Oui, oui, monsieur, j’ai fini par comprendre les domestiques. Ils ont grand’peur, et moi qui suis un vieux soldat, je serais content de leur prouver que je ne suis pas si sot qu’eux.

Je refusai et le laissai arranger ma couverture, pendant que je descendais à la bibliothèque, après lui avoir dit de ne pas m’attendre.

Je parcourus cette immense salle avant de me mettre au travail, et je m’y enfermai avec soin, dans la crainte d’y être troublé par quelque valet curieux ou moqueur. Puis j’allumai un chandelier d’argent à plusieurs branches et commençai à dépouiller le fantastique dossier relatif aux dames vertes.

Les apparitions fréquentes, observées et rapportées avec détail, des trois demoiselles d’Ionis, coïncidaient de tout point avec ce que j’avais vu et avec ce que l’abbé m’avait raconté. Mais ni lui ni moi n’avions poussé la foi ou le courage jusqu’à interroger les fantômes. D’autres l’avaient fait, disaient les chroniqueurs, et il leur avait été donné de voir les trois vierges, non plus sous l’apparence de nuages verdâtres, mais dans tout l’éclat de leur jeunesse et de leur beauté ; non pas toutes à la fois, mais une en particulier, pendant que les deux autres se tenaient à l’écart. Alors cette funèbre beauté répondait à toutes les questions sérieuses et décentes que l’on voulait lui adresser. Elle dévoilait les secrets du passé, du présent et de l’avenir. Elle donnait de judicieux conseils. Elle enseignait les trésors cachés à ceux qui étaient capables d’en bien user en vue du salut. Elle disait les malheurs à éviter, les fautes à réparer ; elle parlait au nom du ciel et des anges ; enfin, c’était une puissance bienfaisante pour ceux qui la consultaient avec de bons et pieux desseins. Elle n’était grondeuse et menaçante qu’avec les railleurs, les libertins et les impies. Le manuscrit disait : « D’une intention méchante et fallacieuse, on leur a vu faire de grandes punitions, et ceux qui ne s’y porteront que par malice et vaine curiosité peuvent s’attendre à des choses épouvantables, qu’ils seront bien marris d’avoir cherchées. »

Sans s’expliquer sur ces choses épouvantables, le manuscrit donnait la formule de l’évocation et tous les rites à observer, avec un si grand sérieux et une si naïve bonne foi, que je m’y laissai aller. L’apparition prenait dans mon imagination des couleurs merveilleuses qui me séduisaient et me faisaient réellement désirer, plutôt que craindre, d’être gagné par la persuasion. Je ne me sentais nullement attristé et glacé par l’idée de voir marcher et d’entendre parler des morts. Tout au contraire, je m’exaltais dans des rêves élyséens, et je voyais une Béatrix se lever dans les rayons de mon empyrée.

– Et pourquoi n’aurais-je pas ces rêves, m’écriai-je intérieurement, puisque j’ai eu le prologue de la vision ? Ma sotte terreur m’a rendu indigne et incapable d’être initié plus avant aux révélations swedenborgistes, auxquelles croient d’excellents esprits, et dont j’ai eu le tort de me moquer. Je dépouillerai le vieil homme avec plaisir, car ceci est plus riant et plus sain pour l’âme d’un poète que la froide négation de notre siècle. Si je passe pour fou, si je le deviens, qu’importe ! J’aurai vécu dans une sphère idéale, et je serai peut-être plus heureux que tous les sages de la terre.

Je me parlais ainsi à moi-même, la tête dans mes mains. Il était environ deux heures du matin, et le plus profond silence régnait dans le château et dans la campagne, lorsqu’une musique douce et charmante, qui semblait partir de la rotonde, m’arracha à ma rêverie. Je levai la tête et reculai le flambeau placé devant moi, pour voir de qui me venait cette gracieuseté musicale. Mais les quatre bougies qui éclairaient pleinement ma table de travail ne suffisaient pas à me faire distinguer même le fond de la salle, à plus forte raison, la rotonde placée au delà.

Je me dirigeai aussitôt vers cette rotonde, et, n’étant plus offusqué d’une autre lumière, je distinguai les parties supérieures du beau groupe de la fontaine, éclairées en plein par la lune, qui donnait dans une des fenêtres en voussure de la coupole. Le reste de la salle circulaire était dans l’ombre. Pour m’assurer que j’étais seul, comme il me semblait l’être, j’ouvris le volet de la grande porte vitrée qui donnait sur le parterre, et je vis qu’en effet il n’y avait personne. La musique avait semblé diminuer et se perdre à mesure que j’approchais, et je ne l’entendais presque plus. Je passai dans l’autre galerie, que je trouvai également déserte, mais où les sons qui m’avaient charmé se firent de nouveau entendre très distincts, comme s’ils partaient, cette fois, de derrière moi.

Je m’arrêtai sans me retourner, pour les écouter. Ils étaient doux et plaintifs et ne formaient aucune combinaison mélodique que je fusse en état de comprendre. C’était plutôt une suite d’accords vagues très mystérieux, formés comme au hasard, et par des instruments qu’il m’eût été impossible de nommer, car leur timbre ne ressemblait à rien qui me fût connu. L’ensemble en était agréable, quoique très mélancolique.

Je revins sur mes pas et m’assurai que ces voix, si on pouvait les appeler ainsi, partaient bien réellement de la conque des tritons et des sirènes de la fontaine, augmentant et diminuant d’intensité selon que l’eau, qui était devenue irrégulière et intermittente, se pressait ou se ralentissait dans les vasques.

Je ne vis rien là de fantastique, car je me rappelai avoir entendu parler de ces girandes italiennes qui produisaient, au moyen de l’air comprimé par l’eau, des orgues hydrauliques plus ou moins réussies. Celles-ci étaient fort douces et très justes, peut-être parce qu’elles ne jouaient aucun air et ne faisaient que soupirer des accords harmoniques, comme font les harpes éoliennes.

Je me souvins aussi que madame d’Ionis m’avait parlé de cette musique en me disant qu’elle était dérangée, et que parfois elle se mettait à aller toute seule pendant quelques instants.

Cette explication ne m’empêcha pas de poursuivre le cours de mes songeries poétiques. J’étais reconnaissant envers la capricieuse fontaine qui voulait bien chanter pour moi seul, par une si belle nuit et au milieu d’un si religieux silence.

Vue ainsi au clair de la lune, elle était d’un effet prestigieux. Elle semblait verser, dans les frais roseaux placés sur ses bords, une pluie de diamants verts.