C’était une jolie antichambre assez vaste, éclairée sur la cour et menant à un grand salon dont les fenêtres avaient vue sur la rue. À droite de ce salon, se trouvaient le cabinet et la chambre de Rabourdin, en retour desquels était la salle à manger où l’on entrait par l’antichambre ; à gauche, la chambre à coucher de madame et son cabinet de toilette, en retour desquels était le petit appartement de sa fille. Aux jours de réception, la porte du cabinet de Rabourdin et celle de la chambre de madame restaient ouvertes. L’espace permettait de recevoir une assemblée choisie, sans se donner le ridicule qui pèse sur certaines soirées bourgeoises où le luxe s’improvise aux dépens des habitudes journalières et parait alors une exception. Le salon venait d’être retendu en soie jaune avec des agréments de couleur carmélite. La chambre de madame était vêtue en étoffe vraie perse et meublée dans le genre rococo. Le cabinet de Rabourdin hérita de la tenture de l’ancien salon nettoyée, et fut orné des beaux tableaux laissés par Leprince. La fille du commissaire-priseur utilisa dans sa salle à manger de ravissants tapis turcs, bonne occasion saisie par son père, en les y encadrant dans de vieux ébènes, d’un prix devenu exorbitant. D’admirables buffets de Boulle, achetés également par le feu commissaire-priseur, meublèrent le pourtour de cette pièce, au milieu de laquelle scintillèrent les arabesques en cuivre incrustées dans l’écaille de la première horloge à socle qui reparut pour remettre en honneur les chefs-d’œuvre du dix-septième siècle. Des fleurs embaumaient cet appartement plein de goût et de belles choses, où chaque détail était une œuvre d’art bien placée et bien accompagnée, où madame Rabourdin, mise avec cette originale simplicité que trouvent les artistes, se montrait comme une femme accoutumée à ces jouissances, n’en parlait pas et se contentait d’achever par les grâces de son esprit l’effet produit sur ses hôtes par cet ensemble. Grâce à son père, dès que le rococo fut à la mode, Célestine fit parler d’elle.

Quelque habitué qu’il fût aux fausses et aux réelles magnificences de tout étage, des Lupeaulx fut surpris chez madame Rabourdin. Le charme qui saisit cet Asmodée parisien peut s’expliquer par une comparaison. Imaginez un voyageur fatigué des mille aspects si riches de l’Italie, du Brésil, des Indes, qui revient dans sa patrie et trouve sur son chemin un délicieux petit lac, comme est le lac d’Orta au pied du Mont-Rose, une île bien jetée dans des eaux calmes, coquette et simple, naïve et cependant parée, solitaire et bien accompagnée : élégants bouquets d’arbres, statues d’un bel effet. À l’entour, des rives à la fois sauvages et cultivées ; le grandiose et ses tumultes au dehors, au dedans les proportions humaines. Le monde que le voyageur a vu se retrouve en petit, modeste et pur ; son âme reposée le convie à rester là, car un charme poétique et mélodieux l’entoure de toutes les harmonies et réveille toutes les idées. C’est à la fois une Chartreuse et la vie !

Quelques jours auparavant, la belle madame Firmiani, l’une des plus ravissantes femmes du faubourg Saint-Germain, qui aimait et recevait madame Rabourdin, avait dit à des Lupeaulx invité tout exprès pour entendre cette phrase : « Pourquoi n’allez-vous donc pas chez madame ? » Et elle avait montré Célestine. « Madame a des soirées délicieuses, et surtout on y dîne... mieux que chez moi. »

Des Lupeaulx s’était laissé surprendre une promesse par la belle madame Rabourdin qui, pour la première fois, avait levé les yeux sur lui en parlant. Et il était allé rue Duphot, n’est ce pas tout dire ? La femme n’a qu’une ruse, s’écrie Figaro, mais elle est infaillible. En dînant chez ce simple Chef de Bureau, des Lupeaulx se promit d’y dîner quelquefois. Grâce au jeu décent et convenable de la charmante femme que sa rivale, madame Colleville, surnommait la Célimène de la rue Duphot, il y dînait tous les vendredis depuis un mois, et revenait de son propre mouvement prendre une tasse de thé le mercredi.

Depuis quelques jours, après de savantes et fines perquisitions, madame Rabourdin croyait avoir trouvé dans cette planche ministérielle la place d’y mettre une fois le pied. Elle ne doutait plus du succès. Sa joie intérieure ne peut être comprise que dans ces ménages d’employés où l’on a, trois ou quatre ans durant, calculé le bien-être résultant d’une nomination espérée, caressée, choyée. Combien de souffrances apaisées ! combien de vœux élancés vers les divinités ministérielles ! combien de visites intéressées ! Enfin, grâce à sa hardiesse, madame Rabourdin entendait tinter l’heure où elle allait avoir vingt mille francs par an au lieu de huit mille.

— Et je me serai bien conduite, se disait-elle. J’ai fait un peu de dépense ; mais nous ne sommes pas dans une époque où l’on va chercher les mérites qui se cachent, tandis qu’en se mettant en vue, en restant dans le monde, en cultivant ses relations, en s’en faisant de nouvelles, un homme arrive. Après tout, les ministres et leurs amis ne s’intéressent qu’aux gens qu’ils voient, et Rabourdin ne se doute pas du monde ! Si je n’avais pas entortillé ces trois députés, ils auraient peut-être voulu la place de La Billardière ; tandis que, reçus chez moi, la vergogne les prend, ils deviennent nos appuis au lieu d’être nos rivaux. J’ai fait un peu la coquette, mais je suis heureuse que les premières niaiseries avec lesquelles on amuse les hommes aient suffi...

Le jour où commença réellement une lutte inattendue à propos de cette place, après le dîner ministériel qui précèdait une de ces soirées que les ministres considèrent comme publiques, des Lupeaulx se trouvait à la cheminée auprès de la femme du ministre ; et, en prenant sa tasse de café, il lui arriva de comprendre encore une fois madame Rabourdin parmi les sept ou huit femmes véritablement supérieures de Paris ; à plusieurs reprises, il avait mis au jeu madame Rabourdin comme le caporal Trim y mettait son bonnet.

— Ne le dites pas trop, cher ami, vous lui feriez du tort, lui dit la femme du ministre en riant à demi.

Aucune femme n’aime à entendre faire devant elle l’éloge d’une autre femme, toutes se réservent en ce cas la parole, afin de vinaigrer la louange.

— Ce pauvre La Billardière est en train de mourir, reprit son Excellence, sa succession administrative revient à Rabourdin, qui est un de nos plus habiles employés, et envers qui nos prédécesseurs ne se sont pas bien conduits, quoique l’un d’eux ait dû sa Préfecture de police sous l’Empire à certain personnage payé pour s’intéresser à Rabourdin. Franchement, cher ami, vous êtes encore assez jeune pour être aimé pour vous-même...

— Si la place de La Billardière est acquise à Rabourdin, je puis être cru quand je vante la supériorité de sa femme, répliqua des Lupeaulx en sentant l’ironie du ministre ; mais si madame la comtesse veut en juger par elle-même...

— Je l’inviterai à mon premier bal, n’est-ce pas ? Votre femme supérieure arriverait quand j’aurais de ces dames qui viennent ici pour se moquer de nous, et qui entendraient annoncer madame Rabourdin.

— Mais n’annonce-t-on pas madame Firmiani chez le ministre des Affaires Étrangères ?

— Une femme née Cadignan !... dit vivement le nouveau comte en lançant un coup d’œil foudroyant à son Secrétaire général, car ni lui ni sa femme n’étaient nobles.

Beaucoup de personnes crurent qu’il s’agissait d’affaires importantes, les solliciteurs demeurèrent au fond du salon. Quand des Lupeaulx sortit, la comtesse nouvelle dit à son mari : — Je crois des Lupeaulx amoureux ?

— Ce serait donc la première fois de sa vie, répondit-il en haussant les épaules comme pour dire à sa femme que des Lupeaulx ne s’occupait point de bagatelles.

Le ministre vit entrer un député du Centre droit et laissa sa femme pour aller caresser une voix indécise.