Imaginez les conséquences d’une telle conviction. Autrement je ne peux donner vie à la grande histoire qu’il est de mon devoir de vous conter.

Quand vos écrivains font un roman sur l’avenir, ils imaginent trop facilement qu’il y aura progrès vers quelque forme d’utopie, où des êtres semblables à eux vivront dans une félicité sans mélange en des circonstances parfaitement adaptées à une nature humaine immuable. Je ne vais pas décrire un tel paradis. Je vais au contraire faire le récit d’immenses fluctuations de la joie au malheur, résultant de changements dans le milieu de l’homme mais aussi dans sa nature fluide. Et il me faudra vous dire comment, en mon ère, l’homme, ayant enfin acquis la maturité spirituelle, un esprit philosophique, est forcé par une crise inattendue de se lancer dans une entreprise à la fois répugnante et désespérée.

Je vous invite donc à voyager en imagination à travers les ères qui s’étendent entre votre époque et la mienne. Je vous demande d’être attentifs à une histoire de changements, de douleurs et d’espoir, de catastrophes imprévisibles et sans pareilles dans la ceinture de la Voie Lactée. Mais il est bon tout d’abord de considérer un instant la grandeur des événements cosmiques. Car le récit que j’ai à faire, par nécessité condensé, peut paraître présenter une succession d’aventures et de désastres qui se bousculent sans qu’intervienne un moment de paix. Mais en fait, l’histoire de l’homme ressemble moins à un torrent de montagne se précipitant de roc en roc, qu’à un fleuve lent et paresseux, rarement coupé de rapides. Des époques de tranquillité, souvent même de stagnation, pleines des problèmes et des labeurs monotones d’innombrables vies presque identiques, ont été ponctuées de rares moments d’aventures humaines. Et ces quelques événements en apparence rapides ont été en fait longs à venir et fastidieux. Ils n’acquièrent une illusion de rapidité que de la rapidité de la narration.

Les profondeurs de l’espace et du temps, si elles peuvent être appréhendées de manière imparfaite par les esprits primitifs, ne peuvent être imaginées que par des êtres d’une nature plus ample. Un panorama de montagnes apparaît à une vision naïve comme une image presque plate, et le vide étoilé est un toit piqueté de lumières. En réalité, tandis que le terrain aux alentours pourrait être parcouru en une heure de marche, la ligne des sommets encercle une succession de plaines. Il en est de même avec le temps. Alors que le proche passé et le proche avenir nous offrent des profondeurs successives, les lointaines immensités du temps paraissent plates en raccourci. Il est presque inconcevable pour des esprits simples que toute l’histoire de l’homme ne puisse être qu’un moment de la vie des étoiles, et que des événements lointains puissent embrasser des ères.

À votre époque vous avez appris à calculer quelque peu l’immensité de l’espace et du temps. Mais pour saisir mon thème dans ses proportions véritables, il faut faire plus que calculer. Il faut méditer sur cette immensité, faire s’élancer l’esprit vers elle, sentir sa propre petitesse ici-bas dans l’instant, et celle de ce moment de civilisation que vous appelez histoire. Vous ne pouvez espérer vous représenter comme nous des proportions aussi vastes qu’un sur un milliard, parce que vos organes des sens et donc vos perceptions sont trop rudimentaires pour distinguer une si infime portion de leur champ total. Mais vous pouvez au moins par la contemplation, saisir plus souvent et plus nettement le sens de vos calculs.

Vos contemporains, quand ils font un retour sur l’histoire de leur planète, observent non seulement la longueur du temps écoulé mais la déroutante accélération du progrès de la vie. Presque stationnaire pendant la plus ancienne période de l’histoire de la Terre, il paraît impétueux de votre temps. On dit que l’esprit s’est élevé plus haut que jamais en ce qui regarde la perception, le savoir, l’intuition, la délicatesse de l’admiration et la rectitude de la volonté mais aussi qu’il continue à s’élever de plus en plus vite siècle après siècle. Qu’arrivera-t-il alors ? Il viendra sûrement un temps, pensez-vous, où il n’y aura plus de nouvelles hauteurs à conquérir.

Ce point de vue est erroné. Vous sous-estimez même les basses collines en face de vous, et ne soupçonnez jamais que les dominant de très haut se dressent des champs de neige et des précipices cachés par les nuages. Le progrès mental et spirituel que de vos jours, l’esprit, dans le système solaire, a encore à tenter, est infiniment plus complexe, plus précaire et plus dangereux que tout ce qui a déjà été accompli. Et bien qu’en certains modestes domaines vous ayez atteint un développement complet, les puissances les plus hautes de votre esprit n’ont pas même encore commencé à montrer leurs bourgeons.

Il faut donc que je vous aide tant bien que mal à sentir l’immensité de l’espace et du temps, mais aussi la variété infinie des modes possibles de l’esprit. Mais cela, je ne peux que vous le laisser entrevoir, tant de choses étant totalement hors de portée de votre imagination.

Les historiens de votre époque n’ont à saisir qu’un moment du flux du temps, mais il me faut présenter en un seul livre l’essence non de siècles mais de plusieurs ères. Nous ne pouvons évidemment traverser à loisir un tel espace de temps, où des millions d’années terrestres sont ce qu’est un an pour vos historiens. Nous devons le survoler.