– Au poëte qui m’envoie une plume d’aigle

 

Oui, c’est une heure solennelle !

Mon esprit en ce jour serein

Croit qu’un peu de gloire éternelle

Se mêle au bruit contemporain,

Puisque, dans mon humble retraite,

Je ramasse, sans me courber,

Ce qu’y laisse choir le poëte,

Ce que l’aigle y laisse tomber !

Puisque sur ma tête fidèle

Ils ont jeté, couple vainqueur,

L’un, une plume de son aile,

L’autre, une strophe de son cœur !

Oh ! soyez donc les bienvenues,

Plume ! strophe ! envoi glorieux !

Vous avez erré dans les nues,

Vous avez plané dans les cieux !

11 décembre.

XX. – Cérigo

 

I

 

Tout homme qui vieillit est ce roc solitaire

Et triste, Cérigo, qui fut jadis Cythère,

Cythère aux nids charmants, Cythère aux myrtes verts,

La conque de Cypris sacrée au sein des mers.

La vie auguste, goutte à goutte, heure par heure,

S’épand sur ce qui passe et sur ce qui demeure ;

Là-bas, la Grèce brille agonisante, et l’œil

S’emplit en la voyant de lumière et de deuil ;

La terre luit ; la nue est de l’encens qui fume ;

Des vols d’oiseaux de mer se mêlent à l’écume ;

L’azur frissonne ; l’eau palpite ; et les rumeurs

Sortent des vents, des flots, des barques, des rameurs ;

Au loin court quelque voile hellène ou candiote.

Cythère est là, lugubre, épuisée, idiote,

Tête de mort du rêve amour, et crâne nu

Du plaisir, ce chanteur masqué, spectre inconnu.

C’est toi ? qu’as-tu donc fait de ta blanche tunique ?

Cache ta gorge impure et ta laideur cynique,

Ô sirène ridée et dont l’hymne s’est tu !

Où donc êtes-vous, âme ? étoile, où donc es-tu ?

L’île qu’on adorait de Lemnos à Lépante,

Où se tordait d’amour la chimère rampante,

Où la brise baisait les arbres frémissants,

Où l’ombre disait : J’aime ! où l’herbe avait des sens,

Qu’en a-t-on fait ? où donc sont-ils, où donc sont-elles,

Eux, les olympiens, elles, les immortelles ?

Où donc est Mars ? où donc Éros ? où donc Psyché ?

Où donc le doux oiseau bonheur, effarouché ?

Qu’en as-tu fait, rocher, et qu’as-tu fait des roses ?

Qu’as-tu fait des chansons dans les soupirs écloses,

Des danses, des gazons, des bois mélodieux,

De l’ombre que faisait le passage des dieux ?

Plus d’autels ; ô passé ! splendeurs évanouies !

Plus de vierges au seuil des antres éblouies ;

Plus d’abeilles buvant la rosée et le thym.

Mais toujours le ciel bleu. C’est-à-dire, ô destin !

Sur l’homme, jeune ou vieux, harmonie ou souffrance,

Toujours la même mort et la même espérance.

Cérigo, qu’as-tu fait de Cythère ? Nuit ! deuil !

L’éden s’est éclipsé, laissant à nu l’écueil.

Ô naufragée, hélas ! c’est donc là que tu tombes !

Les hiboux même ont peur de l’île des colombes.

Île, ô toi qu’on cherchait ! ô toi que nous fuyons,

Ô spectre des baisers, masure des rayons,

Tu t’appelles oubli ! tu meurs, sombre captive !

Et, tandis qu’abritant quelque yole furtive,

Ton cap, où rayonnaient les temples fabuleux,

Voit passer à son ombre et sur les grands flots bleus

Le pirate qui guette ou le pêcheur d’éponges

Qui rôde, à l’horizon Vénus fuit dans les songes.

II

 

Vénus ! Que parles-tu de Vénus ? elle est là.

Lève les yeux. Le jour où Dieu la dévoila

Pour la première fois dans l’aube universelle,

Elle ne brillait pas plus qu’elle n’étincelle.

Si tu veux voir l’étoile, homme, lève les yeux.

L’île des mers s’éteint, mais non l’île des cieux ;

Les astres sont vivants et ne sont pas des choses

Qui s’effeuillent, un soir d’été, comme les roses.

Oui, meurs, plaisir, mais vis, amour ! ô vision,

Flambeau, nid de l’azur dont l’ange est l’alcyon,

Beauté de l’âme humaine et de l’âme divine,

Amour, l’adolescent dans l’ombre te devine,

Ô splendeur ! et tu fais le vieillard lumineux.

Chacun de tes rayons tient un homme en ses nœuds.

Oh ! vivez et brillez dans la brume qui tremble,

Hymens mystérieux, cœurs vieillissant ensemble,

Malheurs de l’un par l’autre avec joie adoptés,

Dévouement, sacrifice, austères voluptés,

Car vous êtes l’amour, la lueur éternelle !

L’astre sacré que voit l’âme, sainte prunelle,

Le phare de toute heure, et, sur l’horizon noir,

L’étoile du matin et l’étoile du soir !

Ce monde inférieur, où tout rampe et s’altère,

À ce qui disparaît et s’efface, Cythère,

Le jardin qui se change en rocher aux flancs nus ;

La terre a Cérigo ; mais le ciel a Vénus.

Juin 1855.

XXI. – À Paul M.

Auteur du drame Paris

Tu graves au fronton sévère de ton œuvre

Un nom proscrit que mord en sifflant la couleuvre ;

Au malheur, dont le flanc saigne et dont l’œil sourit, noire

À la proscription, et non pas au proscrit,

– Car le proscrit n’est rien que de l’ombre, moins

Que l’autre ombre qu’on nomme éclat, bonheur, victoire ; –

À l’exil pâle et nu, cloué sur des débris,

Tu donnes ton grand drame où vit le grand Paris,

Cette cité de feu, de nuit, d’airain, de verre,

Et tu fais saluer par Rome le Calvaire.

Sois loué, doux penseur, toi qui prends dans ta main

Le passé, l’avenir, tout le progrès humain,

La lumière, l’histoire, et la ville, et la France,

Tous les dictames saints qui calment la souffrance,

Raison, justice, espoir, vertu, foi, vérité,

Le parfum poésie et le vin liberté,

Et qui sur le vaincu, cœur meurtri, noir fantôme,

Te penches, et répands l’idéal comme un baume !

Paul, il me semble, grâce à ce fier souvenir

Dont tu viens nous bercer, nous sacrer, nous bénir,

Que dans ma plaie, où dort la douleur, ô poëte !

Je sens de la charpie avec un drapeau faite.

Marine-Terrace, août 1855.

XXII.

 

Je payai le pêcheur qui passa son chemin,

Et je pris cette bête horrible dans ma main ;

C’était un être obscur comme l’onde en apporte,

Qui, plus grand, serait hydre, et, plus petit, cloporte ;

Sans forme comme l’ombre, et, comme Dieu, sans nom.

Il ouvrait une bouche affreuse, un noir moignon

Sortait de son écaille ; il tâchait de me mordre ;

Dieu, dans l’immensité formidable de l’ordre,

Donne une place sombre à ces spectres hideux ;

Il tâchait de me mordre, et nous luttions tous deux ;

Ses dents cherchaient mes doigts qu’effrayait leur approche ;

L’homme qui me l’avait vendu tourna la roche ;

Comme il disparaissait, le crabe me mordit ;

Je lui dis : « Vis ! et sois béni, pauvre maudit ! »

Et je le rejetai dans la vague profonde,

Afin qu’il allât dire à l’océan qui gronde,

Et qui sert au soleil de vase baptismal,

Que l’homme rend le bien au monstre pour le mal.

Jersey, grève d’Azette, juillet 1855.

XXIII. – Pasteurs et troupeaux

À Madame Louise C.

Le vallon où je vais tous les jours est charmant,

Serein, abandonné, seul sous le firmament,

Plein de ronces en fleurs ; c’est un sourire triste.

Il vous fait oublier que quelque chose existe,

Et, sans le bruit des champs remplis de travailleurs,

On ne saurait plus là si quelqu’un vit ailleurs.

Là, l’ombre fait l’amour ; l’idylle naturelle

Rit ; le bouvreuil avec le verdier s’y querelle,

Et la fauvette y met de travers son bonnet ;

C’est tantôt l’aubépine et tantôt le genêt ;

De noirs granits bourrus, puis des mousses riantes ;

Car Dieu fait un poëme avec des variantes ;

Comme le vieil Homère, il rabâche parfois,

Mais c’est avec les fleurs, les monts, l’onde et les bois !

Une petite mare est là, ridant sa face,

Prenant des airs de flot pour la fourmi qui passe,

Ironie étalée au milieu du gazon,

Qu’ignore l’océan grondant à l’horizon.

J’y rencontre parfois sur la roche hideuse

Un doux être ; quinze ans, yeux bleus, pieds nus, gardeuse

De chèvres, habitant, au fond d’un ravin noir,

Un vieux chaume croulant qui s’étoile le soir ;

Ses sœurs sont au logis et filent leur quenouille ;

Elle essuie aux roseaux ses pieds que l’étang mouille ;

Chèvres, brebis, béliers, paissent ; quand, sombre esprit,

J’apparais, le pauvre ange a peur, et me sourit ;

Et moi, je la salue, elle étant l’innocence.

Ses agneaux, dans le pré plein de fleurs qui l’encense,

Bondissent, et chacun, au soleil s’empourprant,

Laisse aux buissons, à qui la bise le reprend,

Un peu de sa toison, comme un flocon d’écume.

Je passe ; enfant, troupeau, s’effacent dans la brume ;

Le crépuscule étend sur les longs sillons gris

Ses ailes de fantôme et de chauve-souris ;

J’entends encore au loin dans la plaine ouvrière

Chanter derrière moi la douce chevrière,

Et, là-bas, devant moi, le vieux gardien pensif

De l’écume, du flot, de l’algue, du récif,

Et des vagues sans trêve et sans fin remuées,

Le pâtre promontoire au chapeau de nuées,

S’accoude et rêve au bruit de tous les infinis,

Et, dans l’ascension des nuages bénis,

Regarde se lever la lune triomphale,

Pendant que l’ombre tremble, et que l’âpre rafale

Disperse à tous les vents avec son souffle amer

La laine des moutons sinistres de la mer.

Jersey, Grouville, avril 1855.

XXIV.

 

J’ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline.

Dans l’âpre escarpement qui sur le flot s’incline,

Que l’aigle connaît seul et seul peut approcher,

Paisible, elle croissait aux fentes du rocher.

L’ombre baignait les flancs du morne promontoire ;

Je voyais, comme on dresse au lieu d’une victoire

Un grand arc de triomphe éclatant et vermeil,

À l’endroit où s’était englouti le soleil,

La sombre nuit bâtir un porche de nuées.

Des voiles s’enfuyaient, au loin diminuées ;

Quelques toits, s’éclairant au fond d’un entonnoir,

Semblaient craindre de luire et de se laisser voir.

J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée.

Elle est pâle et n’a pas de corolle embaumée.

Sa racine n’a pris sur la crête des monts

Que l’amère senteur des glauques goémons ;

Moi, j’ai dit : « Pauvre fleur, du haut de cette cime,

Tu devais t’en aller dans cet immense abîme

Où l’algue et le nuage et les voiles s’en vont.

Va mourir sur un cœur, abîme plus profond.

Fane-toi sur ce sein en qui palpite un monde.

Le ciel, qui te créa pour t’effeuiller dans l’onde,

Te fit pour l’océan, je te donne à l’amour. »

Le vent mêlait les flots ; il ne restait du jour

Qu’une vague lueur, lentement effacée.

Oh ! comme j’étais triste au fond de ma pensée

Tandis que je songeais, et que le gouffre noir

M’entrait dans l’âme avec tous les frissons du soir !

Île de Serk, août 1855.

XXV.

 

Ô strophe du poëte, autrefois, dans les fleurs,

Jetant mille baisers à leurs mille couleurs,

Tu jouais, et d’avril tu pillais la corbeille ;

Papillon pour la rose et pour la ruche abeille,

Tu semais de l’amour et tu faisais du miel ;

Ton âme bleue était presque mêlée au ciel ;

Ta robe était d’azur et ton œil de lumière ;

Tu criais aux chansons, tes sœurs : « Venez ! chaumière,

Hameau, ruisseau, forêt, tout chante. L’aube a lui ! »

Et, douce, tu courais et tu riais. Mais lui,

Le sévère habitant de la blême caverne

Qu’en haut le jour blanchit, qu’en bas rougit l’Averne,

Le poëte qu’ont fait avant l’heure vieillard

La douleur dans la vie et le drame dans l’art,

Lui, le chercheur du gouffre obscur, le chasseur d’ombres,

Il a levé la tête un jour hors des décombres,

Et t’a saisie au vol dans l’herbe et dans les blés,

Et, malgré tes effrois et tes cris redoublés,

Toute en pleurs, il t’a prise à l’idylle joyeuse ;

Il t’a ravie aux champs, à la source, à l’yeuse,

Aux amours dans les bois près des nids palpitants ;

Et maintenant, captive et reine en même temps,

Prisonnière au plus noir de son âme profonde,

Parmi les visions qui flottent comme l’onde,

Sous son crâne à la fois céleste et souterrain,

Assise, et t’accoudant sur un trône d’airain,

Voyant dans ta mémoire, ainsi qu’une ombre vaine,

Fuir l’éblouissement du jour et de la plaine,

Par le maître gardée, et calme, et sans espoir,

Tandis que, près de toi, les drames, groupe noir,

Des sombres passions feuillettent le registre,

Tu rêves dans sa nuit, Proserpine sinistre.

Jersey, novembre 1854.

XXVI. – Les malheureux

À mes enfants

Puisque déjà l’épreuve aux luttes vous convie,

Ô mes enfants ! parlons un peu de cette vie.

Je me souviens qu’un jour, marchant dans un bois noir

Où des ravins creusaient un farouche entonnoir,

Dans un de ces endroits où sous l’herbe et la ronce

Le chemin disparaît et le ruisseau s’enfonce,

Je vis, parmi les grès, les houx, les sauvageons,

Fumer un toit bâti de chaumes et de joncs.

La fumée avait peine à monter dans les branches ;

Les fenêtres étaient les crevasses des planches ;

On eût dit que les rocs cachaient avec ennui

Ce logis tremblant, triste, humble ; et que c’était lui

Que les petits oiseaux, sous le hêtre et l’érable,

Plaignaient, tant il était chétif et misérable !

Pensif, dans les buissons j’en cherchais le sentier.

Comme je regardais ce chaume, un muletier

Passa, chantant, fouettant quelques bêtes de somme.

« Qui donc demeure là ? » demandai-je à cet homme.

L’homme, tout en chantant, me dit : « Un malheureux. »

J’allai vers la masure au fond du ravin creux ;

Un arbre, de sa branche où brillait une goutte,

Sembla se faire un doigt pour m’en montrer la route,

Et le vent m’en ouvrit la porte ; et j’y trouvai

Un vieux, vêtu de bure, assis sur un pavé.

Ce vieillard, près d’un âtre où séchaient quelques toiles,

Dans ce bouge aux passants ouvert, comme aux étoiles,

Vivait, seul jour et nuit, sans clôture, sans chien,

Sans clef ; la pauvreté garde ceux qui n’ont rien.

J’entrai ; le vieux soupait d’un peu d’eau, d’une pomme ;

Sans pain ; et je me mis à plaindre ce pauvre homme.

– Comment pouvait-il vivre ainsi ? Qu’il était dur

De n’avoir même pas un volet à son mur ;

L’hiver doit être affreux dans ce lieu solitaire ;

Et pas même un grabat ! il couchait donc à terre ?

Là ! sur ce tas de paille, et dans ce coin étroit !

Vous devez être mal, vous devez avoir froid,

Bon père, et c’est un sort bien triste que le vôtre !

« – Fils », dit-il doucement, « allez en plaindre un autre.

« Je suis dans ces grands bois et sous le ciel vermeil,

« Et je n’ai pas de lit, fils, mais j’ai le sommeil.

« Quand l’aube luit pour moi, quand je regarde vivre

« Toute cette forêt dont la senteur m’enivre,

« Ces sources et ces fleurs, je n’ai pas de raison

« De me plaindre, je suis le fils de la maison.

« Je n’ai point fait de mal. Calme, avec l’indigence

« Et les haillons, je vis en bonne intelligence,

« Et je fais bon ménage avec Dieu mon voisin.

« Je le sens près de moi dans le nid, dans l’essaim,

« Dans les arbres profonds où parle une voix douce,

« Dans l’azur où la vie à chaque instant nous pousse,

« Et dans cette ombre vaste et sainte où je suis né.

« Je ne demande à Dieu rien de trop, car je n’ai

« Pas grande ambition, et, pourvu que j’atteigne

« Jusqu’à la branche où pend la mûre ou la châtaigne,

« Il est content de moi, je suis content de lui.

« Je suis heureux. »

*

J’étais jadis, comme aujourd’hui,

Le passant qui regarde en bas, l’homme des songes.

Mes enfants, à travers les brumes, les mensonges,

Les lueurs des tombeaux, les spectres des chevets,

Les apparences d’ombre et de clarté, je vais

Méditant, et toujours un instinct me ramène

À connaître le fond de la souffrance humaine.

L’abîme des douleurs m’attire. D’autres sont

Les sondeurs frémissants de l’océan profond ;

Ils fouillent, vent des cieux, l’onde que tu balaies ;

Ils plongent dans les mers ; je plonge dans les plaies.

Leur gouffre est effrayant, mais pas plus que le mien.

Je descends plus bas qu’eux, ne leur enviant rien,

Sachant qu’à tout chercheur Dieu garde une largesse,

Content s’ils ont la perle et si j’ai la sagesse.

Or, il semble, à qui voit tout ce gouffre en rêvant,

Que les justes, parmi la nuée et le vent,

Sont un vol frissonnant d’aigles et de colombes.

*

J’ai souvent, à genoux que je suis sur les tombes,

La grande vision du sort ; et par moment

Le destin m’apparaît, ainsi qu’un firmament

Où l’on verrait, au lieu des étoiles, des âmes.

Tout ce qu’on nomme angoisse, adversité, les flammes,

Les brasiers, les billots, bien souvent tout cela

Dans mon noir crépuscule, enfants, étincela.

J’ai vu, dans cette obscure et morne transparence,

Passer l’homme de Rome et l’homme de Florence,

Caton au manteau blanc, et Dante au fier sourcil,

L’un ayant le poignard au flanc, l’autre l’exil ;

Caton était joyeux et Dante était tranquille.

J’ai vu Jeanne au poteau qu’on brûlait dans la ville,

Et j’ai dit : Jeanne d’Arc, ton noir bûcher fumant

À moins de flamboiement que de rayonnement.

J’ai vu Campanella songer dans la torture,

Et faire à sa pensée une âpre nourriture

Des chevalets, des crocs, des pinces, des réchauds,

Et de l’horreur qui flotte au plafond des cachots.

J’ai vu Thomas Morus, Lavoisier, Loiserolle,

Jane Grey, bouche ouverte ainsi qu’une corolle,

Toi, Charlotte Corday, vous, madame Roland,

Camille Desmoulins, saignant et contemplant,

Robespierre à l’œil froid, Danton aux cris superbes ;

J’ai vu Jean qui parlait au désert, Malesherbes,

Egmont, André Chénier, rêveur des purs sommets ;

Et mes yeux resteront éblouis à jamais

Du sourire serein de ces têtes coupées.

Coligny, sous l’éclair farouche des épées,

Resplendissait devant mon regard éperdu.

Livide et radieux, Socrate m’a tendu

Sa coupe en me disant : – As-tu soif ? bois la vie.

Huss, me voyant pleurer, m’a dit : – Est-ce d’envie ?

Et Thraséas, s’ouvrant les veines dans son bain,

Chantait : – Rome est le fruit du vieux rameau sabin ;

Le soleil est le fruit de ces branches funèbres

Que la nuit sur nous croise et qu’on nomme ténèbres,

Et la joie est le fruit du grand arbre douleur. –

Colomb, l’envahisseur des vagues, l’oiseleur

Du sombre aigle Amérique, et l’homme que Dieu mène,

Celui qui donne un monde et reçoit une chaîne,

Colomb aux fers criait : – Tout est bien. En avant !

Saint-Just sanglant m’a dit : – Je suis libre et vivant.

Phocion m’a jeté, mourant, cette parole :

– Je crois, et je rends grâce aux Dieux ! – Savonarole,

Comme je m’approchais du brasier d’où sa main

Sortait, brûlée et noire et montrant le chemin,

M’a dit, en faisant signe aux flammes de se taire :

– Ne crains pas de mourir. Qu’est-ce que cette terre ?

Est-ce ton corps qui fait ta joie et qui t’est cher ?

La véritable vie est où n’est plus la chair.

Ne crains pas de mourir. Créature plaintive,

Ne sens-tu pas en toi comme une aile captive ?

Sous ton crâne, caveau muré, ne sens-tu pas

Comme un ange enfermé qui sanglote tout bas ?

Qui meurt, grandit. Le corps, époux impur de l’âme,

Plein des vils appétits d’où naît le vice infâme,

Pesant, fétide, abject, malade à tous moments,

Branlant sur sa charpente affreuse d’ossements,

Gonflé d’humeurs, couvert d’une peau qui se ride,

Souffrant le froid, le chaud, la faim, la soif aride,

Traîne un ventre hideux, s’assouvit, mange et dort.

Mais il vieillit enfin, et, lorsque vient la mort,

L’âme, vers la lumière éclatante et dorée,

S’envole, de ce monstre horrible délivrée. –

Une nuit que j’avais, devant mes yeux obscurs,

Un fantôme de ville et des spectres de murs,

J’ai, comme au fond d’un rêve où rien n’a plus de forme,

Entendu, près des tours d’un temple au dôme énorme,

Une voix qui sortait de dessous un monceau

De blocs noirs d’où le sang coulait en long ruisseau ;

Cette voix murmurait des chants et des prières.

C’était le lapidé qui bénissait les pierres ;

Etienne le martyr, qui disait : – Ô mon front,

Rayonne ! Désormais les hommes s’aimeront ;

Jésus règne. Ô mon Dieu, récompensez les hommes !

Ce sont eux qui nous font les élus que nous sommes.

Joie ! amour ! pierre à pierre, ô Dieu, je vous le dis,

Mes frères m’ont jeté le seuil du paradis ! –

*

Elle était là debout, la mère douloureuse.

L’obscurité farouche, aveugle, sourde, affreuse,

Pleurait de toutes parts autour du Golgotha.

Christ, le jour devint noir quand on vous en ôta,

Et votre dernier souffle emporta la lumière.

Elle était là debout près du gibet, la mère !

Et je me dis : Voilà la douleur ! et je vins.

– Qu’avez-vous donc, lui dis-je, entre vos doigts divins ?

Alors, aux pieds du fils saignant du coup de lance,

Elle leva sa droite et l’ouvrit en silence,

Et je vis dans sa main l’étoile du matin.

Quoi ! ce deuil-là, Seigneur, n’est pas même certain !

Et la mère, qui râle au bas de la croix sombre,

Est consolée, ayant les soleils dans son ombre,

Et, tandis que ses yeux hagards pleurent du sang,

Elle sent une joie immense en se disant :

– Mon fils est Dieu ! mon fils sauve la vie au monde ! –

Et pourtant où trouver plus d’épouvante immonde,

Plus d’effroi ; plus d’angoisse et plus de désespoir

Que dans ce temps lugubre où le genre humain noir,

Frissonnant du banquet autant que du martyre,

Entend pleurer Marie et Trimalcion rire !

*

Mais la foule s’écrie : – Oui, sans doute, c’est beau,

Le martyre, la mort, quand c’est un grand tombeau !

Quand on est un Socrate, un Jean Huss, un Messie !

Quand on s’appelle vie, avenir, prophétie !

Quand l’encensoir s’allume au feu qui vous brûla,

Quand les siècles, les temps et les peuples sont là

Qui vous dressent, parmi leurs brumes et leurs voiles,

Un cénotaphe énorme au milieu des étoiles,

Si bien que la nuit semble être le drap du deuil,

Et que les astres sont les cierges du cercueil !

Le billot tenterait même le plus timide

Si sa bière dormait sous une pyramide.

Quand on marche à la mort, recueillant en chemin

La bénédiction de tout le genre humain,

Quand des groupes en pleurs baisent vos traces fières,

Quand on s’entend crier par les murs, par les pierres,

Et jusque par les gonds du seuil de sa prison :

« Tu vas de ta mémoire éclairer l’horizon ;

Fantôme éblouissant, tu vas dorer l’histoire,

Et, vêtu de ta mort comme d’une victoire,

T’asseoir au fronton bleu des hommes immortels ! »

Lorsque les échafauds ont des aspects d’autels,

Qu’on se sent admiré du bourreau qui vous tue,

Que le cadavre va se relever statue,

Mourant plein de clarté, d’aube, de firmament,

D’éclat, d’honneur, de gloire, on meurt facilement !

L’homme est si vaniteux, qu’il rit à la torture

Quand c’est une royale et tragique aventure,

Quand c’est une tenaille immense qui le mord.

Quand les durs instruments d’agonie et de mort

Sortent de quelque forge inouïe et géante,

Notre orgueil, oubliant la blessure béante,

Se console des clous en voyant le marteau.

Avoir une montagne auguste pour poteau,

Être battu des flots ou battu des nuées,

Entendre l’univers plein de vagues huées

Murmurer : – Regardez ce colosse ! les nœuds,

Les fers et les carcans le font plus lumineux !

C’est le vaincu Rayon, le damné Météore !

Il a volé la foudre et dérobé l’aurore ! –

Être un supplicié du gouffre illimité,

Être un titan cloué sur une énormité,

Cela plaît. On veut bien des maux qui sont sublimes ;

Et l’on se dit : Souffrons, mais souffrons sur les cimes !

Eh bien, non ! – Le sublime est en bas. Le grand choix,

C’est de choisir l’affront. De même que parfois

La pourpre est déshonneur, souvent la fange est lustre.

La boue imméritée atteignant l’âme illustre,

L’opprobre, ce cachot d’où l’auréole sort,

Le cul de basse-fosse où nous jette le sort,

Le fond noir de l’épreuve où le malheur nous traîne,

Sont le comble éclatant de la grandeur sereine.

Et, quand, dans le supplice où nous devons lutter,

Le lâche destin va jusqu’à nous insulter,

Quand sur nous il entasse outrage, rire, blâme,

Et tant de contre-sens entre le sort et l’âme

Que notre vie arrive à la difformité,

La laideur de l’épreuve en devient la beauté.

C’est Samson à Gaza, c’est Épictète à Rome ;

L’abjection du sort fait la gloire de l’homme.

Plus de brume ne fait que couvrir plus d’azur.

Ce que l’homme ici-bas peut avoir de plus pur,

De plus beau, de plus noble en ce monde où l’on pleure,

C’est chute, abaissement, misère extérieure,

Acceptés pour garder la grandeur du dedans.

Oui, tous les chiens de l’ombre autour de vous grondants,

Le blâme ingrat, la haine aux fureurs coutumière ;

Oui, tomber dans la nuit quand c’est pour la lumière,

Faire horreur, n’être plus qu’un ulcère, indigner

L’homme heureux, et qu’on raille en vous voyant saigner,

Et qu’on marche sur vous, qu’on vous crache au visage,

Quand c’est pour la vertu, pour le vrai, pour le sage,

Pour le bien, pour l’honneur, il n’est rien de plus doux.

Quelle splendeur qu’un juste abandonné de tous,

N’ayant plus qu’un haillon dans le mal qui le mine,

Et jetant aux dédains, au deuil, à la vermine,

À sa plaie, aux douleurs, de tranquilles défis !

Même quand Prométhée est là, Job, tu suffis

Pour faire le fumier plus haut que le Caucase.

Le juste, méprisé comme un ver qu’on écrase,

M’éblouit d’autant plus que nous le blasphémons.

Ce que les froids bourreaux à faces de démons

Mêlent avec leur main monstrueuse et servile

À l’exécution pour la rendre plus vile,

Grandit le patient au regard de l’esprit.

Ô croix ! les deux voleurs sont deux rayons du Christ !

*

Ainsi, tous les souffrants m’ont apparu splendides,

Satisfaits, radieux, doux, souverains, candides,

Heureux, la plaie au sein, la joie au cœur ; les uns

Jetés dans la fournaise et devenant parfums,

Ceux-là jetés aux nuits et devenant aurores ;

Les croyants, dévorés dans les cirques sonores,

Râlaient un chant, aux pieds des bêtes étouffés ;

Les penseurs souriaient aux noirs autodafés,

Aux glaives, aux carcans, aux chemises de soufre ;

Et je me suis alors écrié : Qui donc souffre ?

Pour qui donc, si le sort, ô Dieu, n’est pas moqueur,

Toute cette pitié que tu m’as mise au cœur ?

Qu’en dois-je faire ? à qui faut-il que je la garde ?

Où sont les malheureux ? – et Dieu m’a dit : – Regarde.

*

Et j’ai vu des palais, des fêtes, des festins,

Des femmes qui mêlaient leurs blancheurs aux satins,

Des murs hautains ayant des jaspes pour écorces,

Des serpents d’or roulés dans des colonnes torses,

Avec de vastes dais pendant aux grands plafonds ;

Et j’entendais chanter : – Jouissons ! triomphons ! –

Et les lyres, les luths, les clairons dont le cuivre

À l’air de se dissoudre en fanfare et de vivre,

Et l’orgue, devant qui l’ombre écoute et se tait,

Tout un orchestre énorme et monstrueux chantait ;

Et ce triomphe était rempli d’hommes superbes

Qui riaient et portaient toute la terre en gerbes,

Et dont les fronts dorés, brillants, audacieux,

Fiers, semblaient s’achever en astres dans les cieux.

Et, pendant qu’autour d’eux des voix criaient : – Victoire

À jamais ! à jamais force, puissance et gloire !

Et fête dans la ville ! et joie à la maison ! –

Je voyais, au-dessus du livide horizon,

Trembler le glaive immense et sombre de l’archange.

Ils s’épanouissaient dans une aurore étrange,

Ils vivaient dans l’orgueil comme dans leur cité,

Et semblaient ne sentir que leur félicité.

Et Dieu les a tous pris alors l’un après l’autre,

Le puissant, le repu, l’assouvi qui se vautre,

Le czar dans son Kremlin, l’iman au bord du Nil,

Comme on prend les petits d’un chien dans un chenil,

Et, comme il fait le jour sous les vagues marines,

M’ouvrant avec ses mains ces profondes poitrines,

Et, fouillant de son doigt de rayons pénétré

Leurs entrailles, leur foie et leurs reins, m’a montré

Des hydres qui rongeaient le dedans de ces âmes.

Et j’ai vu tressaillir ces hommes et ces femmes ;

Leur visage riant comme un masque est tombé,

Et leur pensée, un monstre effroyable et courbé,

Une naine hagarde, inquiète, bourrue,

Assise sous leur crâne affreux, m’est apparue.

Alors, tremblant, sentant chanceler mes genoux,

Je leur ai demandé : « Mais qui donc êtes-vous ? »

Et ces êtres n’ayant presque plus face d’homme

M’ont dit : « Nous sommes ceux qui font le mal ; et, comme

« C’est nous qui le faisons, c’est nous qui le souffrons ! »

*

Oh ! le nuage vain des pleurs et des affronts

S’envole, et la douleur passe en criant : Espère !

Vous me l’avez fait voir et toucher, ô vous, Père,

Juge, vous le grand juste et vous le grand clément !

Le rire du succès et du triomphe ment ;

Un invisible doigt caressant se promène

Sous chacun des chaînons de la misère humaine ;

L’adversité soutient ceux qu’elle fait lutter ;

L’indigence est un bien pour qui sait la goûter ;

L’harmonie éternelle autour du pauvre vibre

Et le berce ; l’esclave, étant une âme, est libre,

Et le mendiant dit : Je suis riche, ayant Dieu.

L’innocence aux tourments jette ce cri : C’est peu.

La difformité rit dans Ésope, et la fièvre

Dans Scarron ; l’agonie ouvre aux hymnes sa lèvre ;

Quand je dis : « La douleur est-elle un mal ? » Zénon

Se dresse devant moi, paisible, et me dit : « Non. »

Oh ! le martyre est joie et transport, le supplice

Est volupté, les feux du bûcher sont délice,

La souffrance est plaisir, la torture est bonheur ;

Il n’est qu’un malheureux : c’est le méchant, Seigneur.

*

Aux premiers jours du monde, alors que la nuée,

Surprise, contemplait chaque chose créée,

Alors que sur le globe, où le mal avait crû,

Flottait une lueur de l’Eden disparu,

Quand tout encor semblait être rempli d’aurore,

Quand sur l’arbre du temps les ans venaient d’éclore,

Sur la terre, où la chair avec l’esprit se fond,

Il se faisait le soir un silence profond,

Et le désert, les bois, l’onde aux vastes rivages,

Et les herbes des champs, et les bêtes sauvages,

Émus, et les rochers, ces ténébreux cachots,

Voyaient, d’un antre obscur couvert d’arbres si hauts

Que nos chênes auprès sembleraient des arbustes,

Sortir deux grands vieillards, nus, sinistres, augustes.

C’étaient Ève aux cheveux blanchis, et son mari,

Le pâle Adam, pensif, par le travail meurtri,

Ayant la vision de Dieu sous sa paupière.

Ils venaient tous les deux s’asseoir sur une pierre,

En présence des monts fauves et soucieux,

Et de l’éternité formidable des cieux.

Leur œil triste rendait la nature farouche ;

Et là, sans qu’il sortît un souffle de leur bouche,

Les mains sur leurs genoux et se tournant le dos,

Accablés comme ceux qui portent des fardeaux,

Sans autre mouvement de vie extérieure

Que de baisser plus bas la tête d’heure en heure,

Dans une stupeur morne et fatale absorbés,

Froids, livides, hagards, ils regardaient, courbés

Sous l’être illimité sans figure et sans nombre,

L’un, décroître le jour, et l’autre, grandir l’ombre,

Et, tandis que montaient les constellations,

Et que la première onde aux premiers alcyons

Donnait sous l’infini le long baiser nocturne,

Et qu’ainsi que des fleurs tombant à flots d’une urne,

Les astres fourmillants emplissaient le ciel noir,

Ils songeaient, et, rêveurs, sans entendre, sans voir,

Sourds aux rumeurs des mers d’où l’ouragan s’élance,

Toute la nuit, dans l’ombre, ils pleuraient en silence ;

Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genre humain,

Le père sur Abel, la mère sur Caïn.

Marine-Terrace, septembre 1855.

LIVRE SIXIÈME – AU BORD DE L’INFINI

I. – Le pont

 

J’avais devant les yeux les ténèbres. L’abîme

Qui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cime,

Était là, morne, immense ; et rien n’y remuait.

Je me sentais perdu dans l’infini muet.

Au fond, à travers l’ombre, impénétrable voile,

On apercevait Dieu comme une sombre étoile.

Je m’écriai : – Mon âme, ô mon âme ! il faudrait,

Pour traverser ce gouffre où nul bord n’apparaît,

Et pour qu’en cette nuit jusqu’à ton Dieu tu marches,

Bâtir un pont géant sur des millions d’arches.

Qui le pourra jamais ? Personne ! ô deuil ! effroi !

Pleure ! – Un fantôme blanc se dressa devant moi

Pendant que je jetais sur l’ombre un œil d’alarme,

Et ce fantôme avait la forme d’une larme ;

C’était un front de vierge avec des mains d’enfant ;

Il ressemblait au lys que la blancheur défend ;

Ses mains en se joignant faisaient de la lumière.

Il me montra l’abîme où va toute poussière,

Si profond, que jamais un écho n’y répond ;

Et me dit : – Si tu veux je bâtirai le pont.

Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière.

– Quel est ton nom ? lui dis-je. Il me dit : – La prière.

Jersey, décembre 1852.

II. – Ibo

 

Dites, pourquoi, dans l’insondable

Au mur d’airain,

Dans l’obscurité formidable

Du ciel serein,

Pourquoi, dans ce grand sanctuaire

Sourd et béni,

Pourquoi, sous l’immense suaire

De l’infini,

Enfouir vos lois éternelles

Et vos clartés ?

Vous savez bien que j’ai des ailes,

Ô vérités !

Pourquoi vous cachez-vous dans l’ombre

Qui nous confond ?

Pourquoi fuyez-vous l’homme sombre

Au vol profond ?

Que le mal détruise ou bâtisse,

Rampe ou soit roi,

Tu sais bien que j’irai, Justice,

J’irai vers toi !

Beauté sainte, Idéal qui germes

Chez les souffrants,

Toi par qui les esprits sont fermes

Et les cœurs grands,

Vous le savez, vous que j’adore,

Amour, Raison,

Qui vous levez comme l’aurore

Sur l’horizon,

Foi, ceinte d’un cercle d’étoiles,

Droit, bien de tous,

J’irai, Liberté qui te voiles,

J’irai vers vous !

Vous avez beau, sans fin, sans borne,

Lueurs de Dieu,

Habiter la profondeur morne

Du gouffre bleu,

Âme à l’abîme habituée

Dès le berceau,

Je n’ai pas peur de la nuée ;

Je suis oiseau.

Je suis oiseau comme cet être

Qu’Amos rêvait,

Que saint Marc voyait apparaître

À son chevet,

Qui mêlait sur sa tête fière,

Dans les rayons,

L’aile de l’aigle à la crinière

Des grands lions.

J’ai des ailes. J’aspire au faîte ;

Mon vol est sûr ;

J’ai des ailes pour la tempête

Et pour l’azur.

Je gravis les marches sans nombre.

Je veux savoir ;

Quand la science serait sombre

Comme le soir !

Vous savez bien que l’âme affronte

Ce noir degré,

Et que, si haut qu’il faut qu’on monte,

J’y monterai !

Vous savez bien que l’âme est forte

Et ne craint rien

Quand le souffle de Dieu l’emporte !

Vous savez bien

Que j’irai jusqu’aux bleus pilastres,

Et que mon pas,

Sur l’échelle qui monte aux astres,

Ne tremble pas !

L’homme, en cette époque agitée,

Sombre océan,

Doit faire comme Prométhée

Et comme Adam.

Il doit ravir au ciel austère

L’éternel feu ;

Conquérir son propre mystère,

Et voler Dieu.

L’homme a besoin, dans sa chaumière,

Des vents battu,

D’une loi qui soit sa lumière

Et sa vertu.

Toujours ignorance et misère !

L’homme en vain fuit,

Le sort le tient ; toujours la serre !

Toujours la nuit !

Il faut que le peuple s’arrache

Au dur décret,

Et qu’enfin ce grand martyr sache

Le grand secret !

Déjà l’amour, dans l’ère obscure

Qui va finir,

Dessine la vague figure

De l’avenir.

Les lois de nos destins sur terre,

Dieu les écrit ;

Et, si ces lois sont le mystère,

Je suis l’esprit.

Je suis celui que rien n’arrête,

Celui qui va,

Celui dont l’âme est toujours prête

À Jéhovah ;

Je suis le poëte farouche,

L’homme devoir,

Le souffle des douleurs, la bouche

Du clairon noir ;

Le rêveur qui sur ses registres

Met les vivants,

Qui mêle des strophes sinistres

Aux quatre vents ;

Le songeur ailé, l’âpre athlète

Au bras nerveux,

Et je traînerais la comète

Par les cheveux.

Donc, les lois de notre problème,

Je les aurai ;

J’irai vers elles, penseur blême,

Mage effaré !

Pourquoi cacher ces lois profondes ?

Rien n’est muré.

Dans vos flammes et dans vos ondes

Je passerai ;

J’irai lire la grande bible ;

J’entrerai nu

Jusqu’au tabernacle terrible

De l’inconnu,

Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide,

Gouffres ouverts

Que garde la meute livide

Des noirs éclairs,

Jusqu’aux portes visionnaires

Du ciel sacré ;

Et, si vous aboyez, tonnerres,

Je rugirai.

Au dolmen de Rozel, janvier 1853.

III.

 

Un spectre m’attendait dans un grand angle d’ombre,

Et m’a dit :

– Le muet habite dans le sombre.

L’infini rêve, avec un visage irrité.

L’homme parle et dispute avec l’obscurité,

Et la larme de l’œil rit du bruit de la bouche.

Tout ce qui vous emporte est rapide et farouche.

Sais-tu pourquoi tu vis ? sais-tu pourquoi tu meurs ?

Les vivants orageux passent dans les rumeurs,

Chiffres tumultueux, flots de l’océan Nombre.

Vous n’avez rien à vous qu’un souffle dans de l’ombre ;

L’homme est à peine né, qu’il est déjà passé,

Et c’est avoir fini que d’avoir commencé.

Derrière le mur blanc, parmi les herbes vertes,

La fosse obscure attend l’homme, lèvres ouvertes.

La mort est le baiser de la bouche tombeau.

Tâche de faire un peu de bien, coupe un lambeau

D’une bonne action dans cette nuit qui gronde ;

Ce sera ton linceul dans la terre profonde.

Beaucoup s’en sont allés qui ne reviendront plus

Qu’à l’heure de l’immense et lugubre reflux ;

Alors, on entendra des cris. Tâche de vivre ;

Crois. Tant que l’homme vit, Dieu pensif lit son livre.

L’homme meurt quand Dieu fait au coin du livre un pli.

L’espace sait, regarde, écoute. Il est rempli

D’oreilles sous la tombe, et d’yeux dans les ténèbres.

Les morts ne marchant plus, dressent leurs pieds funèbres ;

Les feuilles sèches vont et roulent sous les cieux.

Ne sens-tu pas souffler le vent mystérieux ?

Au dolmen de Rozel, avril 1853.

IV.

 

Écoutez Je suis Jean. J’ai vu des choses sombres.

J’ai vu l’ombre infinie où se perdent les nombres,

J’ai vu les visions que les réprouvés font,

Les engloutissements de l’abîme sans fond ;

J’ai vu le ciel, l’éther, le chaos et l’espace.

Vivants ! puisque j’en viens, je sais ce qui s’y passe ;

Je vous affirme à tous, écoutez bien ma voix,

J’affirme même à ceux qui vivent dans les bois,

Que le Seigneur, le Dieu des esprits des prophètes,

Voit ce que vous pensez et sait ce que vous faites.

C’est bien.