On vous avait, une première fois, éprouvé par une scène de fantasmagorie où je n’étais pour rien. Quand on vous vit si courageux, plus courageux que l’abbé de Lamyre, à qui Caroline avait joué, pour se divertir, un tour semblable, on s’imagina pouvoir vous régaler d’une apparition qui n’avait rien de bien effrayant. Je me trouvais ici secrètement, car la douairière d’Ionis ne m’y eût pas soufferte volontiers. Caroline, frappée de ma ressemblance avec la nymphe de la fontaine, s’imagina de me coiffer et de m’habiller comme elle, pour me faire rendre mon oracle, qui ne fut pas conforme à ses désirs, mais auquel vous avez religieusement obéi, sans oublier un seul instant le soin de notre honneur. Je partis le lendemain matin, et on me laissa ignorer ensuite que vous aviez été grièvement malade ici, à la suite de cette apparition. Quand vous eûtes une querelle avec Bernard, j’étais à Angers, et c’est moi qui vous renvoyai la bague que je vous avais fait trouver dans votre chambre. Cette circonstance avait été inventée par madame d’Ionis, qui possédait deux bagues pareilles, fort anciennes, et qui avait tout disposé pour notre roman. C’est elle qui vous l’a reprise ensuite pendant votre fièvre, dans la crainte de vous voir trop exalté par cette apparence de réalité, et préférant vous laisser croire que vous aviez tout rêvé.
– Et je ne l’ai pas cru ! jamais ! Mais comment aviez-vous repris possession de cette bague qui n’était pas à vous ?
– Caroline me l’avait donnée, dit-elle en rougissant, parce que je l’avais trouvée jolie !
Puis elle se hâta d’ajouter :
– Quand Bernard vous eut confessé, j’appris enfin par quels chagrins et quelles vertus vous aviez mérité de revoir la dame verte. Je résolus alors d’être votre sœur et votre amie pour réparer, par l’affection de toute ma vie, l’imprudence où je m’étais laissé entraîner et vous dédommager ainsi des peines que je vous avais causées. Je ne m’attendais guère à vous plaire autant au grand jour qu’au clair de la lune. Eh bien, puisqu’il en est ainsi, sachez que vous n’avez pas été seul malheureux, et que...
– Achevez ! m’écriai-je en tombant à ses pieds.
– Eh bien, eh bien... dit-elle en rougissant encore plus et en baissant la voix, bien que nous fussions seuls auprès de la fontaine, sachez que j’avais été punie de ma témérité. J’étais, ce jour-là, une enfant bien tranquille et bien gaie. Je sus très bien jouer mon rôle, et mes deux sœurs, Bernard et l’abbé de Lamyre, qui nous écoutaient derrière ces rochers, trouvèrent que j’y avais mis une gravité dont ils ne me croyaient pas capable. La vérité est qu’en vous voyant et en vous écoutant, je fus prise moi-même de je ne sais quel vertige. D’abord, je me figurai que j’étais réellement une morte. Destinée au cloître, je vous parlai comme séparée déjà du monde des vivants. La conviction de mon rôle me gagna. Je sentis que je m’intéressais à vous. Vous m’invoquiez avec une passion... qui me troubla jusqu’au fond de l’âme. Si vous voyiez ma figure, je voyais aussi la vôtre... et quand je rentrai dans mon couvent, j’eus peur des vœux que je devais prononcer, je sentis qu’en jouant à m’emparer de votre liberté, j’avais livré et perdu la mienne.
En me parlant ainsi, elle s’était animée. La timide pudeur du premier aveu avait fait place à la confiance enthousiaste. Elle entoura ma tête de ses beaux bras longs et souples et m’embrassa au front, en disant :
– Je te l’avais bien promis que tu me reverrais ! J’étais navrée en te faisant cette promesse que je croyais trompeuse, et, pourtant, quelque chose de divin, une voix de la Providence me disait à l’oreille : « Espère, puisque tu aimes ! »
Nous fûmes unis le mois suivant. La liquidation de madame d’Ionis, devenue madame d’Aillane, n’était pas terminée, quand éclata la Révolution, qui mit fin à toute contestation de la part des créanciers de son mari, jusqu’à nouvel ordre. Après la Terreur, elle se retrouva dans une situation aisée, mais non opulente : j’eus donc la joie et l’orgueil d’être le seul appui de ma femme. Le beau château d’Ionis était vendu, les terres dépecées. Des paysans, égarés par un patriotisme peu éclairé, avaient brisé la fontaine, croyant que c’était la baignoire d’une reine.
Un jour, on m’apporta la tête et un bras de la néréide, que j’achetai au mutilateur et que je garde précieusement. Ce que personne n’avait pu briser, c’était mon bonheur de famille ; ce qui avait traversé, ce qui traversa toujours, inaltérable et pur, les tempêtes politiques, ce fut mon amour pour la plus belle et la meilleure des femmes.
Cet ouvrage est le 335ème publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.
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Jean-Yves Dupuis.
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