Seulement ne cherchez plus à me mettre dedans. De plus malins que vous l’ont essayé qui s’y sont cassé les reins. Et, vrai, vous n’avez pas l’air de premier ordre quand il s’agit de rouler le prochain. Un peu poire même, le sieur Cacérès, un peu poire. Eh bien, c’est compris, n’est-ce pas ? On désarme ? Plus de noirs desseins contre cet excellent Perenna ? Parfait monsieur Cacérès, parfait, je serai bon prince et vous prouverai que le plus honnête des deux… est bien celui qu’on pense. »
Il tira de sa poche un carnet de chèques timbré par le Crédit lyonnais.
« Tenez, cher ami, voici vingt mille francs que vous donne le légataire de Cosmo Mornington. Empochez-les avec un sourire. Dites merci au bon monsieur. Et prenez vos cliques et vos claques sans plus détourner la tête que les filles de M. Loth. Allez… Ouste ! »
Cela fut dit de telle manière que l’attaché obéit, point par point, aux prescriptions de don Luis Perenna. Il sourit en empochant l’argent, répéta deux fois merci et s’esquiva sans détourner la tête.
« Crapule !… murmura don Luis. Hein, qu’en dites-vous, brigadier ? »
Le brigadier Mazeroux le regardait avec stupeur, les yeux écarquillés.
« Ah çà ! mais, monsieur…
– Quoi, brigadier ?
– Ah çà ! mais, monsieur, qui êtes-vous ?
– Qui je suis ?
– Oui.
– Mais ne vous l’a-t-on pas dit ? Un noble Péruvien ou un noble Espagnol… Je ne sais pas trop… Bref, don Luis Perenna.
– Des blagues ! Je viens d’assister…
– Don Luis Perenna, ancien légionnaire…
– Assez, monsieur…
– Médaillé… décoré sur toutes les coutures.
– Assez, monsieur, encore une fois, et je vous somme de me suivre devant le préfet.
– Mais laissez-moi continuer, que diable ? Donc, ancien légionnaire… ancien héros… ancien détenu à la Santé… ancien prince russe… ancien chef de la Sûreté… ancien…
– Mais vous êtes fou ! grinça le brigadier… Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
– De l’histoire vraie, authentique. Vous me demandez ce que je suis… J’énumère. Dois-je remonter plus haut ? J’ai encore quelques titres à vous offrir… marquis, baron, duc, archiduc, grand-duc, petit-duc, contre-duc… tout le Gotha, quoi ! On me dirait que j’ai été roi, ventre-saint-gris je n’oserais pas jurer le contraire. »
Le brigadier Mazeroux saisit de ses deux mains, habituées aux rudes besognes, les deux poignets, frêles en apparence, de son interlocuteur, et lui dit :
« Pas d’pétard, n’est-ce pas ? Je ne sais pas à qui j’ai affaire, mais je ne vous lâche pas. On s’expliquera à la Préfecture.
– Parle pas si fort, Alexandre. »
Les deux poignets frêles se dégagèrent avec une aisance inouïe, les deux mains robustes du brigadier furent happées à leur tour et immobilisées, et don Luis ricana :
« Tu ne me reconnais donc pas, imbécile ? »
Le brigadier Mazeroux ne souffla pas mot. Ses yeux s’écarquillèrent davantage. Il tâchait de comprendre et demeurait absolument ahuri. Le son de cette voix, cette manière de plaisanter, cette gaminerie alliée à cette audace, l’expression narquoise de ces yeux, et puis ce prénom d’Alexandre, qui n’était pas le sien et qu’une seule personne lui donnait autrefois. Était-ce possible ?
Il balbutia :
« Le patron… le patron…
– Pourquoi pas ?
– Mais non… mais non… puisque…
– Puisque quoi ?
– Vous êtes mort.
– Et après ? Crois-tu que ça me gêne pour vivre, d’être mort ? »
Et, comme l’autre semblait de plus en plus confondu, il lui posa la main sur l’épaule et lui dit :
« Qui est-ce qui t’a fait entrer à la Préfecture de police ?
– Le chef de la Sûreté, M. Lenormand.
– Et qui était-ce, M. Lenormand ?
– C’était le patron.
– C’est-à-dire Arsène Lupin, n’est-ce pas {2}?
– Oui.
– Eh bien, Alexandre, ne sais-tu pas qu’il était beaucoup plus difficile pour Arsène Lupin d’être chef de la Sûreté, et il le fut magistralement, que d’être don Luis Perenna, que d’être décoré, que d’être légionnaire, que d’être un héros, et même que d’être vivant tout en étant mort ? »
Le brigadier Mazeroux examina silencieusement son compagnon. Puis ses yeux tristes s’animèrent, son visage terne s’enflamma, et soudain, frappant la table d’un coup de poing, il mâchonna, la voix rageuse :
« Eh bien, soit, mais je vous avertis qu’il ne faut pas compter sur moi ! Ah ! non, alors. Je suis au service de la société, et j’y reste. Rien à faire. J’ai goûté à l’honnêteté. Je ne veux plus manger d’autre pain. Ah ! non, alors, non, non, non, plus de sottises ! »
Perenna haussa les épaules.
« T’es bête, Alexandre. Vrai, le pain de l’honnêteté ne t’engraisse pas l’intelligence. Qui te parle de recommencer ?
– Cependant…
– Cependant, quoi ?
– Toute votre manigance, patron…
– Ma manigance ! Crois-tu donc que j’y sois pour quelque chose, dans cette affaire-là ?
– Voyons, patron…
– Mais pour rien du tout, mon petit. Il y a deux heures, je n’en savais pas plus long que toi. C’est le bon Dieu qui m’a bombardé héritier sans crier gare, et c’est bien pour ne pas lui désobéir que…
– Alors ?
– Alors j’ai mission de venger Cosmo Mornington, de retrouver ses héritiers naturels, de les protéger et de répartir entre eux les deux cents millions qui leur appartiennent. Un point, c’est tout. Est-ce une mission d’honnête homme, cela ?
– Oui, mais…
– Oui, mais si je ne l’accomplis pas en honnête homme, c’est ça que tu veux dire, n’est-ce pas ?
– Patron…
– Eh bien, mon petit, si tu distingues à la loupe la moindre chose qui te déplaise dans ma conduite, si tu découvres un point noir sur la conscience de don Luis Perenna, pas d’hésitation, fiche-moi tes deux mains au collet.
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