-je, ou bien es-tu la vie ?

Et la nuit augmentait sur mon âme ravie,

Et l’ange devint noir, et dit : – Je suis l’amour.

Mais son front sombre était plus charmant que le jour,

Et je voyais, dans l’ombre où brillaient ses prunelles,

Les astres à travers les plumes de ses ailes.

Jersey, septembre 1855.

XIX. – Au poëte qui m’envoie une plume d’aigle

 

Oui, c’est une heure solennelle !

Mon esprit en ce jour serein

Croit qu’un peu de gloire éternelle

Se mêle au bruit contemporain,

Puisque, dans mon humble retraite,

Je ramasse, sans me courber,

Ce qu’y laisse choir le poëte,

Ce que l’aigle y laisse tomber !

Puisque sur ma tête fidèle

Ils ont jeté, couple vainqueur,

L’un, une plume de son aile,

L’autre, une strophe de son cœur !

Oh ! soyez donc les bienvenues,

Plume ! strophe ! envoi glorieux !

Vous avez erré dans les nues,

Vous avez plané dans les cieux !

11 décembre.

XX. – Cérigo

 

I

 

Tout homme qui vieillit est ce roc solitaire

Et triste, Cérigo, qui fut jadis Cythère,

Cythère aux nids charmants, Cythère aux myrtes verts,

La conque de Cypris sacrée au sein des mers.

La vie auguste, goutte à goutte, heure par heure,

S’épand sur ce qui passe et sur ce qui demeure ;

Là-bas, la Grèce brille agonisante, et l’œil

S’emplit en la voyant de lumière et de deuil ;

La terre luit ; la nue est de l’encens qui fume ;

Des vols d’oiseaux de mer se mêlent à l’écume ;

L’azur frissonne ; l’eau palpite ; et les rumeurs

Sortent des vents, des flots, des barques, des rameurs ;

Au loin court quelque voile hellène ou candiote.

Cythère est là, lugubre, épuisée, idiote,

Tête de mort du rêve amour, et crâne nu

Du plaisir, ce chanteur masqué, spectre inconnu.

C’est toi ? qu’as-tu donc fait de ta blanche tunique ?

Cache ta gorge impure et ta laideur cynique,

Ô sirène ridée et dont l’hymne s’est tu !

Où donc êtes-vous, âme ? étoile, où donc es-tu ?

L’île qu’on adorait de Lemnos à Lépante,

Où se tordait d’amour la chimère rampante,

Où la brise baisait les arbres frémissants,

Où l’ombre disait : J’aime ! où l’herbe avait des sens,

Qu’en a-t-on fait ? où donc sont-ils, où donc sont-elles,

Eux, les olympiens, elles, les immortelles ?

Où donc est Mars ? où donc Éros ? où donc Psyché ?

Où donc le doux oiseau bonheur, effarouché ?

Qu’en as-tu fait, rocher, et qu’as-tu fait des roses ?

Qu’as-tu fait des chansons dans les soupirs écloses,

Des danses, des gazons, des bois mélodieux,

De l’ombre que faisait le passage des dieux ?

Plus d’autels ; ô passé ! splendeurs évanouies !

Plus de vierges au seuil des antres éblouies ;

Plus d’abeilles buvant la rosée et le thym.

Mais toujours le ciel bleu. C’est-à-dire, ô destin !

Sur l’homme, jeune ou vieux, harmonie ou souffrance,

Toujours la même mort et la même espérance.

Cérigo, qu’as-tu fait de Cythère ? Nuit ! deuil !

L’éden s’est éclipsé, laissant à nu l’écueil.

Ô naufragée, hélas ! c’est donc là que tu tombes !

Les hiboux même ont peur de l’île des colombes.

Île, ô toi qu’on cherchait ! ô toi que nous fuyons,

Ô spectre des baisers, masure des rayons,

Tu t’appelles oubli ! tu meurs, sombre captive !

Et, tandis qu’abritant quelque yole furtive,

Ton cap, où rayonnaient les temples fabuleux,

Voit passer à son ombre et sur les grands flots bleus

Le pirate qui guette ou le pêcheur d’éponges

Qui rôde, à l’horizon Vénus fuit dans les songes.

II

 

Vénus ! Que parles-tu de Vénus ? elle est là.

Lève les yeux. Le jour où Dieu la dévoila

Pour la première fois dans l’aube universelle,

Elle ne brillait pas plus qu’elle n’étincelle.

Si tu veux voir l’étoile, homme, lève les yeux.

L’île des mers s’éteint, mais non l’île des cieux ;

Les astres sont vivants et ne sont pas des choses

Qui s’effeuillent, un soir d’été, comme les roses.

Oui, meurs, plaisir, mais vis, amour ! ô vision,

Flambeau, nid de l’azur dont l’ange est l’alcyon,

Beauté de l’âme humaine et de l’âme divine,

Amour, l’adolescent dans l’ombre te devine,

Ô splendeur ! et tu fais le vieillard lumineux.

Chacun de tes rayons tient un homme en ses nœuds.

Oh ! vivez et brillez dans la brume qui tremble,

Hymens mystérieux, cœurs vieillissant ensemble,

Malheurs de l’un par l’autre avec joie adoptés,

Dévouement, sacrifice, austères voluptés,

Car vous êtes l’amour, la lueur éternelle !

L’astre sacré que voit l’âme, sainte prunelle,

Le phare de toute heure, et, sur l’horizon noir,

L’étoile du matin et l’étoile du soir !

Ce monde inférieur, où tout rampe et s’altère,

À ce qui disparaît et s’efface, Cythère,

Le jardin qui se change en rocher aux flancs nus ;

La terre a Cérigo ; mais le ciel a Vénus.

Juin 1855.

XXI. – À Paul M.

Auteur du drame Paris

Tu graves au fronton sévère de ton œuvre

Un nom proscrit que mord en sifflant la couleuvre ;

Au malheur, dont le flanc saigne et dont l’œil sourit, noire

À la proscription, et non pas au proscrit,

– Car le proscrit n’est rien que de l’ombre, moins

Que l’autre ombre qu’on nomme éclat, bonheur, victoire ; –

À l’exil pâle et nu, cloué sur des débris,

Tu donnes ton grand drame où vit le grand Paris,

Cette cité de feu, de nuit, d’airain, de verre,

Et tu fais saluer par Rome le Calvaire.

Sois loué, doux penseur, toi qui prends dans ta main

Le passé, l’avenir, tout le progrès humain,

La lumière, l’histoire, et la ville, et la France,

Tous les dictames saints qui calment la souffrance,

Raison, justice, espoir, vertu, foi, vérité,

Le parfum poésie et le vin liberté,

Et qui sur le vaincu, cœur meurtri, noir fantôme,

Te penches, et répands l’idéal comme un baume !

Paul, il me semble, grâce à ce fier souvenir

Dont tu viens nous bercer, nous sacrer, nous bénir,

Que dans ma plaie, où dort la douleur, ô poëte !

Je sens de la charpie avec un drapeau faite.

Marine-Terrace, août 1855.

XXII.

 

Je payai le pêcheur qui passa son chemin,

Et je pris cette bête horrible dans ma main ;

C’était un être obscur comme l’onde en apporte,

Qui, plus grand, serait hydre, et, plus petit, cloporte ;

Sans forme comme l’ombre, et, comme Dieu, sans nom.

Il ouvrait une bouche affreuse, un noir moignon

Sortait de son écaille ; il tâchait de me mordre ;

Dieu, dans l’immensité formidable de l’ordre,

Donne une place sombre à ces spectres hideux ;

Il tâchait de me mordre, et nous luttions tous deux ;

Ses dents cherchaient mes doigts qu’effrayait leur approche ;

L’homme qui me l’avait vendu tourna la roche ;

Comme il disparaissait, le crabe me mordit ;

Je lui dis : « Vis ! et sois béni, pauvre maudit ! »

Et je le rejetai dans la vague profonde,

Afin qu’il allât dire à l’océan qui gronde,

Et qui sert au soleil de vase baptismal,

Que l’homme rend le bien au monstre pour le mal.

Jersey, grève d’Azette, juillet 1855.

XXIII. – Pasteurs et troupeaux

À Madame Louise C.

Le vallon où je vais tous les jours est charmant,

Serein, abandonné, seul sous le firmament,

Plein de ronces en fleurs ; c’est un sourire triste.

Il vous fait oublier que quelque chose existe,

Et, sans le bruit des champs remplis de travailleurs,

On ne saurait plus là si quelqu’un vit ailleurs.

Là, l’ombre fait l’amour ; l’idylle naturelle

Rit ; le bouvreuil avec le verdier s’y querelle,

Et la fauvette y met de travers son bonnet ;

C’est tantôt l’aubépine et tantôt le genêt ;

De noirs granits bourrus, puis des mousses riantes ;

Car Dieu fait un poëme avec des variantes ;

Comme le vieil Homère, il rabâche parfois,

Mais c’est avec les fleurs, les monts, l’onde et les bois !

Une petite mare est là, ridant sa face,

Prenant des airs de flot pour la fourmi qui passe,

Ironie étalée au milieu du gazon,

Qu’ignore l’océan grondant à l’horizon.

J’y rencontre parfois sur la roche hideuse

Un doux être ; quinze ans, yeux bleus, pieds nus, gardeuse

De chèvres, habitant, au fond d’un ravin noir,

Un vieux chaume croulant qui s’étoile le soir ;

Ses sœurs sont au logis et filent leur quenouille ;

Elle essuie aux roseaux ses pieds que l’étang mouille ;

Chèvres, brebis, béliers, paissent ; quand, sombre esprit,

J’apparais, le pauvre ange a peur, et me sourit ;

Et moi, je la salue, elle étant l’innocence.

Ses agneaux, dans le pré plein de fleurs qui l’encense,

Bondissent, et chacun, au soleil s’empourprant,

Laisse aux buissons, à qui la bise le reprend,

Un peu de sa toison, comme un flocon d’écume.

Je passe ; enfant, troupeau, s’effacent dans la brume ;

Le crépuscule étend sur les longs sillons gris

Ses ailes de fantôme et de chauve-souris ;

J’entends encore au loin dans la plaine ouvrière

Chanter derrière moi la douce chevrière,

Et, là-bas, devant moi, le vieux gardien pensif

De l’écume, du flot, de l’algue, du récif,

Et des vagues sans trêve et sans fin remuées,

Le pâtre promontoire au chapeau de nuées,

S’accoude et rêve au bruit de tous les infinis,

Et, dans l’ascension des nuages bénis,

Regarde se lever la lune triomphale,

Pendant que l’ombre tremble, et que l’âpre rafale

Disperse à tous les vents avec son souffle amer

La laine des moutons sinistres de la mer.

Jersey, Grouville, avril 1855.

XXIV.

 

J’ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline.

Dans l’âpre escarpement qui sur le flot s’incline,

Que l’aigle connaît seul et seul peut approcher,

Paisible, elle croissait aux fentes du rocher.

L’ombre baignait les flancs du morne promontoire ;

Je voyais, comme on dresse au lieu d’une victoire

Un grand arc de triomphe éclatant et vermeil,

À l’endroit où s’était englouti le soleil,

La sombre nuit bâtir un porche de nuées.

Des voiles s’enfuyaient, au loin diminuées ;

Quelques toits, s’éclairant au fond d’un entonnoir,

Semblaient craindre de luire et de se laisser voir.

J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée.

Elle est pâle et n’a pas de corolle embaumée.

Sa racine n’a pris sur la crête des monts

Que l’amère senteur des glauques goémons ;

Moi, j’ai dit : « Pauvre fleur, du haut de cette cime,

Tu devais t’en aller dans cet immense abîme

Où l’algue et le nuage et les voiles s’en vont.

Va mourir sur un cœur, abîme plus profond.

Fane-toi sur ce sein en qui palpite un monde.

Le ciel, qui te créa pour t’effeuiller dans l’onde,

Te fit pour l’océan, je te donne à l’amour. »

Le vent mêlait les flots ; il ne restait du jour

Qu’une vague lueur, lentement effacée.

Oh ! comme j’étais triste au fond de ma pensée

Tandis que je songeais, et que le gouffre noir

M’entrait dans l’âme avec tous les frissons du soir !

Île de Serk, août 1855.

XXV.

 

Ô strophe du poëte, autrefois, dans les fleurs,

Jetant mille baisers à leurs mille couleurs,

Tu jouais, et d’avril tu pillais la corbeille ;

Papillon pour la rose et pour la ruche abeille,

Tu semais de l’amour et tu faisais du miel ;

Ton âme bleue était presque mêlée au ciel ;

Ta robe était d’azur et ton œil de lumière ;

Tu criais aux chansons, tes sœurs : « Venez ! chaumière,

Hameau, ruisseau, forêt, tout chante. L’aube a lui ! »

Et, douce, tu courais et tu riais. Mais lui,

Le sévère habitant de la blême caverne

Qu’en haut le jour blanchit, qu’en bas rougit l’Averne,

Le poëte qu’ont fait avant l’heure vieillard

La douleur dans la vie et le drame dans l’art,

Lui, le chercheur du gouffre obscur, le chasseur d’ombres,

Il a levé la tête un jour hors des décombres,

Et t’a saisie au vol dans l’herbe et dans les blés,

Et, malgré tes effrois et tes cris redoublés,

Toute en pleurs, il t’a prise à l’idylle joyeuse ;

Il t’a ravie aux champs, à la source, à l’yeuse,

Aux amours dans les bois près des nids palpitants ;

Et maintenant, captive et reine en même temps,

Prisonnière au plus noir de son âme profonde,

Parmi les visions qui flottent comme l’onde,

Sous son crâne à la fois céleste et souterrain,

Assise, et t’accoudant sur un trône d’airain,

Voyant dans ta mémoire, ainsi qu’une ombre vaine,

Fuir l’éblouissement du jour et de la plaine,

Par le maître gardée, et calme, et sans espoir,

Tandis que, près de toi, les drames, groupe noir,

Des sombres passions feuillettent le registre,

Tu rêves dans sa nuit, Proserpine sinistre.

Jersey, novembre 1854.

XXVI. – Les malheureux

À mes enfants

Puisque déjà l’épreuve aux luttes vous convie,

Ô mes enfants ! parlons un peu de cette vie.

Je me souviens qu’un jour, marchant dans un bois noir

Où des ravins creusaient un farouche entonnoir,

Dans un de ces endroits où sous l’herbe et la ronce

Le chemin disparaît et le ruisseau s’enfonce,

Je vis, parmi les grès, les houx, les sauvageons,

Fumer un toit bâti de chaumes et de joncs.

La fumée avait peine à monter dans les branches ;

Les fenêtres étaient les crevasses des planches ;

On eût dit que les rocs cachaient avec ennui

Ce logis tremblant, triste, humble ; et que c’était lui

Que les petits oiseaux, sous le hêtre et l’érable,

Plaignaient, tant il était chétif et misérable !

Pensif, dans les buissons j’en cherchais le sentier.

Comme je regardais ce chaume, un muletier

Passa, chantant, fouettant quelques bêtes de somme.

« Qui donc demeure là ? » demandai-je à cet homme.

L’homme, tout en chantant, me dit : « Un malheureux. »

J’allai vers la masure au fond du ravin creux ;

Un arbre, de sa branche où brillait une goutte,

Sembla se faire un doigt pour m’en montrer la route,

Et le vent m’en ouvrit la porte ; et j’y trouvai

Un vieux, vêtu de bure, assis sur un pavé.

Ce vieillard, près d’un âtre où séchaient quelques toiles,

Dans ce bouge aux passants ouvert, comme aux étoiles,

Vivait, seul jour et nuit, sans clôture, sans chien,

Sans clef ; la pauvreté garde ceux qui n’ont rien.

J’entrai ; le vieux soupait d’un peu d’eau, d’une pomme ;

Sans pain ; et je me mis à plaindre ce pauvre homme.

– Comment pouvait-il vivre ainsi ? Qu’il était dur

De n’avoir même pas un volet à son mur ;

L’hiver doit être affreux dans ce lieu solitaire ;

Et pas même un grabat ! il couchait donc à terre ?

Là ! sur ce tas de paille, et dans ce coin étroit !

Vous devez être mal, vous devez avoir froid,

Bon père, et c’est un sort bien triste que le vôtre !

« – Fils », dit-il doucement, « allez en plaindre un autre.

« Je suis dans ces grands bois et sous le ciel vermeil,

« Et je n’ai pas de lit, fils, mais j’ai le sommeil.

« Quand l’aube luit pour moi, quand je regarde vivre

« Toute cette forêt dont la senteur m’enivre,

« Ces sources et ces fleurs, je n’ai pas de raison

« De me plaindre, je suis le fils de la maison.

« Je n’ai point fait de mal. Calme, avec l’indigence

« Et les haillons, je vis en bonne intelligence,

« Et je fais bon ménage avec Dieu mon voisin.

« Je le sens près de moi dans le nid, dans l’essaim,

« Dans les arbres profonds où parle une voix douce,

« Dans l’azur où la vie à chaque instant nous pousse,

« Et dans cette ombre vaste et sainte où je suis né.

« Je ne demande à Dieu rien de trop, car je n’ai

« Pas grande ambition, et, pourvu que j’atteigne

« Jusqu’à la branche où pend la mûre ou la châtaigne,

« Il est content de moi, je suis content de lui.

« Je suis heureux. »

*

J’étais jadis, comme aujourd’hui,

Le passant qui regarde en bas, l’homme des songes.

Mes enfants, à travers les brumes, les mensonges,

Les lueurs des tombeaux, les spectres des chevets,

Les apparences d’ombre et de clarté, je vais

Méditant, et toujours un instinct me ramène

À connaître le fond de la souffrance humaine.

L’abîme des douleurs m’attire. D’autres sont

Les sondeurs frémissants de l’océan profond ;

Ils fouillent, vent des cieux, l’onde que tu balaies ;

Ils plongent dans les mers ; je plonge dans les plaies.

Leur gouffre est effrayant, mais pas plus que le mien.

Je descends plus bas qu’eux, ne leur enviant rien,

Sachant qu’à tout chercheur Dieu garde une largesse,

Content s’ils ont la perle et si j’ai la sagesse.

Or, il semble, à qui voit tout ce gouffre en rêvant,

Que les justes, parmi la nuée et le vent,

Sont un vol frissonnant d’aigles et de colombes.

*

J’ai souvent, à genoux que je suis sur les tombes,

La grande vision du sort ; et par moment

Le destin m’apparaît, ainsi qu’un firmament

Où l’on verrait, au lieu des étoiles, des âmes.

Tout ce qu’on nomme angoisse, adversité, les flammes,

Les brasiers, les billots, bien souvent tout cela

Dans mon noir crépuscule, enfants, étincela.

J’ai vu, dans cette obscure et morne transparence,

Passer l’homme de Rome et l’homme de Florence,

Caton au manteau blanc, et Dante au fier sourcil,

L’un ayant le poignard au flanc, l’autre l’exil ;

Caton était joyeux et Dante était tranquille.

J’ai vu Jeanne au poteau qu’on brûlait dans la ville,

Et j’ai dit : Jeanne d’Arc, ton noir bûcher fumant

À moins de flamboiement que de rayonnement.

J’ai vu Campanella songer dans la torture,

Et faire à sa pensée une âpre nourriture

Des chevalets, des crocs, des pinces, des réchauds,

Et de l’horreur qui flotte au plafond des cachots.

J’ai vu Thomas Morus, Lavoisier, Loiserolle,

Jane Grey, bouche ouverte ainsi qu’une corolle,

Toi, Charlotte Corday, vous, madame Roland,

Camille Desmoulins, saignant et contemplant,

Robespierre à l’œil froid, Danton aux cris superbes ;

J’ai vu Jean qui parlait au désert, Malesherbes,

Egmont, André Chénier, rêveur des purs sommets ;

Et mes yeux resteront éblouis à jamais

Du sourire serein de ces têtes coupées.

Coligny, sous l’éclair farouche des épées,

Resplendissait devant mon regard éperdu.

Livide et radieux, Socrate m’a tendu

Sa coupe en me disant : – As-tu soif ? bois la vie.

Huss, me voyant pleurer, m’a dit : – Est-ce d’envie ?

Et Thraséas, s’ouvrant les veines dans son bain,

Chantait : – Rome est le fruit du vieux rameau sabin ;

Le soleil est le fruit de ces branches funèbres

Que la nuit sur nous croise et qu’on nomme ténèbres,

Et la joie est le fruit du grand arbre douleur. –

Colomb, l’envahisseur des vagues, l’oiseleur

Du sombre aigle Amérique, et l’homme que Dieu mène,

Celui qui donne un monde et reçoit une chaîne,

Colomb aux fers criait : – Tout est bien. En avant !

Saint-Just sanglant m’a dit : – Je suis libre et vivant.

Phocion m’a jeté, mourant, cette parole :

– Je crois, et je rends grâce aux Dieux ! – Savonarole,

Comme je m’approchais du brasier d’où sa main

Sortait, brûlée et noire et montrant le chemin,

M’a dit, en faisant signe aux flammes de se taire :

– Ne crains pas de mourir.