Assez d’astres.

N’en fais plus. Calme-toi ! –

L’effet séditieux limiterait la cause ?

Quelle bouche ici-bas peut dire à quelque chose :

Tu n’iras pas plus loin ?

Sous l’élargissement sans fin, la borne plie ;

La création vit, croît et se multiplie ;

L’homme n’est qu’un témoin.

L’homme n’est qu’un témoin frémissant d’épouvante.

Les firmaments sont pleins de la sève vivante

Comme les animaux.

L’arbre prodigieux croise, agrandit, transforme,

Et mêle aux cieux profonds, comme une gerbe énorme,

Ses ténébreux rameaux.

Car la création est devant, Dieu derrière.

L’homme, du côté noir de l’obscure barrière,

Vit, rôdeur curieux ;

Il suffit que son front se lève pour qu’il voie

À travers la sinistre et morne claire-voie

Cet œil mystérieux.

IV

 

Donc ne nous disons pas : – Nous avons nos étoiles –

Des flottes de soleils peut-être à pleines voiles

Viennent en ce moment ;

Peut-être que demain le Créateur terrible,

Refaisant notre nuit, va contre un autre crible

Changer le firmament.

Qui sait ? que savons-nous ? sur notre horizon sombre,

Que la création impénétrable encombre

Des ses taillis sacrés,

Muraille obscure où vient battre le flot de l’être,

Peut-être allons-nous voir brusquement apparaître

Des astres effarés ;

Des astres éperdus arrivant des abîmes,

Venant des profondeurs ou descendant des cimes,

Et, sous nos noirs arceaux,

Entrant en foule, épars, ardents, pareils au rêve,

Comme dans un grand vent s’abat sur une grève

Une troupe d’oiseaux ;

Surgissant, clairs flambeaux, feux purs, rouges fournaises,

Aigrettes de rubis ou tourbillons de braises,

Sur nos bords, sur nos monts,

Et nous pétrifiant de leurs aspects étranges ;

Car dans le gouffre énorme il est des mondes anges

Et des soleils démons !

Peut-être en ce moment, du fond des nuits funèbres,

Montant vers nous, gonflant ses vagues de ténèbres

Et ses flots de rayons,

Le muet Infini, sombre mer ignorée,

Roule vers notre ciel une grande marée

De constellations !

Marine-Terrace, avril 1854.

X. – Éclaircie

 

L’Océan resplendit sous sa vaste nuée.

L’onde, de son combat sans fin exténuée,

S’assoupit, et, laissant l’écueil se reposer,

Fait de toute la rive un immense baiser.

On dirait qu’en tous lieux, en même temps, la vie

Dissout le mal, le deuil, l’hiver, la nuit, l’envie,

Et que le mort couché dit au vivant debout :

Aime ! et qu’une âme obscure, épanouie en tout,

Avance doucement sa bouche vers nos lèvres.

L’être, éteignant dans l’ombre et l’extase ses fièvres,

Ouvrant ses flancs, ses seins, ses yeux, ses cœurs épars,

Dans ses pores profonds reçoit de toutes parts

La pénétration de la sève sacrée.

La grande paix d’en haut vient comme une marée.

Le brin d’herbe palpite aux fentes du pavé ;

Et l’âme a chaud. On sent que le nid est couvé.

L’infini semble plein d’un frisson de feuillée.

On croit être à cette heure où la terre éveillée

Entend le bruit que fait l’ouverture du jour,

Le premier pas du vent, du travail, de l’amour,

De l’homme, et le verrou de la porte sonore,

Et le hennissement du blanc cheval aurore.

Le moineau d’un coup d’aile, ainsi qu’un fol esprit,

Vient taquiner le flot monstrueux qui sourit ;

L’air joue avec la mouche et l’écume avec l’aigle ;

Le grave laboureur fait ses sillons et règle

La page où s’écrira le poëme des blés ;

Des pêcheurs sont là-bas sous un pampre attablés ;

L’horizon semble un rêve éblouissant où nage

L’écaille de la mer, la plume du nuage,

Car l’Océan est hydre et le nuage oiseau.

Une lueur, rayon vague, part du berceau

Qu’une femme balance au seuil d’une chaumière,

Dore les champs, les fleurs, l’onde et devient lumière

En touchant un tombeau qui dort près du clocher.

Le jour plonge au plus noir du gouffre, et va chercher

L’ombre, et la baise au front sous l’eau sombre et hagarde.

Tout est doux, calme, heureux, apaisé ; Dieu regarde.

Marine-Terrace, juillet 1855.

XI.

 

Oh ! par nos vils plaisirs, nos appétits, nos fanges,

Que de fois nous devons vous attrister, archanges !

C’est vraiment une chose amère de songer

Qu’en ce monde où l’esprit n’est qu’un morne étranger,

Où la volupté rit, jeune, et si décrépite !

Où dans les lits profonds l’aile d’en bas palpite,

Quand, pâmé, dans un nimbe ou bien dans un éclair,

On tend sa bouche ardente aux coupes de la chair

À l’heure où l’on s’enivre aux lèvres d’une femme,

De ce qu’on croit l’amour, de ce qu’on prend pour l’âme,

Sang du cœur, vin des sens âcre et délicieux,

On fait rougir là-haut quelque passant des cieux !

Juin 1855.

XII. – Aux anges qui nous voient

 

– Passant, qu’es-tu ? je te connais.

Mais, étant spectre, ombre et nuage,

Tu n’as plus de sexe ni d’âge.

– Je suis ta mère, et je venais !

– Et toi dont l’aile hésite et brille,

Dont l’œil est noyé de douceur,

Qu’es-tu, passant ? – Je suis ta sœur.

– Et toi, qu’es-tu ? – Je suis ta fille.

– Et toi, qu’es-tu, passant ? – Je suis

Celle à qui tu disais : « Je t’aime ! »

– Et toi ? – Je suis ton âme même. –

Oh ! cachez-moi, profondes nuits !

Juin 1855.

XIII. – Cadaver

 

Ô mort ! heure splendide ! ô rayons mortuaires !

Avez-vous quelquefois soulevé des suaires ?

Et, pendant qu’on pleurait, et qu’au chevet du lit,

Frères, amis, enfants, la mère qui pâlit,

Éperdus, sanglotaient dans le deuil qui les navre,

Avez-vous regardé sourire le cadavre ?

Tout à l’heure il râlait, se tordait, étouffait ;

Maintenant il rayonne. Abîme ! qui donc fait

Cette lueur qu’a l’homme en entrant dans les ombres ?

Qu’est-ce que le sépulcre ? et d’où vient, penseurs sombres,

Cette sérénité formidable des morts ?

C’est que le secret s’ouvre et que l’être est dehors ;

C’est que l’âme – qui voit, puis brille, puis flamboie, –

Rit, et que le corps même a sa terrible joie.

La chair se dit : – Je vais être terre, et germer,

Et fleurir comme sève, et, comme fleur, aimer !

Je vais me rajeunir dans la jeunesse énorme

Du buisson, de l’eau vive, et du chêne, et de l’orme,

Et me répandre aux lacs, aux flots, aux monts, aux prés,

Aux rochers, aux splendeurs des grands couchants pourprés,

Aux ravins, aux halliers, aux brises de la nue,

Aux murmures profonds de la vie inconnue !

Je vais être oiseau, vent, cri des eaux, bruit des cieux,

Et palpitation du tout prodigieux ! –

Tous ces atomes las, dont l’homme était le maître,

Sont joyeux d’être mis en liberté dans l’être,

De vivre, et de rentrer au gouffre qui leur plaît.

L’haleine, que la fièvre aigrissait et brûlait,

Va devenir parfum, et la voix harmonie ;

Le sang va retourner à la veine infinie,

Et couler, ruisseau clair, aux champs où le bœuf roux

Mugit le soir avec l’herbe jusqu’aux genoux ;

Les os ont déjà pris la majesté des marbres ;

La chevelure sent le grand frisson des arbres,

Et songe aux cerfs errants, au lierre, aux nids chantants

Qui vont l’emplir du souffle adoré du printemps.

Et voyez le regard, qu’une ombre étrange voile,

Et qui, mystérieux, semble un lever d’étoile !

Oui, Dieu le veut, la mort, c’est l’ineffable chant

De l’âme et de la bête à la fin se lâchant ;

C’est une double issue ouverte à l’être double.

Dieu disperse, à cette heure inexprimable et trouble,

Le corps dans l’univers et l’âme dans l’amour.

Une espèce d’azur que dore un vague jour,

L’air de l’éternité, puissant, calme, salubre,

Frémit et resplendit sous le linceul lugubre ;

Et des plis du drap noir tombent tous nos ennuis.

La mort est bleue. Ô mort ! ô paix ! l’ombre des nuits,

Le roseau des étangs, le roc du monticule,

L’épanouissement sombre du crépuscule,

Le vent, souffle farouche ou providentiel,

L’air, la terre, le feu, l’eau, tout, même le ciel,

Se mêle à cette chair qui devient solennelle.

Un commencement d’astre éclôt dans la prunelle.

Au cimetière, août 1855.

XIV.

 

Ô gouffre ! l’âme plonge et rapporte le doute.

Nous entendons sur nous les heures, goutte à goutte,

Tomber comme l’eau sur les plombs ;

L’homme est brumeux, le monde est noir, le ciel est sombre ;

Les formes de la nuit vont et viennent dans l’ombre ;

Et nous, pâles, nous contemplons.

Nous contemplons l’obscur, l’inconnu, l’invisible.

Nous sondons le réel, l’idéal, le possible,

L’être, spectre toujours présent.

Nous regardons trembler l’ombre indéterminée.

Nous sommes accoudés sur notre destinée,

L’œil fixe et l’esprit frémissant.

Nous épions des bruits dans ces vides funèbres ;

Nous écoutons le souffle, errant dans les ténèbres,

Dont frissonne l’obscurité ;

Et, par moments, perdus dans les nuits insondables,

Nous voyons s’éclairer de lueurs formidables

La vitre de l’éternité.

Marine-Terrace, septembre 1853.

XV. – À celle qui est voilée

 

Tu me parles du fond d’un rêve

Comme une âme parle aux vivants.

Comme l’écume de la grève,

Ta robe flotte dans les vents.

Je suis l’algue des flots sans nombre,

Le captif du destin vainqueur ;

Je suis celui que toute l’ombre

Couvre sans éteindre son cœur.

Mon esprit ressemble à cette île,

Et mon sort à cet océan ;

Et je suis l’habitant tranquille

De la foudre et de l’ouragan.

Je suis le proscrit qui se voile,

Qui songe, et chante loin du bruit,

Avec la chouette et l’étoile,

La sombre chanson de la nuit.

Toi, n’es-tu pas, comme moi-même,

Flambeau dans ce monde âpre et vil.

Âme, c’est-à-dire problème,

Et femme, c’est-à-dire exil ?

Sors du nuage, ombre charmante.

Ô fantôme, laisse-toi voir !

Sois un phare dans ma tourmente,

Sois un regard dans mon ciel noir !

Cherche-moi parmi les mouettes !

Dresse un rayon sur mon récif,

Et, dans mes profondeurs muettes,

La blancheur de l’ange pensif !

Sois l’aile qui passe et se mêle

Aux grandes vagues en courroux.

Oh ! viens ! tu dois être bien belle,

Car ton chant lointain est bien doux ;

Car la nuit engendre l’aurore ;

C’est peut-être une loi des cieux

Que mon noir destin fasse éclore

Ton sourire mystérieux !

Dans ce ténébreux monde où j’erre,

Nous devons nous apercevoir,

Toi, toute faite de lumière,

Moi, tout composé de devoir !

Tu me dis de loin que tu m’aimes,

Et que, la nuit, à l’horizon,

Tu viens voir sur les grèves blêmes

Le spectre blanc de ma maison.

Là, méditant sous le grand dôme,

Près du flot sans trêve agité,

Surprise de trouver l’atome

Ressemblant à l’immensité,

Tu compares, sans me connaître,

L’onde à l’homme, l’ombre au banni,

Ma lampe étoilant ma fenêtre

À l’astre étoilant l’infini !

Parfois, comme au fond d’une tombe,

Je te sens sur mon front fatal,

Bouche de l’Inconnu d’où tombe

Le pur baiser de l’Idéal.

À ton souffle, vers Dieu poussées,

Je sens en moi, douce frayeur,

Frissonner toutes mes pensées,

Feuilles de l’arbre intérieur.

Mais tu ne veux pas qu’on te voie ;

Tu viens et tu fuis tour à tour ;

Tu ne veux pas te nommer joie,

Ayant dit : Je m’appelle amour.

Oh ! fais un pas de plus ! viens, entre,

Si nul devoir ne le défend ;

Viens voir mon âme dans son antre,

L’esprit lion, le cœur enfant ;

Viens voir le désert où j’habite,

Seul sous mon plafond effrayant ;

Sois l’ange chez le cénobite,

Sois la clarté chez le voyant.

Change en perles dans mes décombres

Toutes mes gouttes de sueur !

Viens poser sur mes œuvres sombres

Ton doigt d’où sort une lueur !

Du bord des sinistres ravines

Du rêve et de la vision,

J’entrevois les choses divines… –

Complète l’apparition !

Viens voir le songeur qui s’enflamme

À mesure qu’il se détruit,

Et de jour en jour dans son âme

À plus de mort et moins de nuit !

Viens ! viens dans ma brume hagarde,

Où naît la foi, d’où l’esprit sort,

Où confusément je regarde

Les formes obscures du sort.

Tout s’éclaire aux lueurs funèbres ;

Dieu, pour le penseur attristé,

Ouvre toujours dans les ténèbres

De brusques gouffres de clarté.

Avant d’être sur cette terre,

Je sens que jadis j’ai plané ;

J’étais l’archange solitaire,

Et mon malheur, c’est d’être né.

Sur mon âme, qui fut colombe,

Viens, toi qui des cieux as le sceau.

Quelquefois une plume tombe

Sur le cadavre d’un oiseau.

Oui, mon malheur irréparable,

C’est de pendre aux deux éléments,

C’est d’avoir en moi, misérable,

De la fange et des firmaments !

Hélas ! hélas ! c’est d’être un homme ;

C’est de songer que j’étais beau,

D’ignorer comment je me nomme,

D’être un ciel et d’être un tombeau !

C’est d’être un forçat qui promène

Son vil labeur sous le ciel bleu ;

C’est de porter la hotte humaine

Où j’avais vos ailes, mon Dieu !

C’est de traîner de la matière ;

C’est d’être plein, moi, fils du jour,

De la terre du cimetière,

Même quand je m’écrie : Amour !

Marine-Terrace, janvier 1854.

XVI. – Horror

 

I

 

Esprit mystérieux qui, le doigt sur ta bouche,

Passes… ne t’en va pas ! parle à l’homme farouche

Ivre d’ombre et d’immensité,

Parle-moi, toi, front blanc qui dans ma nuit te penches ;

Réponds-moi, toi qui luis et marches sous les branches,

Comme un souffle de la clarté !

Est-ce toi que chez moi minuit parfois apporte ?

Est-ce toi qui heurtais l’autre nuit à ma porte,

Pendant que je ne dormais pas ?

C’est donc vers moi que vient lentement ta lumière ?

La pierre de mon seuil peut-être est la première

Des sombres marches du trépas.

Peut-être qu’à ma porte ouvrant sur l’ombre immense,

L’invisible escalier des ténèbres commence ;

Peut-être, ô pâles échappés,

Quand vous montez du fond de l’horreur sépulcrale,

Ô morts, quand vous sortez de la froide spirale,

Est-ce chez moi que vous frappez !

Car la maison d’exil, mêlée aux catacombes,

Est adossée au mur de la ville des tombes.

Le proscrit est celui qui sort ;

Il flotte submergé comme la nef qui sombre ;

Le jour le voit à peine et dit : Quelle est cette ombre ?

Et la nuit dit : Quel est ce mort ?

Sois la bienvenue, ombre ! ô ma sœur ! ô figure

Qui me fais signe alors que sur l’énigme obscure

Je me penche, sinistre et seul ;

Et qui viens, m’effrayant de ta lueur sublime,

Essuyer sur mon front la sueur de l’abîme

Avec un pan de ton linceul !

II

 

Oh ! que le gouffre est noir, et que l’œil est débile !

Nous avons devant nous le silence immobile.

Qui sommes-nous ? où sommes-nous ?

Faut-il jouir ? faut-il pleurer ? Ceux qu’on rencontre

Passent. Quelle est la loi ? La prière nous montre

L’écorchure de ses genoux.

D’où viens-tu ? – Je ne sais. – Où vas-tu ? – Je l’ignore.

L’homme ainsi parle à l’homme et l’onde au flot sonore.

Tout va, tout vient, tout ment, tout fuit.

Parfois nous devenons pâles, hommes et femmes,

Comme si nous sentions se fermer sur nos âmes

La main de la géante nuit.

Nous voyons fuir la flèche et l’ombre est sur la cible.

L’homme est lancé. Par qui ? vers qui ? Dans l’invisible.

L’arc ténébreux siffle dans l’air.

En voyant ceux qu’on aime en nos bras se dissoudre,

Nous demandons si c’est pour la mort, coup de foudre,

Qu’est faite, hélas ! la vie éclair !

Nous demandons, vivants douteux qu’un linceul couvre,

Si le profond tombeau qui devant nous s’entr’ouvre,

Abîme, espoir, asile, écueil,

N’est pas le firmament plein d’étoiles sans nombre,

Et si tous les clous d’or qu’on voit au ciel dans l’ombre

Ne sont pas les clous du cercueil ?

Nous sommes là ; nos dents tressaillent, nos vertèbres

Frémissent ; on dirait parfois que les ténèbres,

Ô terreur ! sont pleines de pas.

Qu’est-ce que l’ouragan, nuit ? – C’est quelqu’un qui passe.

Nous entendons souffler les chevaux de l’espace

Traînant le char qu’on ne voit pas.

L’ombre semble absorbée en une idée unique.

L’eau sanglote ; à l’esprit la forêt communique

Un tremblement contagieux ;

Et tout semble éclairé, dans la brume où tout penche,

Du reflet que ferait la grande pierre blanche

D’un sépulcre prodigieux.

III

 

La chose est pour la chose ici-bas un problème.

L’être pour l’être est sphinx. L’aube au jour paraît blême ;

L’éclair est noir pour le rayon.

Dans la création vague et crépusculaire,

Les objets effarés qu’un jour sinistre éclaire

Sont l’un pour l’autre vision.

La cendre ne sait pas ce que pense le marbre ;

L’écueil écoute en vain le flot ; la branche d’arbre

Ne sait pas ce que dit le vent.

Qui punit-on ici ? Passez sans vous connaître !

Est-ce toi le coupable, enfant qui viens de naître ?

Ô mort, est-ce toi le vivant ?

Nous avons dans l’esprit des sommets, nos idées,

Nos rêves, nos vertus, d’escarpements bordées,

Et nos espoirs construits si tôt ;

Nous tâchons d’appliquer à ces cimes étranges

L’âpre échelle de feu par où montent les anges ;

Job est en bas, Christ est en haut.

Nous aimons. À quoi bon ? Nous souffrons. Pourquoi faire ?

Je préfère mourir et m’en aller. Préfère.

Allez, choisissez vos chemins.

L’être effrayant se tait au fond du ciel nocturne,

Et regarde tomber de la bouche de l’urne

Le flot livide des humains.

Nous pensons. Après ? Rampe, esprit ! garde tes chaînes.

Quand vous vous promenez le soir parmi les chênes

Et les rochers aux vagues yeux,

Ne sentez-vous pas l’ombre où vos regards se plongent

Reculer ? Savez-vous seulement à quoi songent

Tous ces muets mystérieux ?

Nous jugeons. Nous dressons l’échafaud. L’homme tue

Et meurt. Le genre humain, foule d’erreur vêtue,

Condamne, extermine, détruit,

Puis s’en va. Le poteau du gibet, ô démence !

Ô deuil ! est le bâton de cet aveugle immense

Marchant dans cette immense nuit.

Crime ! enfer ! quel zénith effrayant que le nôtre,

Où les douze Césars toujours l’un après l’autre

Reviennent, noirs soleils errants !

L’homme, au-dessus de lui, du fond des maux sans borne,

Voit éternellement tourner dans son ciel morne

Ce zodiaque de tyrans.

IV

 

Depuis quatre mille ans que, courbé sous la haine,

Perçant sa tombe avec les débris de sa chaîne,

Fouillant le bas, creusant le haut,

Il cherche à s’évader à travers la nature,

L’esprit forçat n’a pas encor fait d’ouverture

À la voûte du ciel cachot.

Oui, le penseur en vain, dans ses essors funèbres,

Heurte son âme d’ombre au plafond de ténèbres ;

Il tombe, il meurt ; son temps est court ;

Et nous n’entendons rien, dans la nuit qu’il nous lègue,

Que ce que dit tout bas la création bègue

À l’oreille du tombeau sourd.

Nous sommes les passants, les foules et les races.

Nous sentons, frissonnants, des souffles sur nos faces.

Nous sommes le gouffre agité ;

Nous sommes ce que l’air chasse au vent de son aile ;

Nous sommes les flocons de la neige éternelle

Dans l’éternelle obscurité.

Pour qui luis-tu, Vénus ? Où roules-tu, Saturne ?

Ils vont : rien ne répond dans l’éther taciturne.

L’homme grelotte, seul et nu.

L’étendue aux flots noirs déborde, d’horreur pleine :

L’énigme a peur du mot ; l’infini semble à peine

Pouvoir contenir l’inconnu.

Toujours la nuit ! jamais l’azur ! jamais l’aurore !

Nous marchons. Nous n’avons point fait un pas encore !

Nous rêvons ce qu’Adam rêva ;

La création flotte et fuit, des vents battue ;

Nous distinguons dans l’ombre une immense statue

Et nous lui disons : Jéhovah !

Marine-Terrace, nuit du 30 mars 1854.

XVII. – Dolor

 

Création ! figure en deuil ! Isis austère !

Peut-être l’homme est-il son trouble et son mystère ?

Peut-être qu’elle nous craint tous,

Et qu’à l’heure où, ployés sous notre loi mortelle,

Hagards et stupéfaits, nous tremblons devant elle,

Elle frissonne devant nous !

Ne riez point. Souffrez gravement. Soyons dignes,

Corbeaux, hiboux, vautours, de redevenir cygnes !

Courbons-nous sous l’obscure loi.

Ne jetons pas le doute aux flots comme une sonde.

Marchons sans savoir où, parlons sans qu’on réponde,

Et pleurons sans savoir pourquoi.

Homme, n’exige pas qu’on rompe le silence ;

Dis-toi : Je suis puni. Baisse la tête et pense.

C’est assez de ce que tu vois.

Une parole peut sortir du puits farouche ;

Ne la demande pas. Si l’abîme est la bouche,

Ô Dieu, qu’est-ce donc que la voix ?

Ne nous irritons pas. Il n’est pas bon de faire,

Vers la clarté qui luit au centre de la sphère,

À travers les cieux transparents,

Voler l’affront, les cris, le rire et la satire,

Et que le chandelier à sept branches attire

Tous ces noirs phalènes errants.

Nais, grandis, rêve, souffre, aime, vis, vieillis, tombe.

L’explication sainte et calme est dans la tombe.

Ô vivants ! ne blasphémons point.

Qu’importe à l’Incréé, qui, soulevant ses voiles,

Nous offre le grand ciel, les mondes, les étoiles,

Qu’une ombre lui montre le poing ?

Nous figurons-nous donc qu’à l’heure où tout le prie,

Pendant qu’il crée et vit, pendant qu’il approprie

À chaque astre une humanité,

Nous pouvons de nos cris troubler sa plénitude,

Cracher notre néant jusqu’en sa solitude,

Et lui gâter l’éternité ?

Être ! quand dans l’éther tu dessinas les formes,

Partout où tu traças les orbites énormes

Des univers qui n’étaient pas,

Des soleils ont jailli, fleurs de flamme, et sans nombre,

Des trous qu’au firmament, en s’y posant dans l’ombre,

Fit la pointe de ton compas !

Qui sommes-nous ? La nuit, la mort, l’oubli, personne.

Il est.