Les d’Aillane, n’étant parents des d’Ionis que par alliance, s’étaient dispensés d’une formalité qui, de leur part, n’eût pu sembler qu’un acte d’hypocrisie.
Le souper ne fut pas bruyant. On devait s’abstenir de gaieté et d’expansion devant les domestiques, et madame d’Ionis sentait si bien les convenances de sa situation, qu’elle se contenait sans effort et maintenait ses hôtes au même diapason. Le plus difficile à rendre grave était l’abbé de Lamyre. Il ne pouvait se défendre de l’habitude de chantonner deux ou trois vers de couplet, en manière de résumé philosophique, à travers la conversation.
Malgré cette sorte de contrainte, la joie et l’amour étaient dans l’air de cette maison, où personne ne pouvait raisonnablement regretter M. d’Ionis, et où l’étroitesse d’idées et la banalité de cœur de la douairière avaient laissé fort peu de vide. On y respirait un parfum d’espoir et de délicate tendresse qui me pénétrait, et dont je m’étonnais de ne pas me sentir attristé, moi qui m’étais fiancé à l’éternelle solitude.
Il est vrai que, depuis ma liaison avec Bernard, je marchais à grands pas vers la guérison. Son caractère plein d’initiative m’avait arraché bon gré, mal gré, à mes habitudes de tristesse. En m’arrachant aussi mon secret, il m’avait soustrait à la funeste tendance qui me portait vers le détachement de toutes choses.
– Un secret sans confident est une maladie mortelle, m’avait-il dit.
Et il m’avait écouté divaguer sans paraître s’apercevoir de ma folie : tantôt il avait semblé la partager, tantôt il m’avait adroitement présenté des doutes qui m’avaient gagné. J’en étais arrivé, la plupart du temps, à croire que, sauf l’inexplicable fait de la bague, mon imagination avait tout créé dans mes aventures fantastiques.
Je trouvai chez M. d’Aillane toute la supériorité de cœur et d’esprit que ses enfants m’avaient annoncée. Il me témoignait une sympathie à laquelle je répondais de toute mon âme.
On se sépara le plus tard possible. Pour moi, quand minuit sonna et que madame d’Ionis donna le signal du bonsoir général, j’eus un sentiment de douleur, comme si je retombais d’un songe délicieux dans une morne réalité. J’avais si longtemps renversé en moi la notion de la vie, prenant celle-ci pour le rêve et le rêve pour la veille, que cet effroi de me retrouver seul était, à mes propres yeux, une sorte de prodige subit, qui ébranlait tout mon être.
Je n’aurais certes pas voulu encore admettre l’idée que je pouvais aimer ; mais il est certain que, sans me croire amoureux de mademoiselle d’Aillane, je sentais pour elle une amitié extraordinaire. Je n’avais cessé de la regarder à la dérobée dans les moments où elle ne m’adressait pas la parole, et plus je m’initiais à sa beauté un peu étrange de lignes, plus je me persuadais retrouver l’effet produit sur moi par le fantôme adoré ; seulement, c’était une fascination plus douce et qui me remplissait moralement d’un bien-être inouï. Cette physionomie limpide inspirait une confiance absolue et quelque chose d’ardemment tranquille comme la foi.
Bernard, qui pas plus que moi n’avait envie de dormir, babilla avec moi jusqu’à deux heures du matin. Nous étions logés dans la même chambre, non plus la chambre aux dames, ni même celle où j’avais été malade, mais un joli appartement décoré, dans le goût de Boucher, des images les plus roses et les plus souriantes. Il n’avait pas plus été question de dames vertes que si l’on n’en eût jamais entendu parler.
Bernard, tout en m’entretenant de sa chère Caroline, me questionna sur l’opinion que j’avais conçue de sa chère Félicie. Je ne savais d’abord comment lui répondre. Je craignais de dire trop ou trop peu. Je m’en tirai en lui demandant à mon tour pourquoi il m’avait si peu parlé d’elle.
– Est-il possible, lui dis-je, que vous ne l’aimiez pas autant qu’elle vous aime ?
– Je serais, répondit-il, un étrange animal si je n’adorais pas ma sœur. Mais vous étiez si préoccupé de certaines idées, que vous ne m’auriez pas seulement écouté si je vous eusse fait son éloge. Et puis, dans la situation où nous étions et où nous sommes malheureusement encore, ma sœur et moi, il ne convenait guère que j’eusse l’air de vous la proposer.
– Et comment eussiez-vous pu avoir l’air de me faire un pareil honneur ?
– Ah ! c’est qu’il y a une circonstance singulière dont j’ai été bien des fois sur le point de vous parler, et que vous avez certainement déjà remarquée : la ressemblance étonnante de Félicie avec la néréide de Jean Goujon, dont vous étiez épris au point de prêter ses traits à votre fantôme.
– Je ne me trompais donc pas ! m’écriai-je, mademoiselle d’Aillane ressemble, en beau, à cette statue ?
– En beau !... merci pour elle ! Mais vous voyez, cette ressemblance vous impressionne ; voilà pourquoi je me suis abstenu de vous la signaler d’avance.
– Je comprends que vous ayez craint de me suggérer des prétentions... que je ne puis avoir !
– J’ai craint de vous rendre amoureux d’une jeune personne qui ne pouvait prétendre à vous ; voilà, mon cher ami, tout ce que j’ai craint. Tant que la situation de fortune de madame d’Ionis ne sera pas connue, nous devons nous considérer comme dans la misère. Votre père et le mien craignent que son mari n’ait tout mangé, et qu’en la nommant sa légataire universelle, il ne lui ait fait qu’une mauvaise plaisanterie. Dans ce cas, jamais nous n’accepterons la petite fortune qu’elle veut nous céder et à laquelle nos droits sont contestables, comme vous le savez de reste. Je ne l’en épouserai pas moins, puisque nous nous aimons, mais sans consentir à ce qu’elle me reconnaisse, par contrat, le moindre avoir. Alors, ma sœur, sans aucune espèce de dot, – car ma femme ne serait pas assez riche pour lui en faire une, et Félicie ne souffrira jamais qu’elle se gêne pour elle, – est résolue à se faire religieuse.
– Religieuse, elle ? Jamais ! Bernard, vous ne devez jamais consentir à un pareil sacrifice !
– Pourquoi donc, mon cher ami ? dit-il avec un sentiment de tristesse et de fierté que je compris. Ma sœur a été élevée dans cette idée-là, et même elle a toujours montré le goût de la retraite.
– Vous n’y songez pas ! Il est impossible qu’une personne aussi accomplie ne daigne pas consentir à faire le bonheur d’un honnête homme ; il est encore plus impossible qu’un honnête homme ne se rencontre pas pour implorer d’elle ce bonheur !
– Je ne dis pas qu’il n’en sera peut-être pas ainsi ! C’est une question que l’avenir résoudra, d’autant plus que, si madame d’Ionis reste un peu riche, je ne me ferai pas de scrupule de lui laisser doter ma sœur dans une limite modeste, mais suffisant à la modestie de ses goûts.
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