Les Deux Gentilshommes de Vérone
Project BookishMall.com's Les Deux Gentilshommes de Vérone, by William Shakespeare
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Title: Les Deux Gentilshommes de Vérone
Author: William Shakespeare
Translator: François Pierre Guillaume Guizot
Release Date: September 17, 2005 [EBook #16710]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT BookishMall.com EBOOK LES DEUX GENTILSHOMMES DE VÉRONE ***
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
Note du transcripteur.
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 3
Timon d'Athènes
Le Jour des Rois.--Les deux gentilshommes de Vérone.
Roméo et Juliette.--Le Songe d'une nuit d'été.
Tout est bien qui finit bien.
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1862
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LES
DEUX GENTILSHOMMES
DE VÉRONE
COMÉDIE
NOTICE
SUR LES DEUX GENTILSHOMMES DE VÉRONE
Cette pièce, une des moins remarquables de Shakspeare, ressemble à beaucoup d'égards à un roman dialogué: cette idée se fortifie quand on lit, dans la Diane de Montemayor, la nouvelle où le poëte a sans doute puisé sa comédie: soit que la Diane lui eût été connue dans une traduction, soit qu'un romancier anglais l'eût imitée ou refondue dans un autre ouvrage.
Dans l'épisode de la Diane, nous voyons une bergère-amazone sauver trois nymphes de la violence de trois hommes sauvages, et leur raconter ensuite, sur la rive d'une onde au doux murmure, comment elle a été la victime des persécutions de Vénus, à qui sa mère, dans une discussion mythologique, avait eu l'indiscrétion de préférer Pallas.
La belle Félismena reçoit un billet de don Félix, qu'elle lit après avoir bien grondé sa suivante, qui a eu l'audace de le lui remettre. Elle aime don Félix et se hâte de lui en faire l'aveu; mais le père du jeune homme s'oppose à leur mariage et envoie son fils dans une cour étrangère, pour lui faire oublier l'engagement qu'il n'approuve pas. Félismena ne peut vivre en son absence; elle se procure des habits de page et va retrouver son amant; mais déjà don Félix en aime une autre, et Félismena, qui passe à son service à la faveur de son déguisement, devient le porteur de ses billets doux. Célie, sa rivale, se prend tout à coup d'une tendre passion pour le page prétendu, et don Félix ne reçoit plus de réponses favorables de sa belle que quand Félismena est son messager. Cependant ce cavalier se désole des rigueurs de Célie: son désespoir devient si grand que Félismena, craignant pour la vie de celui qu'elle aime, se jette aux genoux de sa rivale, qui croit que le page va l'implorer pour lui-même. Furieuse de l'entendre solliciter pour son maître, elle ne peut supporter la vie et meurt de douleur.
Don Félix, à cette nouvelle, part sans dire à personne où il va, et la fidèle Félismena court le monde à sa recherche.
Voilà une partie des circonstances que Shakspeare a évidemment empruntées pour les deux Véronais, mais il a su en ajouter d'autres; et le personnage comique de Launce est une idée originale qui n'appartient qu'à lui. Chaque fois que Launce paraît avec son chien, on est d'abord forcé de rire, quitte à blâmer ensuite la trivialité de quelques plaisanteries. Ces scènes sentent un peu la farce, mais elles sont marquées au coin de l'originalité.
Speed, l'autre valet, est totalement éclipsé par Launce; cependant il prouve à son maître, d'une manière piquante, qu'il est amoureux.
La coquetterie de Julie, quand elle reçoit la lettre de Protéo, est aussi une idée des plus gracieuses; mais, en général, comme Jonson le fait observer, on trouve dans cette pièce un singulier mélange d'art et de négligence qui a fait douter qu'elle fût réellement de Shakspeare. On doit peu s'arrêter à la critique de l'unité de lieu, qui n'a jamais été aussi ouvertement violée par le poëte; mais l'inconséquence du caractère de Protéo est bien plus impardonnable que toutes les fautes contre la géographie et les lois d'Aristote.
La versification des Deux Gentilshommes de Vérone est presque toujours excellente, et on y trouve une foule de détails qu'embellit la poésie la plus riche.
Malone place la composition de cette pièce dans l'année 1596. Elle appartient visiblement à la jeunesse de l'auteur.
LES
DEUX GENTILSHOMMES
DE VÉRONE
COMÉDIE
PERSONNAGES
LE DUC DE MILAN, père de Silvie.
VALENTIN,} deux gentilhommes de Vérone.
PROTÉO, }
ANTONIO, père de Protéo.
THURIO, espèce de fou, ridicule rival
de Valentin.
ÉGLAMOUR, confident de Silvie, qui
favorise son évasion.
L'HÔTE chez lequel loge Julie à Milan.
SPEED, valet bouffon de Valentin.
LAUNCE, valet de Protéo.
PANTHINO, valet d'Antonio.
JULIE, dame de Vérone aimée de Protéo.
SILVIE, fille du duc de Milan, aimée
de Valentin.
LUCETTE, suivante de Julie.
Proscrits.
Domestiques, musiciens.
La scène est tantôt à Vérone, tantôt à Milan, et sur les frontières de Mantoue.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
VALENTIN, PROTÉO.
VALENTIN.—Cesse de vouloir me persuader, mon cher Protéo; le jeune homme qui demeure toujours dans sa patrie n'a jamais qu'un esprit borné. Si l'amour n'enchaînait pas tes jeunes années aux doux regards d'une amante digne de tes hommages, je t'engagerais à m'accompagner pour voir les merveilles du monde, plutôt que de t'engourdir ici dans une stupide indolence, et d'user ta jeunesse dans une inertie incapable de donner des formes; mais puisque tu aimes, aime toujours, et tâche d'être aussi heureux dans tes amours, que je voudrais l'être moi-même lorsque je commencerai d'aimer.
PROTÉO.—Veux-tu donc me quitter? Adieu, mon cher Valentin! Pense à ton Protéo, si par hasard tu vois dans tes voyages quelque objet remarquable et rare, désire de m'avoir avec toi pour partager ton bonheur, lorsqu'il t'arrivera quelque bonne fortune; et dans tes dangers, si jamais le danger t'environne, recommande tes malheurs à mes saintes prières, car je veux être ton intercesseur, Valentin.
VALENTIN.—Oui, et prier pour moi dans un livre d'amour.
PROTÉO.—Je prierai pour toi dans certain livre que j'aime.
VALENTIN.—C'est-à-dire dans quelque sot livre de profond amour comme l'histoire du jeune Léandre qui traversa l'Hellespont1.
PROTÉO.—C'est une histoire profonde d'un plus profond amour; car Léandre avait de l'amour par-dessus les souliers.
VALENTIN.—Tu dis vrai, car tu as de l'amour par-dessus les bottes et tu n'as pas encore traversé l'Hellespont à la nage.
PROTÉO.—Par-dessus les bottes? Ne me porte pas de bottes2.
VALENTIN.—Je m'en garderai bien, car ce serait à propos de bottes3.
Note 1: (retour)
La traduction de Musée, par Marlowe, était populaire et le méritait; son Héro et Léandre serait digne de Dryden.
Note 2: (retour)
Give me not the boots, expression proverbiale qui signifie: «Ne te joue pas de moi,» et qui revient à l'ancienne phrase française: «Bailler foin en cornes.»
Note 3: (retour)
Nous avons employé un équivalent à ces mots: it boots thee not, «cela t'est inutile.»
PROTÉO—Comment?
VALENTIN.—Aimer, pour ne recueillir d'autre fruit de ses gémissements que le mépris, et un timide regard pour les soupirs d'un coeur blessé! Acheter un moment de joie passagère par les ennuis et les fatigues de vingt nuits d'insomnie! Si vous réussissez, le succès n'en vaut peut-être pas la peine; si vous échouez, vous n'avez donc gagné que des peines cruelles. Quoi qu'il en soit, l'amour n'est qu'une folie qu'obtient votre esprit, ou votre esprit est vaincu par une folie.
PROTÉO.—Ainsi, à t'entendre, je ne suis qu'un fou?
VALENTIN.—Ainsi, à t'entendre, je crains bien que tu ne le deviennes.
PROTÉO.—C'est de l'amour que tu médis; je ne suis pas l'amour.
VALENTIN.—L'amour est ton maître, car il te maîtrise; et celui qui se laisse ainsi subjuguer par un fou, ne devrait pas, ce me semble, être rangé parmi les sages.
PROTÉO.—Les auteurs disent cependant que l'amour habite dans les esprits les plus élevés, comme le ver dévorant s'attache au bouton de la plus belle rose.
VALENTIN.—Et les auteurs disent aussi que, comme le bouton le plus précoce est rongé intérieurement par un ver avant qu'il s'épanouisse, de même l'amour porte à la folie les esprits jeunes et tendres; qu'ils se fanent dans la fleur, perdent la fraîcheur de leur printemps, et tout le fruit des plus douces espérances. Mais pourquoi consumer ici le temps à te donner des conseils, puisque tu es tout dévoué à de tendres désirs? Encore une fois, adieu! Mon père est sur le port à m'attendre pour me voir monter sur le vaisseau.
PROTÉO.—Et je veux t'y conduire, Valentin.
VALENTIN.—Non, cher Protéo, il vaut mieux nous dire adieu ici. Quand je serai à Milan, que tes lettres m'informent de tes succès en amour, et de tout ce qui pourra arriver ici pendant l'absence de ton ami; je te visiterai aussi par mes lettres.
PROTÉO.—Puisses-tu ne trouver à Milan que le bonheur!
VALENTIN.—Je t'en souhaite autant à Vérone. Adieu!
(Il sort.)
PROTÉO.—Il poursuit l'honneur et moi l'amour; il abandonne ses amis pour les honorer davantage; et moi j'abandonne tout, mes amis et moi-même pour l'amour. C'est toi, Julie, c'est toi qui m'as métamorphosé! Tu me fais négliger mes études, perdre mon temps, combattre les plus sages conseils et compter pour rien tout l'univers; mon esprit s'affaiblit dans les rêveries, et mon coeur est malade d'inquiétude.
(Entre Speed.)
SPEED.—Seigneur Protéo, Dieu vous garde! avez-vous vu mon maître?
PROTÉO.—Il vient de partir d'ici et va s'embarquer pour Milan.
SPEED.—Vingt contre un alors qu'il est embarqué déjà, et j'ai fait le mouton4 en le perdant.
Note 4: (retour)
J'ai fait la bête. Mouton se dit sheep en anglais et se prononce comme ship, qui veut dire vaisseau. Voilà la clef des équivoques qui suivent.
PROTÉO.—En effet, le mouton s'égare souvent, si le berger est absent quelque temps.
SPEED.—Vous concluez donc que mon maître est un berger et moi un mouton?
PROTÉO.—Oui.
SPEED.—Eh bien! alors mes cornes sont ses cornes, que je dorme ou que je veille.
PROTÉO.—Sotte réponse et digne d'un mouton.
SPEED.—Nouvelle preuve que je suis un mouton.
PROTÉO.—Oui, et ton maître un berger.
SPEED.—Et pourtant je pourrais le nier pour une certaine raison.
PROTÉO.—Cela ira bien mal, si je ne le prouve point par une autre.
SPEED.—Le berger cherche le mouton, et le mouton ne cherche pas le berger; mais moi je cherche mon maître et mon maître ne me cherche pas; je ne suis donc pas un mouton.
PROTÉO.—Le mouton suit le berger pour obtenir du fourrage, et le berger ne suit point le mouton pour un peu de nourriture; tu suis ton maître pour des gages, et ton maître ne te suit pas pour des gages. Donc tu es un mouton.
SPEED.—Encore une preuve semblable, et vous me ferez crier beh!
PROTÉO.—Mais, écoute-moi, as-tu remis ma lettre à Julie?
SPEED.—Oui, monsieur. Moi mouton perdu, j'ai remis votre lettre à Julie, mouton en corset5, et Julie, mouton en corset, ne m'a rien donné pour ma peine à moi mouton perdu.
PROTÉO.—Voilà un bien petit pâturage pour tant de moutons.
SPEED.—Si la terre en est trop chargée, vous feriez mieux de l'attacher.
PROTÉO.—Non, tu t'égares, il vaudrait mieux te parquer6.
SPEED.—Oh! monsieur, je me contenterai de moins d'une livre pour avoir porté votre lettre.
PROTÉO.—Tu te méprends; je veux parler d'un parc7.
SPEED.—D'une livre à une épingle8? Tournez-la de tous les côtés, c'est trois fois trop peu pour porter une lettre à votre belle.
PROTÉO.—Mais qu'a-t-elle dit? a-t-elle fait un signe de tête?
SPEED fait un signe de tête.—Bête!
PROTÉO.—Qui appelles-tu bête9?
SPEED.—Vous vous trompez, monsieur, c'est vous qui avez dit bête, puisque vous avez pris la peine de le dire, gardez-le pour votre peine10.
Note 5: (retour)
Mutton laced était un terme tellement commun, pour désigner une courtisane, que la rue la plus fréquentée par ces femmes, à Clerkenwell, était appelée Mutton-lane.
Note 6: (retour)
Équivoque intraduisible. Pound, livre sterling, et to pound, parquer.
Note 7: (retour)
Speed feint toujours de prendre un mot pour l'autre.
Note 8: (retour)
Pin-fold, bergerie; pin, épingle.
Note 9-10: (retour)
PROTÉO. Did she nod?—SPEED. I.—PROTÉO. Nod I why! that is noddy.—SPEED. You mistook, sir.
Nod, signe de tête; to nod, faire un signe de tête; noddy, nigaud; I, je; pauvres équivoques. Le lecteur perd peu de chose si la traduction est impossible.
Selon Pope, cette scène aurait été interpolée par les comédiens.
PROTÉO.—Non, non, tu le prendras pour avoir porté la lettre.
SPEED.—Fort bien! je m'aperçois qu'il faut que je supporte avec vous.
PROTÉO.—Comment! monsieur, que supportez-vous avec moi?
SPEED.—Pardieu, monsieur, la lettre sans doute, n'ayant que le mot de bête pour ma peine.
PROTÉO.—Malepeste, tu as l'esprit vif!
SPEED.—Et pourtant il ne peut attraper votre bourse paresseuse.
PROTÉO.—Allons, allons, qu'a-t-elle dit? acquitte-toi promptement de ton message.
SPEED.—Acquittez-vous avec votre bourse, afin que nous soyons quittes tous deux.
PROTÉO.—Eh bien! voilà pour ta peine; qu'a-t-elle dit?
SPEED.—Sur ma foi, monsieur, je crois que vous ne la gagnerez pas aisément.
PROTÉO.—Quoi donc? t'en a-t-elle laissé tant voir?
SPEED.—Vraiment, monsieur, je n'ai rien vu d'elle; non, non, pas même un ducat pour lui avoir remis votre lettre; et puisqu'elle a été si dure envers moi, qui lui ai porté votre coeur, je crains qu'elle ne soit aussi dure à vous ouvrir le sien; ne lui donnez pas d'autres gages d'amour que des pierres, car elle est aussi dure que l'acier.
PROTÉO.—Comment! elle ne t'a rien dit?
SPEED.—Non pas seulement: Tenez, mon ami, prenez cela pour votre peine. Pour me prouver votre générosité vous m'avez donné un teston! Aussi en récompense vous pourrez à l'avenir porter vos lettres vous-même; et ainsi, monsieur, je vous recommanderai à mon maître.
PROTÉO.—Va, pars pour sauver du naufrage ton vaisseau, qui ne peut périr en t'ayant sur son bord; car tu es destiné à périr à terre d'une mort moins humide.
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