Ce que tu dis aujourd’hui de Marat, tu l’as dit autrefois de Mirabeau, de La Fayette, de Pétion, de Brissot.
– Jamais ! s’écria Gamelin, sincèrement oublieux.
Ayant dégagé un bout de la table de bois blanc encombrée de papiers, de livres, de brosses et de crayons, la citoyenne y posa la soupière de faïence, deux écuelles d’étain, deux fourchettes de fer, la miche de pain bis et un pot de piquette.
Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence et ils finirent leur dîner par un petit morceau de lard. La mère ayant mis son fricot sur son pain, portait gravement sur la pointe de son couteau de poche les morceaux à sa bouche édentée et mâchait avec respect des aliments qui avaient coûté cher.
Elle avait laissé dans le plat le meilleur à son fils, qui restait songeur et distrait.
– Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalles égaux, mange.
Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravité d’un précepte religieux.
Elle recommença ses lamentations sur la cherté des vivres. Gamelin réclama de nouveau la taxe comme le seul remède à ces maux.
Mais elle :
– Il n’y a plus d’argent. Les émigrés ont tout emporté. Il n’y a plus de confiance. C’est à désespérer de tout.
– Taisez-vous, ma mère, taisez-vous ! s’écria Gamelin. Qu’importent nos privations, nos souffrances d’un moment ! La Révolution fera pour les siècles le bonheur du genre humain.
La bonne dame trempa son pain dans son vin son esprit s’éclaircit et elle songea en souriant au temps de sa jeunesse, quand elle dansait sur l’herbe à la fête du roi. Il lui souvenait aussi du jour où Joseph Gamelin, coutelier de son état, l’avait demandée en mariage. Et elle conta par le menu comment les choses s’étaient passées. Sa mère lui avait dit « Habille-toi. Nous allons sur la place de Grève, dans le magasin de M. Bienassis, orfèvre, pour voir écarteler Damiens ». Elles eurent grand-peine à se frayer un chemin à travers la foule des curieux. Dans le magasin de M. Bienassis la jeune fille avait trouvé Joseph Gamelin, vêtu de son bel habit rose, et elle avait compris tout de suite de quoi il retournait. Tout le temps qu’elle s’était tenue à la fenêtre pour voir le régicide tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiré à quatre chevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle, n’avait pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure et sa taille.
Elle vida le fond de son verre et continua de se remémorer sa vie.
– Je te mis au monde, Évariste, plus tôt que je ne m’y attendais, par suite d’une frayeur que j’eus, étant grosse, sur le Pont-Neuf, où je faillis être renversée par des curieux, qui couraient à l’exécution de M. de Lally. Tu étais si petit, à ta naissance, que le chirurgien croyait que tu ne vivrais pas. Mais je savais bien que Dieu me ferait la grâce de te conserver. Je t’élevai de mon mieux, ne ménageant ni les soins ni la dépense. Il est juste de dire, mon Évariste, que tu m’en témoignas de la reconnaissance et que, dès l’enfance, tu cherchas à m’en récompenser selon tes moyens. Tu étais d’un naturel affectueux et doux. Ta sœur n’avait pas mauvais cœur ; mais elle était égoïste et violente. Tu avais plus de pitié qu’elle des malheureux. Quand les petits polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu t’efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur mère, et bien souvent tu n’y renonçais que foulé aux pieds et cruellement battu. À l’âge de sept ans, au lieu de te quereller avec de mauvais sujets, tu allais tranquillement dans la rue en récitant ton catéchisme ; et tous les pauvres que tu rencontrais, tu les amenais à la maison pour les secourir, tant que je fus obligée de te fouetter pour t’ôter cette habitude. Tu ne pouvais voir un être souffrir sans verser des larmes. Quand tu eus achevé ta croissance, tu devins très beau. À ma grande surprise, tu ne semblais pas le savoir, très différent en cela de la plupart des jolis garçons, qui sont coquets et vains de leur figure.
La vieille mère disait vrai.
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