Depuis huit jours, Élisabeth avait décidé Falleix à ôter de ses oreilles deux énormes anneaux plats, qui ressemblaient à des cerceaux.

— Vous allez trop loin, madame Baudoyer, dit-il en la voyant heureuse de ce sacrifice, vous prenez sur moi trop d’empire : vous me faites nettoyer mes dents, ce qui les ébranle ; vous me ferez bientôt brosser mes ongles et friser mes cheveux, ce qui ne va pas dans notre commerce : on n’y aime pas les muscadins.

Élisabeth Baudoyer, née Saillard, est une de ces figures qui se dérobent au pinceau par leur vulgarité même, et qui néanmoins doivent être esquissées, car elles offrent une expression de cette petite bourgeoisie parisienne, placée au-dessus des riches artisans et au-dessous de la haute classe, dont les qualités sont presque des vices, dont les défauts n’ont rien d’aimable, mais dont les mœurs, quoique plates, ne manquent pas d’originalité. Élisabeth avait en elle quelque chose de chétif qui faisait mal à voir. Sa taille, qui dépassait à peine quatre pieds, était si mince que sa ceinture comportait à peine une demi-aune. Ses traits fins, ramassés vers le nez, donnaient à sa figure une vague ressemblance avec le museau d’une belette. À trente ans passés, elle paraissait n’en avoir que seize ou dix-sept. Ses yeux d’un bleu de faïence, opprimés par de grosses paupières unies à l’arcade des sourcils, jetaient peu d’éclat. Tout en elle était mesquin : et ses cheveux d’un blond qui tirait sur le blanc, et son front plat éclairé par des plans où le jour semblait s’arrêter, et son teint plein de tons gris presque plombés. Le bas du visage plus triangulaire qu’ovale terminait irrégulièrement des contours assez généralement tourmentés. Enfin la voix offrait une assez jolie suite d’intonations aigres-douces. Élisabeth était bien la petite bourgeoise conseillant son mari le soir sur l’oreiller, n’ayant pas le moindre mérite dans ses vertus ; ambitieuse sans arrière-pensée, par le seul développement de l’égoïsme domestique ; à la campagne, elle aurait voulu arrondir ses propriétés ; dans l’administration, elle voulait avancer. Dire la vie de son père et de sa mère, dira toute la femme en peignant l’enfance de la jeune fille.

Monsieur Saillard avait épousé la fille d’un marchand de meubles, établi sous les piliers des Halles. L’exiguïté de leur fortune avait primitivement obligé monsieur et madame Saillard à de constantes privations. Après trente-trois ans de mariage et vingt-neuf ans de travail dans les Bureaux, la fortune des Saillard (leur société les nommait ainsi) consistait en soixante mille francs confiés à Falleix, l’hôtel de la Place-Royale acheté quarante mille francs en 1804, et trente-six mille francs de dot donnés à leur fille. Dans ce capital, la succession de la veuve Bidault, mère de madame Saillard, représentait une somme de cinquante mille francs environ. Les appointements de Saillard avaient toujours été de quatre mille cinq cents francs, car sa place était un vrai cul-de-sac administratif qui pendant long-temps ne tenta personne. Ces quatre-vingt-dix mille francs, amassés sou à sou, provenaient donc d’économies sordides et fort inintelligemment employées. En effet les Saillard ne connaissaient pas d’autre manière de placer leur argent que de le porter, par somme de dix mille francs, chez leur notaire, monsieur Sorbier, prédécesseur de Cardot, et de le prêter à cinq pour cent par première hypothèque avec subrogation dans les droits de la femme, quand l’emprunteur était marié ! Madame Saillard obtint en 1804 un bureau de papier timbré dont le détail détermina l’entrée d’une servante au logis. En ce moment l’hôtel, qui valait plus de cent mille francs, en rapportait huit mille. Falleix donnait sept pour cent de ses soixante mille francs, outre un partage égal des bénéfices. Ainsi les Saillard jouissaient d’au moins dix-sept mille livres de rente. Toute l’ambition du bonhomme était d’avoir la croix en prenant sa retraite.

La jeunesse d’Élisabeth fut un travail constant dans une famille dont les mœurs étaient si pénibles et les idées si simples. On y délibérait sur l’acquisition d’un chapeau pour Saillard, on comptait combien d’années avait duré un habit, les parapluies étaient accrochés par en haut au moyen d’une boucle en cuivre. Depuis 1804, il ne s’était pas fait une réparation à la maison. Les Saillard gardaient leur rez-de-chaussée dans l’état où le précédent propriétaire le leur avait livré : les trumeaux étaient dédorés, les peintures des dessus de portes se voyaient à peine sous la couche de poussière qu’y avait mise le Temps. Ils conservaient dans ces grandes et belles pièces à cheminées en marbre sculpté, à plafonds dignes de ceux de Versailles, les meubles trouvés chez la veuve Bidault. C’étaient des fauteuils en bois de noyer disjoints et couverts en tapisseries, des commodes en bois de rose, des guéridons à galerie en cuivre et à marbres blancs fendus, un superbe secrétaire de Boulle auquel la mode n’avait pas encore rendu sa valeur, enfin le tohu-bohu des bonnes occasions saisies par la marchande des piliers des Halles : tableaux achetés à cause de la beauté des cadres ; vaisselle d’ordre composite, c’est-à-dire un dessert en magnifiques assiettes du Japon, et le reste en porcelaine de toutes les paroisses ; argenterie dépareillée, vieux cristaux, beau linge damassé, lit en tombeau garni de perse et à plumes. Au milieu de toutes ces reliques, madame Saillard habitait une bergère d’acajou moderne, les pieds sur une chaufferette brûlée à chaque trou, prés d’une cheminée pleine de cendres et sans feu, sur laquelle se voyaient un cartel, des bronzes antiques, des candélabres à fleurs, mais sans bougies, car elle s’éclairait avec un martinet en cuivre d’où s’élevait une haute chandelle cannelée par différents coulages.

Madame Saillard avait un visage où, malgré ses rides, se peignaient l’entêtement et la sévérité, l’étroitesse de ses idées, une probité quadrangulaire, une religion sans pitié, une avarice naïve et la paix d’une conscience nette. Dans certains tableaux flamands, vous voyez des femmes de bourgmestres ainsi composées par la nature et bien reproduites par le pinceau ; mais elles ont de belles robes en velours ou d’étoffes précieuses, tandis que madame Saillard n’avait pas de robes, mais ce vêtement antique nommé, dans la Touraine et dans la Picardie, des cottes, ou plus généralement en France, des cotillons, espèce de jupes plissées derrière et sur les côtés, mises les unes sur les autres. Son corsage était serré dans un casaquin, autre mode d’un autre âge ! Elle conservait le bonnet à papillon et les souliers à talons hauts. Quoiqu’elle eût cinquante-sept ans et que ses travaux obstinés au sein du ménage lui permissent bien de se reposer, elle tricotait les bas de son mari, les siens et ceux d’un oncle, comme tricotent les femmes de la campagne, en marchant, en parlant, en se promenant dans le jardin, en allant voir ce qui se passait à sa cuisine.

D’abord infligée par la nécessité, l’avarice des Saillard était devenue une habitude.