Je veux toute la nuit dormir comme un vieux lâche ;

Voyons, ménage un peu ton pauvre compagnon.

Je suis las, je suis mort, laisse-moi dormir !

– Non !

Est-ce que je dors, moi ? dit l’idée implacable.

Penseur, subis ta loi ; forçat, tire ton câble.

Quoi ! cette bête a goût au vil foin du sommeil !

L’orient est pour moi toujours clair et vermeil.

Que m’importe le corps ! qu’il marche, souffre et meure !

Horrible esclave, allons, travaille ! c’est mon heure.

Et l’ange étreint Jacob, et l’âme tient le corps ;

Nul moyen de lutter ; et tout revient alors,

Le drame commencé dont l’ébauche frissonne,

Ruy Blas, Marion, Job, Sylva, son cor qui sonne,

Ou le roman pleurant avec des yeux humains,

Ou l’ode qui s’enfonce en deux profonds chemins,

Dans l’azur près d’Horace et dans l’ombre avec Dante ;

Il faut dans ces labeurs rentrer la tête ardente ;

Dans ces grands horizons subitement rouverts,

Il faut de strophe en strophe, il faut de vers en vers,

S’en aller devant soi, pensif, ivre de l’ombre ;

Il faut, rêveur nocturne en proie à l’esprit sombre,

Gravir le dur sentier de l’inspiration ;

Poursuivre la lointaine et blanche vision,

Traverser, effaré, les clairières désertes,

Le champ plein de tombeaux, les eaux, les herbes vertes,

Et franchir la forêt, le torrent, le hallier,

Noir cheval galopant sous le noir cavalier.

1843, nuit.

XXI. – Écrit sur la plinthe d’un bas-relief antique

– À Mademoiselle Louise B. –

La musique est dans tout. Un hymne sort du monde.

Rumeur de la galère aux flancs lavés par l’onde,

Bruits des villes, pitié de la sœur pour la sœur,

Passion des amants jeunes et beaux, douceur

Des vieux époux usés ensemble par la vie,

Fanfare de la plaine émaillée et ravie,

Mots échangés le soir sur les seuils fraternels,

Sombre tressaillement des chênes éternels,

Vous êtes l’harmonie et la musique même !

Vous êtes les soupirs qui font le chant suprême !

Pour notre âme, les jours, la vie et les saisons,

Les songes de nos cœurs, les plis des horizons,

L’aube et ses pleurs, le soir et ses grands incendies,

Flottent dans un réseau de vagues mélodies ;

Une voix dans les champs nous parle, une autre voix

Dit à l’homme autre chose et chante dans les bois.

Par moment, un troupeau bêle, une cloche tinte.

Quand par l’ombre, la nuit, la colline est atteinte,

De toutes parts on voit danser et resplendir,

Dans le ciel étoilé du zénith au nadir,

Dans la voix des oiseaux, dans le cri des cigales,

Le groupe éblouissant des notes inégales.

Toujours avec notre âme un doux bruit s’accoupla ;

La nature nous dit : Chante ! et c’est pour cela

Qu’un statuaire ancien sculpta sur cette pierre

Un pâtre sur sa flûte abaissant sa paupière.

Juin 1833.

XXII.

 

La clarté du dehors ne distrait pas mon âme.

La plaine chante et rit comme une jeune femme ;

Le nid palpite dans les houx ;

Partout la gaîté luit dans les bouches ouvertes ;

Mai, couché dans la mousse au fond des grottes vertes,

Fait aux amoureux les yeux doux.

Dans les champs de luzerne et dans les champs de fèves,

Les vagues papillons errent pareils aux rêves ;

Le blé vert sort des sillons bruns ;

Et les abeilles d’or courent à la pervenche,

Au thym, au liseron, qui tend son urne blanche

À ces buveuses de parfums.

La nue étale au ciel ses pourpres et ses cuivres ;

Les arbres, tout gonflés de printemps, semblent ivres ;

Les branches, dans leurs doux ébats,

Se jettent les oiseaux du bout de leurs raquettes ;

Le bourdon galonné fait aux roses coquettes

Des propositions tout bas.

Moi, je laisse voler les senteurs et les baumes,

Je laisse chuchoter les fleurs, ces doux fantômes,

Et l’aube dire : Vous vivrez !

Je regarde en moi-même, et, seul, oubliant l’heure,

L’œil plein des visions de l’ombre intérieure,

Je songe aux morts, ces délivrés !

Encore un peu de temps, encore, ô mer superbe,

Quelques reflux ; j’aurai ma tombe aussi dans l’herbe,

Blanche au milieu du frais gazon,

À l’ombre de quelque arbre où le lierre s’attache ;

On y lira : – Passant, cette pierre te cache

La ruine d’une prison.

Ingouville, mai 1843.

XXIII. – Le revenant

 

Mères en deuil, vos cris là-haut sont entendus.

Dieu, qui tient dans sa main tous les oiseaux perdus,

Parfois au même nid rend la même colombe.

Ô mères, le berceau communique à la tombe.

L’éternité contient plus d’un divin secret.

La mère dont je vais vous parler demeurait

À Blois ; je l’ai connue en un temps plus prospère ;

Et sa maison touchait à celle de mon père.

Elle avait tous les biens que Dieu donne ou permet.

On l’avait mariée à l’homme qu’elle aimait.

Elle eut un fils ; ce fut une ineffable joie.

Ce premier-né couchait dans un berceau de soie ;

Sa mère l’allaitait ; il faisait un doux bruit

À côté du chevet nuptial ; et, la nuit,

La mère ouvrait son âme aux chimères sans nombre,

Pauvre mère, et ses yeux resplendissaient dans l’ombre,

Quand, sans souffle, sans voix, renonçant au sommeil,

Penchée, elle écoutait dormir l’enfant vermeil.

Dès l’aube, elle chantait, ravie et toute fière.

Elle se renversait sur sa chaise en arrière,

Son fichu laissant voir son sein gonflé de lait,

Et souriait au faible enfant, et l’appelait

Ange, trésor, amour ; et mille folles choses.

Oh ! comme elle baisait ces beaux petits pieds roses !

Comme elle leur parlait ! l’enfant, charmant et nu,

Riait, et, par ses mains sous les bras soutenu,

Joyeux, de ses genoux montait jusqu’à sa bouche.

Tremblant comme le daim qu’une feuille effarouche,

Il grandit. Pour l’enfant, grandir, c’est chanceler.

Il se mit à marcher, il se mit à parler,

Il eut trois ans ; doux âge, où déjà la parole,

Comme le jeune oiseau, bat de l’aile et s’envole.

Et la mère disait : « Mon fils ! » et reprenait :

« Voyez comme il est grand ! il apprend ; il connaît

Ses lettres. C’est un diable ! Il veut que je l’habille

En homme ; il ne veut plus de ses robes de fille ;

C’est déjà très méchant, ces petits hommes-là !

C’est égal, il lit bien ; il ira loin ; il a

De l’esprit ; je lui fais épeler l’Évangile. » –

Et ses yeux adoraient cette tête fragile,

Et, femme heureuse, et mère au regard triomphant,

Elle sentait son cœur battre dans son enfant.

Un jour, – nous avons tous de ces dates funèbres ! –

Le croup, monstre hideux, épervier des ténèbres,

Sur la blanche maison brusquement s’abattit,

Horrible, et, se ruant sur le pauvre petit,

Le saisit à la gorge ; ô noire maladie !

De l’air par qui l’on vit sinistre perfidie !

Qui n’a vu se débattre, hélas ! ces doux enfants

Qu’étreint le croup féroce en ses doigts étouffants !

Ils luttent ; l’ombre emplit lentement leurs yeux d’ange,

Et de leur bouche froide il sort un râle étrange,

Et si mystérieux, qu’il semble qu’on entend,

Dans leur poitrine, où meurt le souffle haletant,

L’affreux coq du tombeau chanter son aube obscure.

Tel qu’un fruit qui du givre a senti la piqûre,

L’enfant mourut. La mort entra comme un voleur

Et le prit. – Une mère ; un père, la douleur,

Le noir cercueil, le front qui se heurte aux murailles,

Les lugubres sanglots qui sortent des entrailles,

Oh ! la parole expire où commence le cri ;

Silence aux mots humains !

La mère au cœur meurtri,

Pendant qu’à ses côtés pleurait le père sombre,

Resta trois mois sinistre, immobile dans l’ombre,

L’œil fixe, murmurant on ne sait quoi d’obscur,

Et regardant toujours le même angle du mur.

Elle ne mangeait pas ; sa vie était sa fièvre ;

Elle ne répondait à personne ; sa lèvre

Tremblait ; on l’entendait, avec un morne effroi,

Qui disait à voix basse à quelqu’un : – Rends-le-moi ! –

Et le médecin dit au père : – Il faut distraire

Ce cœur triste, et donner à l’enfant mort un frère. –

Le temps passa ; les jours, les semaines, les mois.

Elle se sentit mère une seconde fois.

Devant le berceau froid de son ange éphémère,

Se rappelant l’accent dont il disait : – Ma mère, –

Elle songeait, muette, assise sur son lit.

Le jour où, tout à coup, dans son flanc tressaillit

L’être inconnu promis à notre aube mortelle,

Elle pâlit. – Quel est cet étranger ? dit-elle.

Puis elle cria, sombre et tombant à genoux :

– Non, non, je ne veux pas ! non ! tu serais jaloux !

Ô mon doux endormi, toi que la terre glace,

Tu dirais : « On m’oublie ; un autre a pris ma place ;

« Ma mère l’aime, et rit ; elle le trouve beau,

« Elle l’embrasse, et, moi, je suis dans mon tombeau ! »

Non, non ! –

Ainsi pleurait cette douleur profonde.

Le jour vint ; elle mit un autre enfant au monde,

Et le père joyeux cria : – C’est un garçon.

Mais le père était seul joyeux dans la maison ;

La mère restait morne, et la pâle accouchée,

Sur l’ancien souvenir tout entière penchée,

Rêvait ; on lui porta l’enfant sur un coussin ;

Elle se laissa faire et lui donna le sein ;

Et tout à coup, pendant que, farouche, accablée,

Pensant au fils nouveau moins qu’à l’âme envolée,

Hélas ! et songeant moins aux langes qu’au linceul,

Elle disait : – Cet ange en son sépulcre est seul !

– Ô doux miracle ! ô mère au bonheur revenue ! –

Elle entendit, avec une voix bien connue,

Le nouveau-né parler dans l’ombre entre ses bras,

Et tout bas murmurer : – C’est moi. Ne le dis pas.

Août 1843.

XXIV. – Aux arbres

 

Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme !

Au gré des envieux la foule loue et blâme ;

Vous me connaissez, vous ! – vous m’avez vu souvent,

Seul dans vos profondeurs, regardant et rêvant.

Vous le savez, la pierre où court un scarabée,

Une humble goutte d’eau de fleur en fleur tombée,

Un nuage, un oiseau, m’occupent tout un jour.

La contemplation m’emplit le cœur d’amour.

Vous m’avez vu cent fois, dans la vallée obscure,

Avec ces mots que dit l’esprit à la nature,

Questionner tout bas vos rameaux palpitants,

Et du même regard poursuivre en même temps,

Pensif, le front baissé, l’œil dans l’herbe profonde,

L’étude d’un atome et l’étude du monde.

Attentif à vos bruits qui parlent tous un peu,

Arbres, vous m’avez vu fuir l’homme et chercher Dieu !

Feuilles qui tressaillez à la pointe des branches,

Nids dont le vent au loin sème les plumes blanches,

Clairières, vallons verts, déserts sombres et doux,

Vous savez que je suis calme et pur comme vous.

Comme au ciel vos parfums, mon culte à Dieu s’élance,

Et je suis plein d’oubli comme vous de silence !

La haine sur mon nom répand en vain son fiel ;

Toujours, – je vous atteste, ô bois aimés du ciel ! –

J’ai chassé loin de moi toute pensée amère,

Et mon cœur est encor tel que le fit ma mère !

Arbres de ces grands bois qui frissonnez toujours,

Je vous aime, et vous, lierre au seuil des antres sourds,

Ravins où l’on entend filtrer les sources vives,

Buissons que les oiseaux pillent, joyeux convives !

Quand je suis parmi vous, arbres de ces grands bois,

Dans tout ce qui m’entoure et me cache à la fois,

Dans votre solitude où je rentre en moi-même,

Je sens quelqu’un de grand qui m’écoute et qui m’aime !

Aussi, taillis sacrés où Dieu même apparaît,

Arbres religieux, chênes, mousses, forêt,

Forêt ! c’est dans votre ombre et dans votre mystère,

C’est sous votre branchage auguste et solitaire,

Que je veux abriter mon sépulcre ignoré,

Et que je veux dormir quand je m’endormirai.

Juin 1843.

XXV.

 

L’enfant, voyant l’aïeule à filer occupée,

Veut faire une quenouille à sa grande poupée.

L’aïeule s’assoupit un peu ; c’est le moment.

L’enfant vient par derrière et tire doucement

Un brin de la quenouille où le fuseau tournoie,

Puis s’enfuit triomphante, emportant avec joie

La belle laine d’or que le safran jaunit,

Autant qu’en pourrait prendre un oiseau pour son nid.

Cauteretz, août 1843.

XXVI. – Joies du soir

 

Le soleil, dans les monts où sa clarté s’étale,

Ajuste à son arc d’or sa flèche horizontale ;

Les hauts taillis sont pleins de biches et de faons ;

Là rit dans les rochers, veinés comme des marbres,

Une chaumière heureuse ; en haut, un bouquet d’arbres ;

Au-dessous, un bouquet d’enfants.

C’est l’instant de songer aux choses redoutables.

On entend les buveurs danser autour des tables ;

– Tandis que, gais, joyeux, heurtant les escabeaux,

Ils mêlent aux refrains leurs amours peu farouches,

Les lettres des chansons qui sortent de leurs bouches

Vont écrire autour d’eux leurs noms sur leurs tombeaux.

– Mourir ! demandons-nous, à toute heure, en nous-même :

– Comment passerons-nous le passage suprême ? –

Finir avec grandeur est un illustre effort.

Le moment est lugubre et l’âme est accablée ;

Quel pas que la sortie ! – Oh ! l’affreuse vallée

Que l’embuscade de la mort !

Quel frisson dans les os de l’agonisant blême !

Autour de lui tout marche et vit, tout rit, tout aime ;

La fleur luit, l’oiseau chante en son palais d’été,

Tandis que le mourant, en qui décroît la flamme,

Frémit sous ce grand ciel, précipice de l’âme,

Abîme effrayant d’ombre et de tranquillité !

Souvent, me rappelant le front étrange et pâle

De tous ceux que j’ai vus à cette heure fatale,

Êtres qui ne sont plus, frères, amis, parents,

Aux instants où l’esprit à rêver se hasarde,

Souvent je me suis dit : Qu’est-ce donc qu’il regarde

Cet œil effaré des mourants ?

Que voit-il ?… – Ô terreur ! de ténébreuses routes,

Un chaos composé de spectres et de doutes,

La terre vision, le ver réalité,

Un jour oblique et noir qui, troublant l’âme errante,

Mêle au dernier rayon de la vie expirante

Ta première lueur, sinistre éternité !

On croit sentir dans l’ombre une horrible piqûre.

Tout ce qu’on fit s’en va comme une fête obscure,

Et tout ce qui riait devient peine ou remord.

Quel moment, même, hélas ! pour l’âme la plus haute,

Quand le vrai tout à coup paraît, quand la vie ôte

Son masque, et dit : « Je suis la mort ! »

Ah ! si tu fais trembler même un cœur sans reproche,

Sépulcre ! le méchant avec horreur t’approche.

Ton seuil profond lui semble une rougeur de feu ;

Sur ton vide pour lui quand ta pierre se lève,

Il s’y penche ; il y voit, ainsi que dans un rêve,

La face vague et sombre et l’œil fixe de Dieu.

Biarritz, juillet 1843.

XXVII.

 

J’aime l’araignée et j’aime l’ortie,

Parce qu’on les hait ;

Et que rien n’exauce et que tout châtie

Leur morne souhait ;

Parce qu’elles sont maudites, chétives,

Noirs êtres rampants ;

Parce qu’elles sont les tristes captives

De leur guet-apens ;

Parce qu’elles sont prises dans leur œuvre ;

Ô sort ! fatals nœuds !

Parce que l’ortie est une couleuvre,

L’araignée un gueux ;

Parce qu’elles ont l’ombre des abîmes,

Parce qu’on les fuit,

Parce qu’elles sont toutes deux victimes

De la sombre nuit.

Passants, faites grâce à la plante obscure,

Au pauvre animal.

Plaignez la laideur, plaignez la piqûre,

Oh ! plaignez le mal !

Il n’est rien qui n’ait sa mélancolie ;

Tout veut un baiser.

Dans leur fauve horreur, pour peu qu’on oublie

De les écraser,

Pour peu qu’on leur jette un œil moins superbe,

Tout bas, loin du jour,

La vilaine bête et la mauvaise herbe

Murmurent : Amour !

Juillet 1842.

XXVIII. – Le poëte

 

Shakspeare songe ; loin du Versaille éclatant,

Des buis taillés, des ifs peignés, où l’on entend

Gémir la tragédie éplorée et prolixe,

Il contemple la foule avec son regard fixe,

Et toute la forêt frissonne devant lui.

Pâle, il marche, au dedans de lui-même ébloui ;

Il va, farouche, fauve, et, comme une crinière,

Secouant sur sa tête un haillon de lumière.

Son crâne transparent est plein d’âmes, de corps,

De rêves, dont on voit la lueur du dehors ;

Le monde tout entier passe à travers son crible ;

Il tient toute la vie en son poignet terrible ;

Il fait sortir de l’homme un sanglot surhumain.

Dans ce génie étrange où l’on perd son chemin,

Comme dans une mer, notre esprit parfois sombre,

Nous sentons, frémissants, dans son théâtre sombre,

Passer sur nous le vent de sa bouche soufflant,

Et ses doigts nous ouvrir et nous fouiller le flanc.

Jamais il ne recule ; il est géant ; il dompte

Richard-Trois, léopard, Caliban, mastodonte ;

L’idéal est le vin que verse ce Bacchus.

Les sujets monstrueux qu’il a pris et vaincus

Râlent autour de lui, splendides ou difformes ;

Il étreint Lear, Brutus, Hamlet, êtres énormes,

Capulet, Montaigu, César, et, tour à tour,

Les stryges dans le bois, le spectre sur la tour ;

Et, même après Eschyle, effarant Melpomène,

Sinistre, ayant aux mains des lambeaux d’âme humaine,

De la chair d’Othello, des restes de Macbeth,

Dans son œuvre, du drame effrayant alphabet,

Il se repose ; ainsi le noir lion des jongles

S’endort dans l’antre immense avec du sang aux ongles.

Paris, avril 1835.

XXIX. – La nature

 

La terre est de granit, les ruisseaux sont de marbre ;

C’est l’hiver ; nous avons bien froid. Veux-tu, bon arbre,

Être dans mon foyer la bûche de Noël ?

– Bois, je viens de la terre, et, feu, je monte au ciel.

Frappe, bon bûcheron. Père, aïeul, homme, femme,

Chauffez au feu vos mains, chauffez à Dieu votre âme.

Aimez, vivez. – Veux-tu, bon arbre, être timon

De charrue ? – Oui, je veux creuser le noir limon,

Et tirer l’épi d’or de la terre profonde.

Quand le soc a passé, la plaine devient blonde,

La paix aux doux yeux sort du sillon entr’ouvert.

Et l’aube en pleurs sourit. – Veux-tu, bel arbre vert.

Arbre du hallier sombre où le chevreuil s’échappe,

De la maison de l’homme être le pilier ? – Frappe.

Je puis porter les toits, ayant porté les nids.

Ta demeure est sacrée, homme, et je la bénis ;

Là, dans l’ombre et l’amour, pensif, tu te recueilles ;

Et le bruit des enfants ressemble au bruit des feuilles.

– Veux-tu, dis-moi, bon arbre, être mât de vaisseau ?

– Frappe, bon charpentier. Je veux bien être oiseau.

Le navire est pour moi, dans l’immense mystère,

Ce qu’est pour vous la tombe ; il m’arrache à la terre,

Et, frissonnant, m’emporte à travers l’infini.

J’irai voir ces grands cieux d’où l’hiver est banni,

Et dont plus d’un essaim me parle à son passage.

Pas plus que le tombeau n’épouvante le sage,

Le profond Océan, d’obscurité vêtu,

Ne m’épouvante point : oui, frappe. – Arbre, veux-tu

Être gibet ? – Silence, homme ! va-t’en, cognée !

J’appartiens à la vie, à la vie indignée !

Va-t’en, bourreau ! va-t’en, juge ! fuyez, démons !

Je suis l’arbre des bois, je suis l’arbre des monts ;

Je porte les fruits mûrs, j’abrite les pervenches ;

Laissez-moi ma racine et laissez-moi mes branches !

Arrière ! hommes, tuez ! ouvriers du trépas,

Soyez sanglants, mauvais, durs ; mais ne venez pas,

Ne venez pas, traînant des cordes et des chaînes,

Vous chercher un complice au milieu des grands chênes !

Ne faites pas servir à vos crimes, vivants,

L’arbre mystérieux à qui parlent les vents !

Vos lois portent la nuit sur leurs ailes funèbres.

Je suis fils du soleil, soyez fils des ténèbres.

Allez-vous-en ! laissez l’arbre dans ses déserts.

À vos plaisirs, aux jeux, aux festins, aux concerts,

Accouplez l’échafaud et le supplice : faites.

Soit. Vivez et tuez. Tuez, entre deux fêtes,

Le malheureux, chargé de fautes et de maux ;

Moi, je ne mêle pas de spectre à mes rameaux !

Janvier 1843.

XXX. – Magnitudo parvi

 

I

 

Le jour mourait ; j’étais près des mers, sur la grève.

Je tenais par la main ma fille, enfant qui rêve,

Jeune esprit qui se tait !

La terre, s’inclinant comme un vaisseau qui sombre,

En tournant dans l’espace allait plongeant dans l’ombre ;

La pâle nuit montait.

La pâle nuit levait son front dans les nuées ;

Les choses s’effaçaient, blêmes, diminuées,

Sans forme et sans couleur ;

Quand il monte de l’ombre, il tombe de la cendre ;

On sentait à la fois la tristesse descendre

Et monter la douleur.

Ceux dont les yeux pensifs contemplent la nature

Voyaient l’urne d’en haut, vague rondeur obscure,

Se pencher dans les cieux,

Et verser sur les monts, sur les campagnes blondes,

Et sur les flots confus pleins de rumeurs profondes,

Le soir silencieux !

Les nuages rampaient le long des promontoires ;

Mon âme, où se mêlaient ces ombres et ces gloires,

Sentait confusément

De tout cet océan, de toute cette terre,

Sortir sous l’œil de Dieu je ne sais quoi d’austère,

D’auguste et de charmant !

J’avais à mes côtés ma fille bien-aimée.

La nuit se répandait ainsi qu’une fumée.

Rêveur, ô Jéhovah,

Je regardais en moi, les paupières baissées,

Cette ombre qui se fait aussi dans nos pensées

Quand ton soleil s’en va !

Soudain l’enfant bénie, ange au regard de femme,

Dont je tenais la main et qui tenait mon âme,

Me parla, douce voix !

Et, me montrant l’eau sombre et la rive âpre et brune,

Et deux points lumineux qui tremblaient sur la dune :

– Père, dit-elle, vois,

Vois donc, là-bas, où l’ombre aux flancs des coteaux rampe,

Ces feux jumeaux briller comme une double lampe

Qui remuerait au vent !

Quels sont ces deux foyers qu’au loin la brume voile ?

– L’un est un feu de pâtre et l’autre est une étoile ;

Deux mondes, mon enfant !

II

 

*

Deux mondes ! – l’un est dans l’espace,

Dans les ténèbres de l’azur,

Dans l’étendue où tout s’efface,

Radieux gouffre ! abîme obscur !

Enfant, comme deux hirondelles,

Oh ! si tous deux, âmes fidèles,

Nous pouvions fuir à tire-d’ailes,

Et plonger dans cette épaisseur

D’où la création découle,

Où flotte, vit, meurt, brille et roule

L’astre imperceptible à la foule,

Incommensurable au penseur ;

Si nous pouvions franchir ces solitudes mornes,

Si nous pouvions passer les bleus septentrions,

Si nous pouvions atteindre au fond des cieux sans bornes

Jusqu’à ce qu’à la fin, éperdus, nous voyions,

Comme un navire en mer croît, monte, et semble éclore,

Cette petite étoile, atome de phosphore,

Devenir par degrés un monstre de rayons ;

S’il nous était donné de faire

Ce voyage démesuré,

Et de voler, de sphère en sphère,

À ce grand soleil ignoré ;

Si, par un archange qui l’aime,

L’homme aveugle, frémissant, blême,

Dans les profondeurs du problème,

Vivant, pouvait être introduit ;

Si nous pouvions fuir notre centre,

Et, forçant l’ombre où Dieu seul entre,

Aller voir de près dans leur antre

Ces énormités de la nuit ;

Ce qui t’apparaîtrait te ferait trembler, ange !

Rien, pas de vision, pas de songe insensé,

Qui ne fût dépassé par ce spectacle étrange,

Monde informe, et d’un tel mystère composé,

Que son rayon fondrait nos chairs, cire vivante,

Et qu’il ne resterait de nous dans l’épouvante

Qu’un regard ébloui sous un front hérissé !

*

Ô contemplation splendide !

Oh ! de pôles, d’axes, de feux,

De la matière et du fluide,

Balancement prodigieux !

D’aimant qui lutte, d’air qui vibre,

De force esclave et d’éther libre,

Vaste et magnifique équilibre !

Monde rêve ! idéal réel !

Lueurs ! tonnerres ! jets de soufre !

Mystère qui chante et qui souffre !

Formule nouvelle du gouffre !

Mot nouveau du noir livre ciel !

Tu verrais ! – un soleil ; autour de lui des mondes,

Centres eux-mêmes, ayant des lunes autour d’eux ;

Là, des fourmillements de sphères vagabondes ;

Là, des globes jumeaux qui tournent deux à deux ;

Au milieu, cette étoile, effrayante, agrandie ;

D’un coin de l’infini formidable incendie,

Rayonnement sublime ou flamboiement hideux !

Regardons, puisque nous y sommes !

Figure-toi ! figure-toi !

Plus rien des choses que tu nommes !

Un autre monde ! une autre loi !

La terre a fui dans l’étendue ;

Derrière nous elle est perdue !

Jour nouveau ! nuit inattendue !

D’autres groupes d’astres au ciel !

Une nature qu’on ignore,

Qui, s’ils voyaient sa fauve aurore,

Ferait accourir Pythagore

Et reculer Ézéchiel !

Ce qu’on prend pour un mont est une hydre ; ces arbres

Sont des bêtes ; ces rocs hurlent avec fureur ;

Le feu chante ; le sang coule aux veines des marbres.

Ce monde est-il le vrai ? le nôtre est-il l’erreur ?

Ô possibles qui sont pour nous les impossibles !

Réverbérations des chimères visibles !

Le baiser de la vie ici nous fait horreur.

Et, si nous pouvions voir les hommes,

Les ébauches, les embryons,

Qui sont là ce qu’ailleurs nous sommes,

Comme, eux et nous, nous frémirions !

Rencontre inexprimable et sombre !

Nous nous regarderions dans l’ombre

De monstre à monstre, fils du nombre

Et du temps qui s’évanouit ;

Et, si nos langages funèbres

Pouvaient échanger leurs algèbres,

Nous dirions : « Qu’êtes-vous, ténèbres ? »

Ils diraient : « D’où venez-vous, nuit ? »

*

Sont-ils aussi des cœurs, des cerveaux, des entrailles ?

Cherchent-ils comme nous le mot jamais trouvé ?

Ont-ils des Spinosa qui frappent aux murailles,

Des Lucrèce niant tout ce qu’on a rêvé,

Qui, du noir infini feuilletant les registres,

Ont écrit : Rien, au bas de ses pages sinistres ;

Et, penchés sur l’abîme, ont dit : « L’œil est crevé ! »

Tous ces êtres, comme nous-même,

S’en vont en pâles tourbillons ;

La création mêle et sème

Leur cendre à de nouveaux sillons ;

Un vient, un autre le remplace,

Et passe sans laisser de trace ;

Le souffle les crée et les chasse ;

Le gouffre en proie aux quatre vents,

Comme la mer aux vastes lames,

Mêle éternellement ses flammes

À ce sombre écroulement d’âmes,

De fantômes et de vivants !

L’abîme semble fou sous l’ouragan de l’être.

Quelle tempête autour de l’astre radieux !

Tout ne doit que surgir, flotter et disparaître,

Jusqu’à ce que la nuit ferme à son tour ses yeux ;

Car, un jour, il faudra que l’étoile aussi tombe ;

L’étoile voit neiger les âmes dans la tombe,

L’âme verra neiger les astres dans les cieux !

*

Par instants, dans le vague espace,

Regarde, enfant ! tu vas la voir !

Une brusque planète passe ;

C’est d’abord au loin un point noir ;

Plus prompte que la trombe folle,

Elle vient, court, approche, vole ;

À peine a lui son auréole,

Que déjà, remplissant le ciel,

Sa rondeur farouche commence

À cacher le gouffre en démence,

Et semble ton couvercle immense,

Ô puits du vertige éternel !

C’est elle ! éclair ! voilà sa livide surface

Avec tous les frissons de ses océans verts !

Elle apparaît, s’en va, décroît, pâlit, s’efface,

Et rentre, atome obscur, aux cieux d’ombre couverts,

Et tout s’évanouit, vaste aspect, bruit sublime… –

Quel est ce projectile inouï de l’abîme ?

Ô boulets monstrueux qui sont des univers !

Dans un éloignement nocturne,

Roule avec un râle effrayant

Quelque épouvantable Saturne

Tournant son anneau flamboyant ;

La braise en pleut comme d’un crible ;

Jean de Patmos, l’esprit terrible,

Vit en songe cet astre horrible

Et tomba presque évanoui ;

Car, rêvant sa noire épopée,

Il crut, d’éclairs enveloppée,

Voir fuir une roue, échappée

Au sombre char d’Adonaï !

Et, par instants encor, – tout va-t-il se dissoudre ? –

Parmi ces mondes, fauve, accourant à grand bruit,

Une comète aux crins de flamme, aux yeux de foudre,

Surgit, et les regarde, et, blême, approche et luit ;

Puis s’évade en hurlant, pâle et surnaturelle,

Traînant sa chevelure éparse derrière elle,

Comme une Canidie affreuse qui s’enfuit.

Quelques-uns de ces globes meurent ;

Dans le semoun et le mistral

Leurs mers sanglotent, leurs flots pleurent ;

Leur flanc crache un brasier central.

Sphères par la neige engourdies,

Ils ont d’étranges maladies,

Pestes, déluges, incendies,

Tremblements profonds et fréquents ;

Leur propre abîme les consume ;

Leur haleine flamboie et fume ;

On entend de loin dans leur brume

La toux lugubre des volcans.

*

Ils sont ! ils vont ! ceux-ci brillants, ceux-là difformes,

Tous portant des vivants et des créations !

Ils jettent dans l’azur des cônes d’ombre énormes,

Ténèbres qui des cieux traversent les rayons,

Où le regard, ainsi que des flambeaux farouches

L’un après l’autre éteints par d’invisibles bouches,

Voit plonger tour à tour les constellations !

Quel Zorobabel formidable,

Quel Dédale vertigineux,

Cieux ! a bâti dans l’insondable

Tout ce noir chaos lumineux ?

Soleils, astres aux larges queues,

Gouffres ! ô millions de lieues !

Sombres architectures bleues !

Quel bras a fait, créé, produit

Ces tours d’or que nuls yeux ne comptent,

Ces firmaments qui se confrontent,

Ces Babels d’étoiles qui montent

Dans ces Babylones de nuit ?

Qui, dans l’ombre vivante et l’aube sépulcrale,

Qui, dans l’horreur fatale et dans l’amour profond,

A tordu ta splendide et sinistre spirale,

Ciel, où les univers se font et se défont ?

Un double précipice à la fois les réclame.

« Immensité ! » dit l’être. « Éternité ! » dit l’âme.

À jamais ! le sans fin roule dans le sans fond.

*

L’Inconnu, celui dont maint sage

Dans la brume obscure a douté,

L’immobile et muet visage,

Le voile de l’éternité,

A, pour montrer son ombre au crime,

Sa flamme au juste magnanime,

Jeté pêle-mêle à l’abîme

Tous ses masques, noirs ou vermeils ;

Dans les éthers inaccessibles,

Ils flottent, cachés ou visibles ;

Et ce sont ces masques terribles

Que nous appelons les soleils !

Et les peuples ont vu passer dans les ténèbres

Ces spectres de la nuit que nul ne pénétra ;

Et flamines, santons, brahmanes, mages, guèbres,

Ont crié : Jupiter ! Allah ! Vishnou ! Mithra !

Un jour, dans les lieux bas, sur les hauteurs suprêmes,

Tous ces masques hagards s’effaceront d’eux-mêmes ;

Alors, la face immense et calme apparaîtra !

III

 

*

Enfant ! l’autre de ces deux mondes,

C’est le cœur d’un homme ! – parfois,

Comme une perle au fond des ondes,

Dieu cache une âme au fond des bois.

Dieu cache un homme sous les chênes ;

Et le sacre en d’austères lieux

Avec le silence des plaines,

L’ombre des monts, l’azur des cieux !

Ô ma fille ! avec son mystère

Le soir envahit pas à pas

L’esprit d’un prêtre involontaire,

Près de ce feu qui luit là-bas !

Cet homme, dans quelque ruine,

Avec la ronce et le lézard,

Vit sous la brume et la bruine,

Fruit tombé de l’arbre hasard !

Il est devenu presque fauve ;

Son bâton est son seul appui.

En le voyant, l’homme se sauve ;

La bête seule vient à lui.

Il est l’être crépusculaire.

On a peur de l’apercevoir ;

Pâtre tant que le jour l’éclaire,

Fantôme dès que vient le soir.

La faneuse dans la clairière

Le voit quand il fait, par moment,

Comme une ombre hors de sa bière,

Un pas hors de l’isolement.

Son vêtement dans ces décombres,

C’est un sac de cendre et de deuil,

Linceul troué par les clous sombres

De la misère, ce cercueil.

Le pommier lui jette ses pommes ;

Il vit dans l’ombre enseveli ;

C’est un pauvre homme loin des hommes,

C’est un habitant de l’oubli ;

C’est un indigent sous la bure,

Un vieux front de la pauvreté,

Un haillon dans une masure,

Un esprit dans l’immensité !

*

Dans la nature transparente,

C’est l’œil des regards ingénus,

Un penseur à l’âme ignorante,

Un grave marcheur aux pieds nus !

Oui, c’est un cœur, une prunelle,

C’est un souffrant, c’est un songeur,

Sur qui la lueur éternelle

Fait trembler sa vague rougeur.

Il est là, l’âme aux cieux ravie,

Et, près d’un branchage enflammé,

Pense, lui-même par la vie

Tison à demi consumé.

Il est calme en cette ombre épaisse ;

Il aura bien toujours un peu

D’herbe pour que son bétail paisse,

De bois pour attiser son feu.

Nos luttes, nos chocs, nos désastres,

Il les ignore ; il ne veut rien

Que, la nuit, le regard des astres,

Le jour, le regard de son chien.

Son troupeau gît sur l’herbe unie ;

Il est là, lui, pasteur, ami,

Seul éveillé, comme un génie

À côté d’un peuple endormi.

Ses brebis, d’un rien remuées,

Ouvrant l’œil près du feu qui luit,

Aperçoivent sous les nuées

Sa forme droite dans la nuit ;

Et, bouc qui bêle, agneau qui danse,

Dorment dans les bois hasardeux

Sous ce grand spectre Providence

Qu’ils sentent debout auprès d’eux.

*

Le pâtre songe, solitaire,

Pauvre et nu, mangeant son pain bis ;

Il ne connaît rien de la terre

Que ce que broute la brebis.

Pourtant, il sait que l’homme souffre ;

Mais il sonde l’éther profond.

Toute solitude est un gouffre,

Toute solitude est un mont.

Dès qu’il est debout sur ce faîte,

Le ciel reprend cet étranger ;

La Judée avait le prophète,

La Chaldée avait le berger.

Ils tâtaient le ciel l’un et l’autre ;

Et, plus tard, sous le feu divin,

Du prophète naquit l’apôtre,

Du pâtre naquit le devin.

La foule raillait leur démence ;

Et l’homme dut, aux jours passés,

À ces ignorants la science,

La sagesse à ces insensés.

La nuit voyait, témoin austère,

Se rencontrer sur les hauteurs,

Face à face dans le mystère,

Les prophètes et les pasteurs.

– Où marchez-vous, tremblants prophètes ?

– Où courez-vous, pâtres troublés ?

Ainsi parlaient ces sombres têtes,

Et l’ombre leur criait : Allez !

Aujourd’hui, l’on ne sait plus même

Qui monta le plus de degrés

Des Zoroastres au front blême

Ou des Abrahams effarés.

Et, quand nos yeux, qui les admirent,

Veulent mesurer leur chemin,

Et savoir quels sont ceux qui mirent

Le plus de jour dans l’œil humain,

Du noir passé perçant les voiles,

Notre esprit flotte sans repos

Entre tous ces compteurs d’étoiles

Et tous ces compteurs de troupeaux.

*

Dans nos temps, où l’aube enfin dore

Les bords du terrestre ravin,

Le rêve humain s’approche encore

Plus près de l’idéal divin.

L’homme que la brume enveloppe,

Dans le ciel que Jésus ouvrit,

Comme à travers un télescope

Regarde à travers son esprit.

L’âme humaine, après le Calvaire,

A plus d’ampleur et de rayon ;

Le grossissement de ce verre

Grandit encor la vision.

La solitude vénérable

Mène aujourd’hui l’homme sacré

Plus avant dans l’impénétrable,

Plus loin dans le démesuré.

Oui, si dans l’homme, que le nombre

Et le temps trompent tour à tour,

La foule dégorge de l’ombre,

La solitude fait le jour.

Le désert au ciel nous convie.

Ô seuil de l’azur ! l’homme seul,

Vivant qui voit hors de la vie,

Lève d’avance son linceul.

Il parle aux voix que Dieu fit taire,

Mêlant sur son front pastoral

Aux lueurs troubles de la terre

Le serein rayon sépulcral.

Dans le désert, l’esprit qui pense

Subit par degrés sous les cieux

La dilatation immense

De l’infini mystérieux.

Il plonge au fond. Calme, il savoure

Le réel, le vrai, l’élément.

Toute la grandeur qui l’entoure

Le pénètre confusément.

Sans qu’il s’en doute, il va, se dompte,

Marche, et, grandissant en raison,

Croît comme l’herbe aux champs, et monte

Comme l’aurore à l’horizon.

Il voit, il adore, il s’effare ;

Il entend le clairon du ciel,

Et l’universelle fanfare

Dans le silence universel.

Avec ses fleurs au pur calice,

Avec sa mer pleine de deuil,

Qui donne un baiser de complice

À l’âpre bouche de l’écueil,

Avec sa plaine, vaste bible,

Son mont noir, son brouillard fuyant,

Regards du visage invisible,

Syllabes du mot flamboyant ;

Avec sa paix, avec son trouble,

Son bois voilé, son rocher nu,

Avec son écho qui redouble

Toutes les voix de l’inconnu,

La solitude éclaire, enflamme,

Attire l’homme aux grands aimants,

Et lentement compose une âme

De tous les éblouissements !

L’homme en son sein palpite et vibre,

Ouvrant son aile, ouvrant ses yeux,

Étrange oiseau d’autant plus libre

Que le mystère le tient mieux.

Il sent croître en lui, d’heure en heure,

L’humble foi, l’amour recueilli,

Et la mémoire antérieure

Qui le remplit d’un vaste oubli.

Il a des soifs inassouvies ;

Dans son passé vertigineux,

Il sent revivre d’autres vies ;

De son âme il compte les nœuds.

Il cherche au fond des sombres dômes

Sous quelles formes il a lui ;

Il entend ses propres fantômes

Qui lui parlent derrière lui.

Il sent que l’humaine aventure

N’est rien qu’une apparition ;

Il se dit : – Chaque créature

Est toute la création.

Il se dit : – Mourir, c’est connaître ;

Nous cherchons l’issue à tâtons.

J’étais, je suis, et je dois être.

L’ombre est une échelle. Montons. –

Il se dit : – Le vrai, c’est le centre.

Le reste est apparence ou bruit.

Cherchons le lion, et non l’antre ;

Allons où l’œil fixe reluit. –

Il sent plus que l’homme en lui naître ;

Il sent, jusque dans ses sommeils,

Lueur à lueur, dans son être,

L’infiltration des soleils.

Ils cessent d’être son problème ;

Un astre est un voile.