Jouant le tout pour le tout, il rachetait en Allemagne les créances les plus criardes sur le roi Louis XVIII, et liquidait par ce moyen, lui le premier, près de trois millions à vingt pour cent ; car il eut le bonheur d’opérer à cheval sur 1814 et sur 1815. Les bénéfices furent dévorés par les sieurs Gobseck, Werbrust et Gigonnet, croupiers de l’entreprise ; des Lupeaulx les leur avait promis ; il ne jouait pas une mise, il jouait toute la banque, en sachant bien que Louis XVIII n’était pas homme à oublier cette lessive. Des Lupeaulx fut nommé maître des requêtes, chevalier de Saint-Louis et officier de la Légion-d’Honneur. Une fois grimpé, l’homme habile chercha les moyens de se maintenir sur son échelon, car dans la place forte où il s’était introduit les généraux ne conservent pas long-temps les bouches inutiles. Aussi, à son métier de ménagère et d’entremetteur, avait-il joint la consultation gratuite dans les maladies secrètes du pouvoir. Après avoir reconnu chez les prétendues supériorités de la Restauration une profonde infériorité relativement aux événements qui les dominaient, il avait imposé leur médiocrité politique en leur apportant, leur vendant au milieu d’une crise ce mot d’ordre que les gens de talent écoutent dans l’avenir. Ne croyez point que ceci vînt de lui-même ; autrement, des Lupeaulx eût été un homme de génie, et ce n’était qu’un homme d’esprit. Ce Bertrand allait partout, recueillait les avis, sondait les consciences et saisissait les sons qu’elles rendaient. Il récoltait la science en véritable et infatigable abeille politique. Ce dictionnaire de Bayle vivant ne faisait pas comme le fameux dictionnaire, il ne rapportait pas toutes les opinions sans conclure, il avait le talent de la mouche et tombait droit sur la chair la plus exquise, au milieu de la cuisine. Aussi passait-il pour un homme d’État indispensable ; et cette croyance avait pris de si profondes racines dans les esprits, que les ambitieux arrivés jugeaient nécessaire de bien le compromettre afin de l’empêcher de monter plus haut ; ils le dédommageaient par un crédit secret de son peu d’importance publique. Néanmoins, en se sentant appuyé sur tout le monde, ce pêcheur d’idées avait exigé des arrhes perpétuelles : il était rétribué par l’État-major dans la Garde Nationale où il avait une sinécure payée par la Ville de Paris ; il était commissaire du gouvernement près d’une Société Anonyme ; il avait une inspection dans la Maison du roi. Ses deux places inscrites au budget étaient celles de Secrétaire-général et de maître des requêtes. Pour le moment, il voulait être commandeur de la Légion-d’Honneur, gentilhomme de la chambre, comte et député. Pour être député, il fallait payer mille francs d’impôt, la misérable bicoque des Lupeaulx valait à peine cinq cents francs de rente. Où prendre l’argent pour y bâtir un château, pour l’entourer de plusieurs domaines respectables, et venir y jeter de la poudre aux yeux de tout un Arrondissement ? Quoique dînant tous les jours en ville, quoique logé depuis neuf ans aux frais de l’État, quoique voituré par le Ministère, des Lupeaulx ne possédait guère que trente mille francs de dettes franches et liquides sur lesquelles personne n’élevait de contestation. Un mariage pouvait le mettre à flot en écopant sa barque pleine des eaux de la dette ; mais le bon mariage dépendait de son avancement, et son avancement voulait la députation. En cherchant les moyens de briser ce cercle vicieux, il ne voyait qu’un immense service à rendre ou quelque bonne affaire à combiner. Mais, hélas ! les conspirations étaient usées, et les Bourbons avaient en apparence vaincu les partis. Enfin malheureusement, depuis quelques années le gouvernement était si bien mis à jour par les sottes discussions de la Gauche, qui s’étudiait à rendre tout gouvernement impossible en France, qu’on ne pouvait plus y faire d’affaires : les dernières s’étaient accomplies en Espagne, et combien n’avait-on pas crié ! Puis des Lupeaulx avait multiplié les difficultés en croyant à l’amitié de son ministre, auquel il eut l’imprudence d’exprimer le désir d’être assis sur les bancs ministériels. Les ministres devinèrent d’où venait ce désir : des Lupeaulx voulait consolider une position précaire et ne plus être dans leur dépendance. Le lévrier se révoltait contre le chasseur, les ministres lui donnèrent quelques coups de fouet et le caressèrent tour à tour, ils lui suscitèrent des rivaux ; mais des Lupeaulx se conduisit avec eux comme une habile courtisane avec des nouvelles venues : il leur tendit des piéges, ils y tombèrent, il en fit promptement justice. Plus il se sentit menacé, plus il désira conquérir un poste inamovible ; mais il fallait jouer serré ! En un instant, il pouvait tout perdre. Un coup de plume abattrait ses épaulettes de colonel civil, son inspection, sa sinécure à la Société Anonyme, ses deux places et leurs avantages : en tout, six traitements conservés sous le feu de la loi sur le cumul. Souvent il menaçait son ministre comme une maîtresse menace son amant, il se disait sur le point d’épouser une riche veuve : le ministre cajolait alors le cher des Lupeaulx. Dans un de ces raccommodements, il reçut la promesse formelle d’une place à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, lors de la première vacance. C’était, disait-il, le pain d’un cheval. Dans son admirable position, Clément Chardin des Lupeaulx était comme un arbre planté dans un terrain favorable. Il pouvait satisfaire ses vices, ses fantaisies, ses vertus et ses défauts.
Voici les fatigues de sa vie : entre cinq ou six invitations journalières, il avait à choisir la maison où se trouvait le meilleur dîner. Il allait faire rire le matin le ministre et sa femme au petit-lever, caressait les enfants et jouait avec eux.
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